Philippe Lacadée – La 25e journée de Bellefonds s’intitulait Pas sans les parents. Je me souviens de réunions de parents que nous avions organisées à La Demi-lune puis avec l’association La Main à l’oreille, nous les avions nommées Café Parents. J’ai assisté à cette journée, entendu vos interventions et j’ai eu envie de vous proposer cet entretien.
Marie Tabarin – Oui, pour nous cette thématique est importante et j’ai souligné un point particulier qui m’est cher. En tant que nous-mêmes enfant de quelqu’un, nous ne sommes pas tous parents mais nous sommes tous des enfants. En tant que vieux enfants, nous savons que l’histoire que nous nous sommes racontée sur notre enfance, nos parents, n’est pas une vérité, il suffit pour cela d’avoir une fratrie autour d’une table pour constater que le moindre souvenir peut être sujet à discussion. Néanmoins, c’est dans cette histoire-là, dans ce récit, que notre réalité psychique prend sa forme. Il ne s’agit pas tant de chercher avec les parents une vérité factuelle qui viendrait dire un savoir sur l’enfant dans une causalité linéaire que d’élaborer avec eux et grâce à eux de nouvelles modalités d’accueil des symptômes de leur enfant.
Audrey Cavernes – Oui, cette question est au cœur du quotidien d’une institution. Accueillir un enfant en institution implique d’y accueillir dans le même temps ses parents. Pour les professionnels du champ médico-social, cela résonne comme une évidence, c’est même une condition sine qua non pour un travail possible avec l’enfant. L’enfant est le fruit du discours de ses parents, et il est important de repérer de quel discours il s’agit, dans quelles mailles signifiantes le sujet est pris depuis sa naissance et à quoi vient s’articuler son symptôme. Les parents ne disparaissent pas au moment où l’enfant pose le pied le matin dans l’institution. Bien au contraire, la journée est émaillée de contacts en tout genre, du petit mot dans le carnet de liaison, aux coups de fil des ou aux parents pour évoquer un bobo, un rendez-vous, un point d’organisation, la planification d’une équipe de scolarisation… Ces échanges font l’objet d’une sérieuse réflexion entre les membres de l’équipe.
Philippe Lacadée – Vous avez parlé de l’approche au cas par cas et de la relation avec les parents qui se constitue à chaque fois de façon particulière. Je vous cite : « Nous les rencontrons selon un rythme variable, en fonction de la problématique familiale qui leur est propre ». Pourriez-vous nous préciser quelles sont vos orientations de savoir ? Vous savez l’Institut Psychanalytique de l’Enfant sensible à la question des parents et des enfants ? Le CIEN s’y inscrit et ajoute plus particulièrement la question de l’inter-disciplinaire, la question du comment travailler avec des partenaires d’autres disciplines.
Audrey Cavernes – Oui, « La famille du xxie siècle n’est plus la famille dite traditionnelle ou patriarcale, ni la famille conjugale du siècle dernier » écrit Daniel Roy dans son texte d’orientation vers la 7e journée de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant.[1] Il y a une sorte d’« inconsistance de la famille post-moderne quant au symbolique », avec une cellule familiale devenue multiforme. Il n’y a donc plus de modèle sur lequel s’appuyer. En réponse à l’angoisse ressentie face à cette béance qui se dévoile, être parent, ça s’apprend, voire ça devient un métier auquel il faudrait se former avec de nombreux courants de méthodes éducatives censés en livrer les clefs.
Philippe Lacadée – Être parent deviendrait un métier ? Alors là quelle idée surprenante !
Audrey Cavernes – Dans ce contexte sociétal, l’idéal éducatif vise à éradiquer les comportements déviants d’enfants qui mettent à mal les parents et les familles, Dans certaines thérapies, les parents sont même considérés comme co-thérapeutes. C'est-à-dire qu’on leur assure qu’il est possible de cumuler les rôles de parent, d’éducateur, de pédagogue et de thérapeute. Dans ces méthodes, on sait le chemin que l’enfant doit prendre, on sait les lieux et le temps qui doivent être ceux de son apprentissage. Une autre orientation de travail est celle de la « pratique à plusieurs » formalisée par Antonio Di Ciaccia.
Philippe Lacadée – Saviez-vous que La Demi-lune [2] a été le premier lieu où Antonio Di Ciaccia est venu parler de leurs pratiques à plusieurs ? Et justement ils sont venus à plusieurs ! Ce fut pour eux un moment très important, c’est juste après que Jacques-Alain Miller leur a proposé ce thème pratique à plusieurs qui a été ensuite galvaudé… [3] Alors précisez-nous s’il vous plaît comment vous, vous avez adopté, voire adapté cette pratique.
Audrey Cavernes – On y opère à partir d’un savoir, mais ce savoir est bien particulier, il s’agit d’un savoir ne pas savoir à la place du sujet, nécessaire pour que surgisse chez l’enfant lui-même un goût pour l’apprentissage, pour les autres, pour le monde. On ne conditionne pas, on n’impose pas, on s’offre juste comme partenaire possible pour l’enfant, un partenaire qui se règle au tempo de son élaboration. Et on remarque que plus l’enfant élabore, plus surgit chez lui le désir d’apprendre, de s’ouvrir aux autres, à sa façon propre, toujours singulière.
Philippe Lacadée – Bon d’accord mais alors les parents ?
Audrey Cavernes – Il s’agit d’inclure les parents dans notre travail en tant que « sujets informés, parfois à leur insu, des signifiants qui ont présidé à cette logique qui a produit un enfant » [4], comme le propose Antonio Di Ciaccia. Les inclure en leur offrant un lieu où leur permettre de dire et de déposer les difficultés qu’ils peuvent rencontrer avec leur enfant, et inventer un nouveau type de lien avec celui-ci.
Philippe Lacadée – En introduction de la journée vous avez parlé de Maniement du savoir et pas de savoir, alors d’où vient ce du savoir ? Est-ce le savoir nouveau qui surgit là dans votre lieu ?
Audrey Cavernes – Voilà c’est cela, et c’est le parti que nous avons pris à Bellefonds ! Nous sommes amenés à faire une place aux parents comme sujets, puis, dans un deuxième temps, à les associer comme partenaires de leur enfant. Cette opération exige avant tout que nous sachions, encore et toujours, ne pas savoir.
Philippe Lacadée – Ah ! la voilà la belle invention de Virginio Baio ! Savoir ne pas savoir, d’où la décomplétude d’un Autre qui saurait, et toujours parier sur un partenaire qui vous décomplète. Vous n’hésitez pas à parler d’opération, seriez-vous, comme le disait Freud, « des chirurgiens » dont la visée serait d’extraire de l’en trop ou aussi bien de faire des greffes là où un défaut, un trou, serait par vous repéré ?
Audrey Cavernes – Le fait même de la prise en charge signifie pour certains un échec dans leurs tâches éducatives et introduit d’emblée la supposition que nous, nous savons nous « occuper » de leur enfant. En demandant aux parents de venir nous parler de leur enfant, l’équipe situe donc un certain savoir du côté des parents, et peut même leur adresser que sans leur contribution elle est dans l’impasse. « Cette place, faite à l’énonciation des parents, creuse un sillon qui oriente et limite l’équipe, et assure un manque sans lequel elle ne peut opérer ». [5] Si le savoir attribué à l’équipe n’est pas entamé, il sera menaçant et les parents devront s’en défendre. C'est-à-dire que « lorsque l’institution accepte un enfant, elle doit toujours mesurer et déjouer l’impasse qu’elle crée du fait même de cette acceptation ». [6]
Philippe Lacadée – Ne craignons pas les mots ! Vous nous parlez non pas d’un savoir-faire déjà acquis par vous au titre de votre expérience et de votre formation, mais plutôt d’un savoir-y-faire qui ne peut se déduire et entrer en action, voire en acte, qu’à partir de la surprise surgie par l’énonciation. Le savoir-y-faire prend en compte l’impasse et ne veut pas la réduire par un concept préétabli mais tient compte du réel inclus dans cette impasse et de la réponse du sujet qui peut en jaillir… Seriez-vous d’accord ?
Audrey Cavernes – Oui permettre aux parents d’entr’apercevoir l’opacité des difficultés, du réel dans lequel leur enfant est pris, et non pas de faire passer, sous la forme d’un mode d’emploi, ce qui serait un savoir préformaté sur l’enfant. Dans cette optique, il s’agit d’être ainsi très attentifs à leur laisser inventer leurs propres manœuvres, à les encourager à mettre au point leur tactique selon le style, le temps et le lieu qu’ils choisissent. Bref, inclure les parents dans le jeu du travail à plusieurs. D’ailleurs, les confinements nous ont confrontés à un inédit qu’il a fallu traiter en inventant de nouveaux outils pour garder le contact avec les familles, et pour poursuivre le travail clinique engagé auprès de chacun d’entre eux.
Philippe Lacadée – Il a fallu inventer pour poursuivre le travail… Qu’avez-vous su inventer ?
Audrey Cavernes – Le confinement a occasionné un remue-ménage bienvenu dans nos habitudes, qui nous a permis de remettre en question notamment notre abord du travail avec les parents. La situation sanitaire a été l’occasion d’un coup de projecteur sur cette question et cela a ouvert à Bellefonds un questionnement sur la place de chaque professionnel auprès des parents, réflexion qui se poursuit et se construit à plusieurs. Au final, qu’est-ce qu’être un père ? Une mère ? C’est une création, une construction que chaque sujet est en mesure de produire. Mais si certains parents peuvent trouver au sein de l’institution un espace qui les mène vers ce chemin subjectif, il est important de garder en tête la vocation première de l’institution : dans le cas de Bellefonds l’accueil des enfants. Ce n’est pas un lieu de soins pour les parents.
Philippe Lacadée – Il me semble qu’une situation dont vous avez parlé illustre ça bien ? Je crois que vous êtes assistante sociale à Bellefonds ?
Pauline Galy – Oui, je suis partie d’un énoncé saisissant que j’ai entendu. « Hier j’ai regretté ce que j’ai fait. Il s’est mangé une bonne claque. Je l’aurais massacré. Il s’est bouffé des coups, il en a eu des pètes au cul. J’ai dit à mon copain je vais l’assassiner, je suis à bout, je vais le tuer ! » Depuis quelques semaines, c’était l’inédit du confinement, les enfants de l’institution étaient suivis à distance, les murs n’existaient plus, le travail d’équipe prenait des formes hybrides, l’accompagnement s’inventait au jour le jour. Léo allait mal et sa mère aussi. Ma collègue psychologue m’a alertée sur ce qu’elle venait d’entendre. La violence de l’énoncé traduisait l’urgence de l’appel à l’aide.
Philippe Lacadée – L’institution sert-elle de réceptacle aux souffrances familiales ? Dès lors, comment travailler avec les parents quand les nœuds de leur histoire s’infiltrent dans la structure institutionnelle ? Il y a certaines modalités de rencontre entre institution familiale et institution médico-sociale. Pouvez-vous nous préciser alors votre modalité d’action à vous ? Une approche au cas par cas là aussi je suppose ?
Pauline Galy – Oui, par exemple dans ce cas, nous avons rencontré plusieurs fois la maman de Léo, à deux pour éviter les clivages dans lesquels cet accompagnement semblait nous conduire inexorablement. Mais j’ai reçu un appel du médecin de la PMI. Elle m’a dit qu’elle avait pris attache auprès d’une structure d’aide à domicile susceptible d’intervenir pour Léo. Elle m’a indiqué courtoisement qu’il serait judicieux d’aider la mère à faire en sorte que cette structure intervienne dès que possible pour lui permettre d’entamer sa formation. Elle avait l’idée que l’insertion professionnelle pourrait régler une bonne partie des difficultés qu’elle rencontrait avec son fils et qu’il serait opportun d’expliquer à cette mère comment on s’y prenait avec son fils à Bellefonds pour qu’elle puisse le reproduire à la maison. Mais loin d’elle l’idée de nous dire ce que nous avons à faire…
Philippe Lacadée – Voilà, le mot est dit, comme on dirait la messe est dite ! Ils vous ont invitée à dire votre savoir-y-faire sur le mode de comment on s’y prend ? Alors qu’avez-vous fait ? Quels liens avez-vous pu inventer rendant possible le lieu d’adresse ?
Pauline Galy – Dans la rencontre avec le psychiatre en consultation de pré-admission, sa mère se disait « à bout de nerfs ». Elle dévoilait à ciel ouvert un abus sexuel, dont elle fut l’objet dans l’enfance. Elle a raconté aussi que lorsque Léo avait deux mois et demi, alors qu’elle le portait, elle avait chuté gravement dans un escalier, il avait alors été hospitalisé plusieurs semaines avec des soins lourds. Un signalement de l’hôpital a entraîné la mise en place d’un accompagnement social important. Elle a fait la connaissance du médecin de la PMI, qui deviendra une référence essentielle dans son quotidien de jeune maman. Les premiers temps d’admission ne se feront pas sans difficulté, les séparations se sont révélées problématiques. Sa mère a longtemps pointé les manquements de l’institution et du taxi qui prenait en charge les allers-retours entre le domicile et l’institution, par des mails qui traduisaient son désordre psychique et son agressivité à l’endroit de l’institution.
Philippe Lacadée – Alors l’équipe a su accueillir ça ? Comment y avez-vous répondu ? Il me semble que vous avez dit en évoquant cette situation qu’« il s’agit de faire à plusieurs en faisant circuler le transfert ». Qu’en est-il de ce mot de transfert pour vous ?
Pauline Galy – Le père n’est jamais venu à Bellefonds. Il y a une ordonnance du Juge des affaires familiales mais les parents s’arrangent entre eux pour fixer le calendrier de garde, ce qui n’est pas sans difficulté compte tenu du grave conflit qui les oppose. L’assistante sociale du quartier en charge de l’accompagnement de la famille me donne quelques éléments de l’histoire familiale, me parle du désarroi profond de la mère. Elle s’interroge sur ce à quoi est exposé ce petit garçon. Puis conclut par « Vous pourriez vous occuper de ce qui concerne le handicap, on ne sera pas trop de deux dans cette situation ! » Une travailleuse familiale vient de temps en temps à la maison. Des accueils de week-end en famille d’accueil doivent se mettre en place de façon plus régulière pour soulager la mère et observer les effets de la séparation sur Léo.
Philippe Lacadée – Voilà ce qui pourra intéresser nos lecteurs, ce nouage possible avec les services sociaux, la place de l’ordonnance ? Seriez-vous d’accord avec ce que j’avais proposé pour le CIEN et nos partenaires d’autres disciplines qu’il ne s’agit pas de s’opposer mais de s’apposer aux services sociaux pour faire juste entendre une votre voix/voie ?
Pauline Galy – La psychologue du jardin d’enfant a proposé son aide par téléphone. Quand la situation a flambé, toutes les mesures en place se sont arrêtées avec le confinement et la mère était seule avec Léo dans un moment crépusculaire. Le compte rendu de situation envoyé par la maîtresse la mettait dans tous ses états. Léo hurlait dans l’appartement. Il s’automutilait. La mère à bout appelait au secours. On a craint un passage à l’acte grave sur son fils. Partout la mort résonnait depuis le début de l’accompagnement… J’ai proposé à l’équipe un arbitrage concernant la protection de Léo, d’énumérer nos éléments d’inquiétude recueillis depuis ces deux années au service en charge de la protection de l’enfance pour faire entendre l’urgence à agir. J’ai rédigé un signalement prêt à partir au procureur en cas d’échec « des négociations ». À l’issue d’une visio laborieuse, la nécessité d’un éloignement a été actée, la procédure de placement s’est enclenchée. Les violons institutionnels se sont enfin accordés.
Philippe Lacadée – Quelle belle métaphore en vous inventant dans ce rôle d’un chef d’orchestre.
Pauline Galy – En début d’année scolaire, la mère a voulu rescolariser son fils dans le milieu ordinaire. L’équipe s’est affolée. Une réunion s’est organisée devant permettre de faire entendre à Madame les impasses d’un tel projet. Mais de ce qu’il en est pour son fils, elle n’en veut manifestement rien savoir. Il en sera donc ainsi et Léo, lui aussi, aura sa part d’inclusion dans le milieu ordinaire.
Philippe Lacadée – Mais alors qu’ont fait vos partenaires devant les fausses notes de la partition de la mère de Léo, refusant à son enfant de jouer sa propre partition ?
Pauline Galy – Du côté des partenaires, les choses ont bougé. Le médecin si cher au cœur de la mère s’en est allé vers d’autres horizons professionnels. Chacune des équipes a avancé sur un rythme accordé par de rares échanges d’informations réduits à l’essentiel. Face à l’impossibilité de travailler avec le père de Léo sur le projet de placement en famille d’accueil, l’inspectrice a décidé de saisir le juge des enfants pour obtenir le placement. J’ai rédigé un écrit pour l’inspectrice afin de réaffirmer la position de l’institution et faire état de ce qu’il en est pour l’enfant.
Philippe Lacadée – Voilà ce qui nous éclaire un peu sur les placements. Et le travail qui s’en suit…
Pauline Galy – Des accueils séquentiels en famille d’accueil avaient été mis en place en attendant d’autres solutions plus solides. La mère avait demandé à l’association qui accueille son fils de gérer pour elle la circulation du traitement médicamenteux. On a réfléchi. Refuser aurait alimenté son sentiment de persécution et l’aurait conforté dans l’idée qu’on ne voulait pas l’aider. Accepter permettait peut-être un désengagement salutaire de sa part. S’il y a un raté dans la prise du traitement, cela localisera le ratage de notre côté. S’il faut un responsable, mieux vaut que ce soit une institution capable d’amortir le choc d’un transfert féroce. Pour garantir ces temps d’accueil, dont tout le monde s’accorde à noter les bienfaits, on a donc accédé à sa demande au prix d’une machinerie chronophage et risquée.
Philippe Lacadée – Le placement semble avoir aidé Léo à trouver une place particulière l’ouvrant à une dimension de parole plus singulière. Pouvez-vous nous dire si cela a eu des effets sur l’angoisse de la mère ?
Pauline Galy – C’est après que la mère m’a ouvert la porte. J’ai pu entendre l’angoisse de cette maman. Se séparer c’était mourir. Mais le séjour s’est bien passé. Elle a voulu appeler pour prendre des nouvelles et finalement non. Après ce séjour Léo a passé son temps à parler de la gardienne. « Claudine elle fait comme si, Claudine elle ne fait pas comme ça, Claudine elle met le pommeau de douche en hauteur… ». « Il parle mieux. » m’a-t-elle dit. Il raconte davantage. Quelques semaines plus tard, quand je l’ai croisée à Bellefonds, sur le chemin du parking, nous avons échangé quelques mots sur ses projets de formation, l’organisation du quotidien, la scolarisation prochaine, son mariage. « J’étais en rendez-vous avec la psychologue, mon compagnon m’attend sur le parking. J’étais en retard parce qu’on a eu un problème de voiture. Je suis contente d’entendre que Martin va mieux » m’a-t-elle dit.
Philippe Lacadée – Vous sembliez dire que vous aussi vous aviez dû inventer pour mettre en place le lieu de sa famille d’accueil, seriez-vous d’accord pour dire que le déplacement en voiture pour aller au lieu de placement permet de déplacer la chose ? Je précise que vous êtes éducatrice à Bellefonds.
Andréa Terral Laffon – En avril 2020, je réalise une mission que je n’ai pas l’habitude d’exercer. Ordinairement, je rencontre Léo à l’ITEP au sein du jardin d’enfants, dans sa pièce éducative, mais ce jour-là je les accompagne lui et sa maman chez une famille d’accueil afin qu’il y soit mis à l’abri pendant une dizaine de jours, moment nécessaire pour cette maman isolée et débordée avec son fils, en plein confinement. Je me rends à leur domicile, la maman semble surprise et un peu méfiante à mon égard car elle ne me « reconnaît pas ». Lors du trajet aller, elle explique à Léo pourquoi il va en famille d’accueil. Selon elle, il va pouvoir se dépenser et jouer avec un autre petit garçon. La séparation se passe avec émotion discrète mais réelle. Si je n’avais eu aucun échange lors du trajet aller, Madame se montre beaucoup plus bavarde sur le temps du retour. « C’est un peu dur, là ça va, mais dans deux ou trois jours ça sera dur. Il n’est pas puni Léo, c’est pas pour ça qu’il va en famille d’accueil […] Et puis quelle vie dans ce quartier si dangereux ! […] En ce moment avec le confinement s’il n’y avait pas les appels de Bellefonds, je me sentirais totalement abandonnée […] Et puis, Léo, il entend tous les gros mots des jeunes et il comprend la violence. Moi aussi je dis des gros mots mais c’est pas les mêmes », etc.
Philippe Lacadée – Vous évoquiez le lien à l’Autre de Léo ?
Andréa Terral Laffon – Oui, depuis le début de sa prise en charge, on sent combien le lien à l’Autre est complexe. Il est envahi dans son discours par le lien maternel, il est extrêmement difficile de l’en extraire. Dès son arrivée à l’institution, Léo manifeste des états douloureux et de grandes difficultés. Les premiers mois, seuls le portage, le nourrissage ou le repos dans le noir semblent apaiser ce petit enfant tourmenté. Il peut être totalement habité par un discours hors sens et hors contexte : « tu vas voir ton papa il va te mettre des claques, je vais en parler à ta mère, si tu fais rrrrrrraaaaa tu casses ça », c’est en boucle. Ou bien, « Après tagueule, magueule, chochochocolat de merde, petite merde de peste ». Il passe beaucoup de temps à chantonner des musiques ou paroles de dessins animés hors contexte et sans point d’arrêt. La vulgarité surgit aussi, parfois pour se défendre mais la plupart du temps les insultes fusent sans raison apparente.
Philippe Lacadée – Docilité et confiance mais comment avez-vous alors traité le surgissement des insultes ? Vous avez dit que la rencontre avec cet enfant s’est faite petit à petit, qu’il faut y aller délicatement avec ce petit garçon méfiant.
Andréa Terral Laffon – Une fois la confiance établie, Léo se colle à l’adulte. Il en passe par des « Je t’aime, t’es ma maman », tout en tapant, embrassant ou écrasant les pieds. Il pince, tire les cheveux et fait un câlin. En boucle, il répète : « T’es ma maman ? » « Je peux venir chez toi ? », « T’es ma copine ? » Comme un tout petit, j’ai la sensation que lorsque je ne suis plus dans son champ de vision, je disparais… Il il faut le rassurer et il questionne sans cesse la place maternelle. La délicatesse et la douceur sont de mises face à ce garçon qui peut crier injures et faire mal à tout instant.
Philippe Lacadée – Si aucune limite n’est possible comment alors tirer un bord ?
Andréa Terral Laffon – Une voix trop forte, un non, une fâcherie sont insupportables pour lui. Il se met alors dans une grande colère et il faut l’extraire pour éviter un trop de violence. Un geste ou une parole douce peuvent lui permettre de s’apaiser dans un second temps. Au bout de deux ans, alors qu’un changement d’éducatrice référente a lieu, cela ne semble pas évident pour lui. Il doit réaliser de nombreux allers-retours entre les deux adultes. Mais, malgré tout, ayant vérifié cette possibilité de circulation, il s’installe auprès de sa nouvelle éducatrice, Virginie et une relation de confiance s’enclenche assez rapidement.
Philippe Lacadée – Quel est son lien aux autres enfants ?
Andréa Terral Laffon – Complexe, il s’en méfie tout autant qu’il les cherche… Il crie, embête et insiste quand il voit que l’autre est dérangé. Il se montre soit littéralement collé en devenant par exemple l’ombre d’Éric, soit en conflit ouvert. Si l’enfant auquel il se colle est calme est apaisé, il peut être calme et apaisé lui aussi, en miroir. Mais la plupart du temps, c’est plutôt l’agressivité qui est au premier plan. Léo enfin au bout de trois ans à Bellefonds se montre plus calme et s’engage dans nos propositions. Cela correspond à un moment d’apaisement de sa mère ayant réussi à obtenir une inscription en scolarité ordinaire pour lui. Mais elle est surtout très occupée par ses projets de mariage. Sa persécution vis-à-vis de l’institution se tempère. Mais surtout Léo déclare vouloir « être un grand » tout en se mettant au travail avec application.
Philippe Lacadée – Vous sembliez dire qu’il a fallu en passer par une mise en place dans l’institution d’une sorte de trajet autour de la pulsion orale, pour le séparer d’un excès de jouissance de l’objet oral ? Comme si votre action prenant point d’appui sur la séparation d’avec sa mère par l’offre d’une prise en charge avait opéré une séparation de l’en trop maternel des deux côtés d’ailleurs ?
Andréa Terral Laffon – L’oralité est un point d’appui essentiel dans sa prise en charge, articulé manifestement à la relation à la mère, qu’il associe d’ailleurs souvent à la nourriture. Quand il s’énerve, il semblerait que son corps lui crie famine. Il faut alors qu’il mange, qu’il boive, il a besoin de se remplir. Le temps tisane-goûter instauré tous les matins est un moment très important pour lui. Il réalise par ailleurs un traitement autour du collage découpage d’aliments dans les magazines, qui l’apaise beaucoup.
Philippe Lacadée -Voilà c’est bien c’est bien ce collage découpage déplacé sur les magazines qui a opéré. Seriez-vous d’accord pour dire que du fait de votre présence comme Autre vous lui avez permis de traduire en mots cet excès de jouissance, ce que je nomme le circuit pulsionnel comme demande à l’Autre. Cela éclaire le titre de votre journée Pas sans les parents, ici c’est Pas sans la mère, pas sans l’invention d’un lien avec elle que la relation s’est déplacée sur une relation à l’objet oral. C’est bien là où vous avez réussi à déplacer la chose permettant à Léo de jouer sa propre partition qui n’est plus celle de sa mère
Andréa Terral Lafon - Oui car il a pu dire « Tu peux couper ça ? c’est du fromage, t’aimes bien ça le camembert à ta maison ? Si tu peux acheter du camembert, tu vas demander à ta mère, moi je mange toujours des babybels. T’es une princesse toi, je t’aime moi ». Un atelier cuisine lui est également proposé mais cet atelier collectif est alors trop compliqué pour lui. C’est pourquoi nous l’invitons à un atelier nommé « Mots gourmands ».
Philippe Lacadée – C’est génial car cela renvoie à la gourmandise du surmoi, qui n’est plus le surmoi parental mais le surmoi qui le pousse à jouir de l’objet. [7]
Andréa Terral Lafon – L’idée principale de cet atelier est de « nourrir » l’enfant d’histoires tout en lui donnant l’occasion de déguster des petites choses énoncées concrètement. L’enfant est censé manger le mot qu’il entend. Cet atelier se veut nourrissant à différents niveaux. Il nous éclaire sur la compréhension de l’enfant quant à l’histoire lue, sur la capacité de restitution de l’enfant avec ses mots mais également sur son rapport à la nourriture, l’acceptation ou non du nourrissage. Léo s’y rend ainsi avec envie et enthousiasme et devient même l’élément moteur de cet atelier.
Philippe Lacadée – Voilà il joue sa propre partition. Revenons, Audrey, à votre introduction. Vous avez parlé de points de vue, quelle expression équivoque et qui cerne bien comment parfois un point de vue, une impasse de vision permet tout au contraire, suivant comment l’on se situe, une nouvelle vision étendue sur un champ nouveau, ici le Champ freudien peut nous enchanter...
Audrey Cavernes – En effetil est important que l’Autre de l’enfant, représenté aussi bien par les parents que par l’équipe, occupe des positions qui ne soient pas contradictoires. Celles-ci prêtent au conflit imaginaire et génèrent la tension. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’être du côté d’une convergence absolue de points de vue à propos de l’enfant ; les perspectives sont bien souvent décalées, du fait des fonctions de chacun, et la façon dont l’enfant est pensé, parlé, s’enrichit d’ailleurs de cet écart. Cependant, une certaine accordance est nécessaire, du côté de la visée. En cas de désaccord majeur entre l’institution et les parents, il est préférable que l’institution se retire de l’équation car c’est aux parents que revient le dernier mot quant aux décisions à prendre concernant l’enfant. Le travail engagé avec l’enfant au sein de l’institution n’est qu’une proposition faite aux familles, parmi d’autres qui existent. La MDPH ouvre à ces enfants des droits au vu des troubles qu’ils présentent et les parents sont libres, à tout moment, de s’adresser ailleurs s’ils le souhaitent.
Philippe Lacadée – Vous savez faire preuve d’une certaine docilité donc. Mais justement, comment vous débrouillez-vous avec les injonctions parentales et celles de l’ARS ?
Audrey Cavernes – Ces cas-là sont rares, mais comme partout ailleurs, cela arrive. Je me souviens de cette maman qui avait exigé de l’institution qu’elle change de méthode, et qu’elle attache son fils sur une chaise toute la matinée pour l’obliger à apprendre à lire. Nous n’avons pas accédé à cette injonction, tout en expliquant nos raisons et cette maman a alors retiré l’enfant de l’institution pour lui faire réintroduire le milieu ordinaire. Les derniers échos que nous avons eu de cet enfant étaient préoccupants, du côté d’une souffrance et d’un isolement que le manque de soins accentuait.
Philippe Lacadée – Vous avez aussi fait une proposition intéressante en nous parlant de faire famille sur mesure…
Audrey Cavernes – En effet, nous pourrions dire que l’institution a pour fonction d’inviter le sujet-parent à trouver par le bien-dire une autre voie que celle de l’identification collective. Ainsi s’ouvre la possibilité de la création d’un lien nouveau à son enfant, d’un faire-famille à sa mesure. Ces parents sont souvent dans une attente forte vis-à-vis de l’institution. Il s’agit de viser « une clinique ou parents, enfants et intervenants puissent travailler dans une position d’exclusion interne, une position qui les décomplète les uns et les autres » comme le propose Antonio Di Ciaccia.
Philippe Lacadée – En attente forte vis-à-vis de l’institution, dites-vous, donc que la crise sanitaire et ses mesures de confinement ont mis à l’épreuve ?
Audrey Cavernes – L’actualité sanitaire liée à la Covid 19 a donné lieu en mars 2020 au confinement de la population pendant une période de deux mois. Effet de sidération d’abord… L’obligation de fermer les murs de l’institution… L’incertitude… L’attente des consignes de l’ARS… Puis la hâte de munir l’institution des outils de communication virtuels pour se donner les moyens de continuer à penser, ensemble, à un travail possible dans ces circonstances inouïes… L’arrivée de Zoom dans nos vies… Et l’élan du désir qui se noue autour de l’invention afin de poursuivre notre pratique auprès des enfants et de leurs familles dans ces circonstances inédites, où chacun était tenu de rester chez soi.
Julien Borde – Cela s’est traduit par l’invention d’un atelier éducatif à distance à partir du jeu vidéo Fortnite. Les éducateurs se sont saisis de la dimension de « tiers-lieu » de ce jeu déjà présent dans la chambre des enfants pour leur proposer un rendez-vous quotidien autour d’une pratique ludique. Chaque matin, dans le jeu, les promenades virtuelles étaient le théâtre de petites conversations, transformant le jeu vidéo en un lieu de bavardages dans lequel les éducateurs pouvaient relever les petits bouts de langue des enfants, échappés, mine de rien, mais trésors de signifiants. Certains enfants ont pu témoigner de la joie qu’ils ont ressentie en entendant les voix de leurs camarades, retrouvant ainsi un signe de présence là où il n’y avait plus que de l’absence. Pour les éducateurs, il a fallu prendre le risque d’arpenter des chemins nouveaux, pas sans un désir décidé, comme celui d’en savoir un peu plus sur les jeux vidéo.
Philippe Lacadée – Et du côté scolaire ?
Audrey Cavernes – Un enseignement à distance personnalisé s’est également mis en place. Il a fallu mesurer et modifier le dosage. Certains enfants pour lesquels le confinement avait les conséquences les plus lourdes ont pu être accueillis sur site au compte-goutte, quand les relations étaient explosives au domicile, un risque d’isolement... De façon générale, un suivi téléphonique s’est mis en place avec la plupart des familles, plus ou moins soutenu en fonction des demandes et des besoins. Chacun s’en est saisi différemment, et il me semble que c’est au sein de cette différence du côté de l’usage de l’institution qu’ont pu s’apercevoir les fonctionnements singuliers de chaque parent, ce qui nous a permis d’affiner la position institutionnelle à adopter pour la suite du travail auprès d’eux.
Philippe Lacadée – Merci à chacun pour ce temps inter-disciplinaire.
[1] Roy D., Texte d’Orientation vers la 7e Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, « Parents exaspérés- Enfants terribles », 13 mars 1921.
[2] La Demi-lune, hôpital de jour pour adolescents à Villenave d’Ornon où Philippe Lacadée a travaillé pendant trente-cinq ans.
[3] Ouvrage collectif sous la direction de Bruno de Halleux, Quelque chose à dire » à l’enfant autiste, Pratique à plusieurs à l’Antenne 110, Éditions Michèle, 2010.
[4] Di Ciaccia A., « Une pratique à l’envers », dans Préliminaire n°13, Le travail avec les parents, 2001, p.19.
[5] Antenne 110, « Pas sans les parents », dans Préliminaire n°13, Le travail avec les parents, 2001, p. 28.
[6] Ibid., p. 29.
[7] Lacadée Ph., Le malentendu de l’enfant. Que nous disent les enfants et les adolescents d’aujourd’hui ?, Nouvelle édition revue et augmentée, 2010, Éditions Michèle, pp. 119-137.
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