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Interview Cécile Faure-Conter

Dominique Grimbert – Bonjour Cécile Faure-Conter, il y a près de deux mille enfants et adolescents atteints d’un cancer chaque année. Vous êtes oncologue pédiatre au sein de l’Institut d’hématologie et d’oncologie pédiatrique (IHOPe) à Lyon depuis 2004.

 

Cécile Faure-Conter – Oui, ma spécialité, c’est la pédiatrie et, secondairement, j’ai fait de l’oncologie, ce qui est assez différent par exemple d’un cancérologue adulte, qui a une spécialité de cancérologie médicale.

 

Philippe Lacadée – Et en quoi justement, est-ce différent un cancérologue pédiatre, d’un cancérologue d’adulte ?

 

CFC – On ne rencontre pas du tout les mêmes cancers. Pour ce qu’on appelle les AJA (Adolescents Jeunes Adultes), âgés de 15 à 25 ans, il y a bien sûr des pathologies communes, mais sinon les cancers de l’enfant n’ont rien à voir avec les cancers de l’adulte. On ne croise pas de cancer du sein, de la prostate, du colon, du poumon, par exemple. On traite des tumeurs embryonnaires dites « de blastème », par exemple des neuroblastomes, néphroblastomes, etc., D’un point de vue histologique, ce ne sont pas les mêmes cancers. Et la particularité, même si c’est une généralité qui ne s’applique pas à tous les cancers de l’enfant, c’est qu’ils sont relativement chimio-sensibles, donc les taux de survie sont habituellement meilleurs que ceux de l’adulte. Par exemple, le néphroblastome, le cancer du rein de l’enfant, est très chimio-sensible, alors que l’adénocarcinome rénale de l’adulte, si on ne peut pas opérer parce qu’il y a des métastases, qu’on est arrivé un peu tard, c’est beaucoup plus difficile comme situation, la chimio ne va pas bien fonctionner. Donc, finalement, on se rencontre très peu dans le quotidien sur des dossiers cliniques, sauf pour les Adolescents Jeunes Adultes. Là, il y a un plan d’organisation pour discuter des dossiers des AJA, afin qu’il puisse y avoir des pédiatres et des oncologues d’adultes dans la même salle pour prendre les décisions thérapeutiques. 

 

PL – Quand il y a un cancer, il y a une sorte de mini colloque, avec différents participants qui se réunissent ? Comment ça s’appelle d’ailleurs ? 

 

CFC – Oui, ça s’appelle des RCP, des Réunions de concertation pluridisciplinaire. Il y a un quorum minimum qui comporte généralement un oncologue, un radiothérapeute, un chirurgien et il y a parfois des radiologues, des anatomopathologistes, des biologistes, en fonction du type de réunion. Tout dossier de patient, adulte ou enfant, avec un diagnostic de cancer, doit être discuté en RCP, notamment lors de la prise en charge initiale, d’une récidive ou d’une prise en charge palliative. Les dossiers de cancérologie doivent être discutés et c’est ce qui d’ailleurs permet, je trouve, d’alléger un peu le poids des prises de décisions puisqu’elles sont collégiales. 

 

DG – Qu’est-ce que vous entendez par tumeur germinale ? J’ai vu que vous aviez écrit sur ce sujet ?

 

CFC – Oui, ça c’est un peu ma « spécialité » de tumeur. Les tumeurs germinales sont des tumeurs qui se développent à partir des cellules germinales. Les cellules germinales, ce sont les cellules qui transmettent notre patrimoine génétique. Donc ce sont les spermatozoïdes pour les hommes et les ovocytes pour les femmes. Mais avant qu’elles ne deviennent des spermatozoïdes ou des ovocytes, elles sont des cellules germinales primordiales et, à partir de ces cellules germinales primordiales, il y a des bugs qui se font et ça aboutit à des tumeurs germinales. Ce sont des tumeurs qui sont rares chez l’enfant. C’est 3 % des cancers de l’enfant qui, eux-mêmes déjà, sont 1 % des cancers de l’adulte. Donc, à la fin, ça fait vraiment des dossiers très rares, à peu près quarante patients par an, en France. C’est le cancer du testicule par exemple. Le cancer du testicule, c’est une tumeur germinale et c’est le cancer le plus fréquent de l’homme jeune. Pour nous, les pédiatres, ce sont des maladies rares, mais pour un oncologue adulte, le cancer du testicule, ça reste un cancer relativement fréquent, en tout cas dans la population des adultes jeunes.

 

DG – Pour les enfants, j’ai lu qu’il y avait beaucoup de leucémies. Ce sont les cancers les plus fréquents ? 

 

CFC – Les tumeurs les plus fréquentes de l’enfant, sont les leucémies, les lymphomes et les tumeurs cérébrales. Dans l’organisation, ça dépend de chaque structure mais, par exemple, à l’IHOPe, on fait de l’hématologie et de l’oncologie. L’hématologie, c’est la prise en charge des leucémies mais aussi des maladies du sang, la drépanocytose, et d’autres maladies des globules sanguins.

 

PL – Dans la mesure où la question des parents est au cœur de ce numéro, pourrais-tu nous dire comment ça se situe pour toi, ton travail avec les parents ? Quelles sont les premières rencontres ? Et d’abord, quels sont les enfants ? Quel âge ont-ils quand ils viennent pour la première fois ?

 

CFC – Des cancers, il peut y en avoir à la naissance. Il peut y avoir un bébé nouveau-né, par exemple, qui a un cancer. Cela m’est arrivé de faire de la chimiothérapie au deuxième jour de vie, quand la situation médicale l’impose. Et on prend en charge jusqu’à 21 ans dans la structure où je travaille. D’une structure à l’autre, l’âge maximum varie. À l’IHOPe, il y a un dispositif qui s’appelle le DAJAC, qui permet aux patients Adolescents Jeunes Adultes de choisir s’ils ont envie d’être traités côté pédiatrie ou côté adulte (c’est-à-dire au centre Léon Bérard). L’ambiance n’est pas du tout la même dans les services de pédiatrie comme le rapport au patient. Les oncologues vouvoient leurs patients, nous, on ne vouvoie jamais les patients, on les tutoie toujours, même quand ils ont plus de dix-huit ans. La grande différence aussi est qu’en pédiatrie l’’interlocuteur principal, c’est le parent. Même chez le jeune adulte, ça ne m’est jamais arrivé de voir un patient sans ses parents parce que les parents sont là, ou alors ce sont des mineurs isolés et donc des situations particulières. Très souvent, il nous arrive de voir les parents sans l’enfant dans un premier temps, pour pouvoir expliquer un peu des choses avec des mots qui sont parfois compliqués pour les enfants et pour pouvoir éventuellement répondre aux questions du pronostic qui sont parfois compliquées à aborder si l’enfant est là. Mais, il n’y a pas de règle absolue, on doit s’adapter. On voit toujours l’enfant de toute façon, mais moi j’essaie de le voir dans un deuxième temps, quand j’ai déjà expliqué aux parents. Et c’est d’ailleurs une préoccupation des parents de savoir comment on va annoncer le cancer à leur enfant.

 

DG – Bien sûr. Donc ce sont des partenaires privilégiés pour vous ?

 

CFC – Oui, le soin en fait, ne serait-ce que l’accord de traitement, est donné par les parents.

 

PL – Justement, quand il y a un diagnostic ou quelque chose de difficile, ils préfèrent que ça soit toi qui l’annonce, ou ce sont eux qui décident d’en parler en premier ?

 

CFC – Alors, il n’y a pas de règle, ça dépend des familles. Une difficulté régulière qui apparaît, ce sont les parents qui ne veulent pas qu’on dise à leur enfant qu’il a un cancer. Ça, c’est très classique. Je l’ai beaucoup croisé dans des familles musulmanes, je ne sais pas si ça a un rapport ou pas avec la religion. Mais, de fait, c’était souvent dans ces situations-là que j’ai entendu que si on dit à l’enfant qu’il a un cancer, il va se laisser abattre et la maladie va l’emporter parce qu’il va être trop déprimé par ce mot cancer. Alors, parfois, on ne peut pas lutter, ils ne me laissent pas approcher l’enfant de ce fait, ou alors avec le contrat moral que je ne dirai pas qu’il a un cancer.

 

PL – Ils ne veulent pas que tu l’approches ?

 

CFC – Ils ne le disent pas comme ça, mais il y a, par exemple, un papa qui a vécu une greffe de moelle pour une leucémie, qui m’a dit d’emblée : « je ne veux pas que vous disiez ça à mon enfant » et qui est venu sans l’enfant à la consultation, et puis celle d’après, il est toujours venu sans l’enfant : il n’était pas bien, il vomissait, etc. Mais je savais bien qu’il m’empêchait un peu d’approcher l’enfant. Ça a posé plein de difficultés. Quand je n’ai pas le choix, je respecte leur choix, mais je leur explique que je ne suis pas d’accord avec ça, parce que les enfants, ils s’en rendent toujours compte, d’une manière ou d’une autre, et, souvent, dans le pire des moments, parce que c’est quelqu’un qui va leur dire ça, je ne sais pas où. Ils peuvent continuer à aller à l’école, certains des enfants, donc ça peut être à l’école avec : « Toi, t’as un cancer » De toute façon, ça va ressortir au plus mauvais moment, je pense. Et puis, même pour l’adhésion thérapeutique, c’est compliqué. Donc cet enfant, par exemple, qui ne savait pas qu’il avait de la chimiothérapie, mais qui perdait ses cheveux, et qui ne savait pas qu’il avait un cancer mais qui ne comprenait pas pourquoi il devait rester un mois en chambre stérile, et bien, c’était difficile car il était très opposant aux soins. On a fini par lui expliquer la situation. Mais ça, c’est une des difficultés que je peux avoir, elle n’est pas très fréquente, mais je dirais qu’une fois par an, il y a une famille qui bloque vraiment sur ce mot de cancer.

 

DG – L’autorité des parents prime sur l’autorité du corps médical ?

 

CFC – Ce n’est pas une question d’autorité, c’est une question de confiance. On a besoin de leur confiance et donc, à un moment donné, il y a un contrat de confiance qui doit s’installer et si, pour eux, c’est un enjeu majeur, c’est compliqué de dire : « Écoutez, moi, je ne suis pas d’accord, et je le fais quand même. » L’idée, c’est d’y arriver, mais en prenant le temps, ou qu’ils réalisent eux-mêmes ou avec un travail du psychologue aussi. Sinon, en termes d’autorité, ou en tout cas de responsabilité, il nous est régulièrement demandé de faire signer des consentements aux parents pour des essais thérapeutiques par exemple. Il peut y avoir des choix de traitement qui sont tirés au sort dans des essais qui sont randomisés. Donc on a besoin de l’accord des parents, de leur accord signé. Et on essaie d’avoir l’assentiment de l’enfant. La difficulté, c’est quand un ado, par exemple, refuse un traitement et que les parents veulent le traitement. On peut avoir ce genre de difficulté aussi. Un enfant de 5 ans, il peut s’opposer au traitement mais on ne va pas forcément considérer sa réponse. Un ado, et c’est déjà arrivé que des ados refusent un traitement, en récidive notamment, ça c’est complexe. Et on a eu un ado avec un cancer du testicule qui a récidivé très précocement et qui avait un pronostic sombre, qui a refusé le traitement de rattrapage. Il avait 17 ans, et les parents l’ont suivi. Il n’a pas eu de traitement, et il est mort de son cancer du testicule. Ce sont des situations qui sont compliquées.

 

PL – À partir de quel âge un enfant peut conscientiser qu’il a un cancer et s’en faire un peu le responsable, vouloir guérir ou être traité ?

 

CFC – Ce qu’on remarque, c’est que ces enfants qui vivent ces expériences-là, ils ont probablement une maturité que n’ont pas les autres enfants. Autour de la question de la mort, est-ce qu’un enfant se rend compte qu’il va mourir de sa maladie ? Ça, c’est très difficile, parce que la majorité des enfants n’en parlent pas, ils ne le verbalisent pas. Mais on a le sentiment qu’ils ont quand même compris que ça allait arriver sans que ce soit dit. Je ne sais pas comment expliquer qu’on le comprend. Sur la question d’avoir la conscience de la mort, je dirais que, de toute façon, dans le développement psychique, mais ça, vous le connaissez mieux que moi, il y a un âge où je pense que la représentation de la mort ou la conscience de la mort, elle n’existe pas du tout, donc on ne peut pas attendre qu’un enfant en ait conscience. Mais, quand il a dépassé cet âge-là, même si on ne le verbalise pas ou si on dit des choses du style : « Ta maladie est revenue », « ta maladie est très grave », « on n’arrive pas bien avec les traitements à enlever les mauvaises cellules », on a l’impression qu’ils ont, en tout cas, une conscience de la mort

 

DG – Dans notre pratique, les enfants nous parlent de leur angoisse de la mort. Ils peuvent nous dire aussi, parfois, qu’ils n’en parlent pas à leurs parents parce qu’ils ne veulent pas les angoisser.

 

CFC – Oui, bien sûr, ils veulent les protéger. Il n’y a souvent pas d’échanges entre les parents et les enfants au sujet de la mort. Et nous, on essaye toujours de trouver un moment où ils pourraient éventuellement, s’ils en ont envie, parler sans leurs parents de ce qui les intéresse. Ce n’est pas souvent que ça arrive et, en plus, ce n’est pas forcément avec le docteur. Ça peut être avec l’auxiliaire qui lui fait la toilette la nuit ou avec l’infirmière, parce que c’est le moment, parce que c’est quelqu’un en qui ils ont confiance, parce qu’il voit beaucoup plus les infirmières que les docteurs de toute façon. Donc on n’est pas forcément la personne qui reçoit ça mais, en tout cas, on essaye de trouver un moment, d’autant plus qu’ils sont plus grands, pour tendre cette perche-là. Peu se saisissent de la perche, mais ça m’est déjà arrivé. On m’a déjà demandé : « Est-ce que je vais mourir de ma maladie ? ».

 

DG – Il y a des psychiatres ou des psychologues dans votre service ? 

 

CFC – Il y a des psychologues. Il y en a quatre. Et il y a une psychiatre, qui a tourné tous les trois ans. On n’a pas réussi à garder les psychiatres…

 

PL – Tu disais remarquer que, peut-être, ces enfants ou ces ados étaient plus matures que d’autres. Est-ce que tu penses que c’est lié au fait que, comme ils ont rencontré ce que nous on appelle dans notre jargon quelque chose de réel en eux, ça les rend plus responsables ou plus lucides, plus sérieux ? Comme s’ils savaient qu’ils avaient à l’intérieur d’eux quelque chose d’incontournable, et qu’ils sont bien obligés de faire avec ?

 

CFC – Oui. C’est l’impression que ça donne. De toute façon ils ont une vie différente, ils ne vont pas à l’école, ils n’ont pas les préoccupations des enfants de leur âge. Ils sont projetés dans un monde avec des incertitudes, des mots compliqués. On leur apprend ce que c’est que les globules, l’aplasie, les chimiothérapies... Ils donnent l’impression de perdre une certaine innocence, d’une certaine façon. 

 

PL – Parce que tu as l’air de dire que vous vous débrouillez pour les faire eux-mêmes partenaires du traitement, c’est-à-dire que vous leur expliquez ce qu’ils ont, même si ce sont des mots un peu compliqués, pour qu’ils s’en emparent un peu ?

 

CFC – Parce que, concrètement, tu ne peux pas être hospitalisé à l’hôpital, où on te fait des perfusions, des ponctions lombaires, des myélogrammes etc., sans avoir compris pourquoi. Sinon, tu te sens juste agressé et tu ne vois pas l’enjeu. Si tu n’as pas compris que tu as une maladie qui met en jeu ta vie et que ça impose du coup de subir un certain nombre de traitements et d’effets secondaires, tu ne peux pas l’accepter. Alors, bien sûr, un enfant de deux ans, tu ne vas pas lui expliquer le cancer mais tu t’adaptes à l’âge. Si un enfant ne sait pas qu’il a un cancer, comment veux-tu qu’il accepte tout le poids et les effets secondaires des traitements s’il n’a pas compris pourquoi il est là ? « Ne t’inquiète pas, ça va aller, c’est rien du tout. Une petite grippe et ça repart. » Ben non, l’enfant n’est pas idiot et il a bien compris que ça ne collait pas ce qu’on lui dit et la réalité de ce qui lui arrive. Il faut qu’on ait la confiance des parents, il faut qu’on ait la confiance de l’enfant. Elles vont très souvent ensemble. C’est-à-dire qu’il y a des parents qui, d’emblée, rament contre nous. Ils rament contre nous devant l’enfant, du coup on perd le parent et on perd l’enfant aussi.

 

PL – Ils rament ou ils râlent contre vous ?

 

CFC – Ils rament mais, des fois, les deux.

 

PL – Ça veut dire quoi ?

 

CFC – Ça veut dire qu’ils vont verbaliser leur doute ou de la méfiance devant leur enfant par exemple dire :« Oh là, mais ce n’est pas possible, l’infirmière est rentrée à deux heures du matin pour mettre sa perfusion, et votre chimio, ça le fait vomir… » Quand je dis rament contre nous, c’est-à-dire qu’on essaye de tous avoir un cap et de se dire qu’il y a un moment très difficile à passer, avec beaucoup d’effets secondaires, mais on a tous le même objectif : d’un jour ne plus se voir et de reprendre une vie normale. En pédiatrie, la particularité c’est vraiment cette triangulaire, c’est-à-dire qu’il nous faut la confiance et l’adhésion au programme de l’enfant, mais j’ai envie de dire, encore plus des parents. Il y a des parents qui ont déjà un vécu d’erreurs médicales, par exemple, et ils sont méfiants, ils remettent en cause ce qu’on dit, ou le diagnostic a été fait avec beaucoup de retard et ça, en oncologie pédiatrique, c’est hyper courant parce que bien sûr les médecins ne pensent pas qu’un enfant puisse avoir un cancer, donc ils évoquent des tas d’autres diagnostics. Par exemple, des enfants qui sont en psychiatrie alors qu’ils ont une tumeur cérébrale, j’en vois passer, c’est très classique. Donc les parents arrivent avec déjà ce bagage : « Les médecins nous ont dit que c’était du harcèlement scolaire, mais vous voyez bien, il a une tumeur cérébrale, donc maintenant, comment peut-on croire tout ce que vous racontez ? ». Donc, on prend les parents comme ils arrivent et certains sont confiants, d’autres ont besoin de vérifier des tas de trucs. Il y en a qui n’ont pas confiance et il faut arriver à les rassurer et à travailler ensemble.

 

PL – Ce que tu dis là, c’est qu’il peut arriver de rencontrer des enfants qui auraient été simplement appréhendés par rapport à leur trouble psychiatrique, alors qu’en fait à l’insu se développait une tumeur ?

 

CFC – Je m’occupe des tumeurs cérébrales et quand tu as, par exemple, un médulloblastome, ça te fait vomir et ça fait baisser tes rendements scolaires. J’ai rencontré une petite fille à Noël, elle vomissait, et elle perdait du poids. Les docteurs ont expliqué que c’était parce qu’à l’école, il y avait une petite fille qui lui avait dit des trucs, que ça l’a harcelée, et du coup qu’elle était contrariée… Quelques mois passent comme ça et, finalement, quelqu’un fait une IRM… En même temps, comment un docteur peut-il imaginer qu’un enfant a un médulloblastome vu la rareté de la pathologie ?

 

DG – En effet. Une mère me disait qu’elle était inquiète pour son enfant, et que le médecin lui avait dit que si son fils avait mal à la tête, c’était parce qu’il avait un problème de séparation avec elle. Ça a traîné durant des mois jusqu’à ce qu’une tumeur soit trouvée lors d’examens approfondis après un malaise plus important. Freud et Lacan ont toujours insisté sur ce point, que l’organique soit pris en compte avant d’interpréter.

 

CFC – Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête du médecin généraliste, j’arrive en fin de parcours et c’est facile de dire qu’on aurait dû faire une IRM avant. Moi, j’ai une fille, et elle me dit régulièrement qu’elle a mal à la tête. Si je lui faisais une IRM à chaque fois qu’elle me dit qu’elle a mal à la tête, je ne m’en sortirais pas.

 

PL – Tes filles, comment réagissent-elles au fait de savoir qu’elles ont une mère pédiatre spécialiste du cancer ?

 

CFC – Chacune à sa façon. J’en ai trois. J’en ai une qui somatise à fond.

 

PL – Mais je suppose que tu ne leur parles pas des cas difficiles que tu rencontres ? Ou parfois ?

 

CFC – Si, parfois. Mon mari est réanimateur, donc lui voit des gens tout cassés sur l’autoroute ou des arrêts cardiaques. Et, moi, je fais des médulloblastomes métastatiques. Donc quand on se raconte notre journée, les filles sont là, à table, elles savent ça. Elles sont déjà venues à l’hôpital, elles ont vu des enfants sans cheveux. La deuxième veut faire médecine, alors je pense que ça ne l’a pas complètement dégoûtée. L’aînée veut faire de la recherche en biologie.

 

DG – Est-ce que votre pratique vous a appris quelque chose de particulier du lien parent-enfant, du lien familial ?

 

CFC – C’est beaucoup plus facile de trouver les défauts éducatifs dans les familles qui ne sont pas les nôtres que chez nous, oui. On apprend à reconnaître certains schémas éducatifs, pas de votre niveau, pas comme ferait un psychologue ou un psychiatre, mais de manière beaucoup plus pragmatique. Nous, on a un vrai problème, par exemple, avec le contrôle des écrans, les démissions parentales… Avec un enfant qui n’est pas malade, c’est déjà compliqué l’éducation, mais un enfant qui a un cancer, arriver à lui dire : « Non. T’as fait assez d’écran » ou « Non, tu ne vas pas manger n’importe quoi, n’importe quand » ou « non » tout simplement. C’est très compliqué. Donc je me dis juste que ça doit être extrêmement compliqué d’être de l’autre côté. Moi, je donne des conseils : essayer de rester un peu dans les valeurs éducatives auxquelles on avait réfléchi avant et de ne pas lâcher, parce qu’on voit des parents qui lâchent sur des règles qui s’étaient fixées avant et qui n’ont plus lieu. Et je leur dis : « Mais, pour votre enfant, c’est très déstabilisant quand même. Ça va le rassurer si vous essayez de rester le plus possible comme vous étiez avant. Donc si vous étiez des parents très carrés avec plein de règles, essayez de rester comme ça. »

 

PL – C’est une maladie réelle. Est-ce que tu as remarqué qu’il y avait des parents qui se culpabilisaient un peu d’avoir produit un enfant qui avait ce genre de maladie, de cancer, comme s’ils y étaient un peu pour quelque chose ? Est-ce qu’il y a une culpabilité ? De la mère davantage ?

 

CFC – Alors il y a quasiment toujours de la culpabilité de ne pas avoir fait le diagnostic du cancer plus tôt. Soit c’est la faute du docteur mais, souvent, en fait, ce sont eux qui disent : « Mais, il avait mal à la tête, il y a six mois..., et on est passé à côté ». Donc il y a cette culpabilité-là, c’est sûr et, je pense, plus les mères que les pères, en tout cas, dans la verbalisation. Et, deuxième grande chose, ce sont des situations spécifiques, mais très problématiques, et je ne suis pas sûre pour l’instant qu’on soit très armé pour ça, c’est la prédisposition au cancer. On a quelques familles, ça représente près de 10 % des enfants, qui font un cancer parce qu’ils ont hérité de leurs parents un gène muté qui les a prédisposés. Et notamment les familles Li-Fraumeni, c’est-à-dire qui ont une mutation dans un gène qui s’appelle TP 53, il y a un risque de cancer qui est extrêmement élevé. Il y a maintenant un programme de surveillance avec des IRM corps entier tous les ans. C’est très lourd. Et là, je ne sais pas comment les gens vivent avec leur enfant qui a un cancer quand ce sont eux qui leur ont donné ce gène muté. Je pense que c’est extrêmement difficile à vivre et on a beaucoup de familles très compliquées. Paradoxalement, d’ailleurs, j’ai plusieurs exemples de familles pour lesquelles on n’a pas réussi à induire de la confiance. Et mon explication à moi, c’était qu’ils s’en veulent tellement que, forcément, ça doit être nous les coupables, parce que sinon ce serait eux. En plus, les enfants ne font pas un cancer mais deux cancers, trois cancers, et puis beaucoup meurent. Donc ce sont vraiment des parcours de soins très difficiles.

 

PL – Tu as l’air de dire qu’ils te mettent à la place du bouc émissaire ?

 

CFC – Eh bien, on est parfois les méchants pour des familles qui sont dans la peur ou la revendication. Il n’y a pas toujours une anomalie génétique familiale. On a quelquefois des familles difficiles, c’est comme ça, on en a tous : des familles qui peuvent aller jusqu’à faire un procès, changer de médecin, changer d’établissement, faire le tour de France parce que les docteurs ont dit qu’ils n’avaient plus de traitement curatif, et qui font le tour de France pour trouver un docteur qui dira : « Mais, moi, j’ai la solution », quitte à partir dans des trucs un peu extravagants. La difficulté du métier, c’est de s’adapter à qui on a en face et, qui on a en face, on ne le sait jamais. Et donc, parfois, c’est un cancer qui a un traitement curatif en première ligne puis, s’il y a une récidive, on les connaît déjà et on connaît un petit peu leur façon de réagir. Et puis, de temps en temps, et ça c’est plus difficile, il faut annoncer une maladie terrible qui s’appelle le gliome infiltrant du tronc cérébral, qui est une tumeur qui se développe dans le cerveau des enfants de six ou sept ans en moyenne, qui a une progression assez rapide et on fait un diagnostic sur une IRM. Ce sont des enfants qui, en médiane, survivent huit à neuf mois. Il n’y a aucun traitement efficace. Et là, on est bien obligé de leur raconter ça dans les premiers entretiens, puisqu’on a déjà le diagnostic. Ça fait partie des entretiens les plus difficiles qu’on a, nous, à mener parce que ce sont des familles qu’on ne connaît pas, parce que c’est un diagnostic effroyable.

 

PL – Avant de terminer, est-ce que tu peux nous dire ce qui est, pour toi, le plus impactant dans ce métier dont tu as l’air de dire que c’est quand même terrible au niveau soit des maladies, soit des annonces ?

 

CFC – Pas toujours. Le pronostic est meilleur que chez les adultes et, ça, c’est quand même le la côté positif. On soigne beaucoup d’enfants qu’on voit en consultation après, qui vont très bien, qui retournent à l’école, qui nous racontent leur vie. Ce qui me plaît dans ce métier mais qui, à la fois, est coûteux, c’est d’accompagner des familles sur une durée un peu longue, et on sait que certains ne vont pas vivre. Donc on va les accompagner, y compris jusqu’à la mort. À la fois, c’est passionnant parce que ça a un sens, parce qu’on aide son prochain, parce qu’on a un lien particulier avec eux. Un jour, le suivi s’arrête et on a toujours du mal à se dire au revoir parce qu’on a vécu plusieurs années de choses très intenses. Et c’est ça aussi qui fait le coût de ce métier, c’est-à-dire qu’on y laisse aussi un petit peu notre peau quand même à côtoyer autant le malheur, les gens qui pleurent, la mort, les séquelles…

 

DG – C’est ça. Vous avez partagé le plus intime. Est-ce que votre pratique vous a permis de constater le pouvoir des mots, des paroles échangées entre les parents et les enfants ? Constatez-vous que les mots sont importants au cours de cette expérience-là, où le rapport au réel et à l’insupportable de ce qui est en train de se vivre fait que c’est plutôt silencieux ?

 

CFC – Il n’y a pas de loi. Je dirais que je crois quand même que d’aborder le sujet de la mort avec son enfant, ce n’est pas très souvent fait. Après, je ne suis pas en permanence avec les parents et leurs enfants. Mais on a des statistiques là-dessus et on a une équipe de soins palliatifs qui nous informe de ça. Mais il n’y a pas forcément besoin que ça soit verbalisé, ce n’est pas un objectif en soi qu’un parent puisse parler de la mort avec son enfant. J’avais été à un colloque de soins palliatifs et j’avais trouvé ça hyper intéressant. Il était sur le thème « Qu’est-ce que c’est que la bonne mort ? » C’étaient plutôt des adultes que des enfants, mais je pense que ça peut s’adapter quand même à des enfants, y compris à des adolescents. La « bonne mort », c’est d’avoir pu mettre un peu en ordre sa vie. Et moi je me rappelle une jeune fille qui avait dix-neuf ans, qui m’avait posé justement la question : « Est-ce que je vais mourir ? » Et j’avais fait comprendre que oui. Elle avait écrit un livre et je m’étais dit que c’était bien qu’on puisse le dire, parce que, sinon, elle ne l’aurait probablement peut-être pas fait. Je trouve qu’il ne faut pas priver les gens de pouvoir en avoir conscience sous réserve qu’ils cherchent à avoir l’information. Et c’est ça qui est compliqué.

 

DG – Oui, quand c’est entendable. Ça ne l’est pas toujours.

 

CFC – Voilà, on ne va pas faire traverser la rue à un aveugle, s’il ne veut pas. Il faut savoir se mettre un peu dans l’esprit des gens ou plutôt respecter ce qu’ils peuvent et là où ils en sont. Et on n’a pas forcément très bien appris à faire ça dans nos études, contrairement à vous les psychanalystes.

 

PL – Merci d’avoir accepté cette interview.





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