Le phénomène désigné « Hikikomori » - qui littéralement signifie se cloîtrer à l’intérieur, se retrancher – est spécifique au xxie siècle. Il survient principalement au moment du passage de l’adolescence à l’âge adulte. Les récentes et nombreuses publications indiquent son expansion géographique vers l’Europe. Phénomène très connu au Japon, les « hikikomori » sont aujourd’hui entre cinq cent mille et un million, souvent âgés entre quinze et vingt-cinq ans, et plutôt de sexe masculin [1]. Depuis 2005, les consultations psychiatriques en France accueillent ces jeunes « débranchés » de l’autre, isolés, coupés de tout lien social et amical in praesentia. L’article du 3 novembre 2024 rédigé par Valérie Josselin dans la revue Femina et intitulé « Hikikomori, ces jeunes qui se retirent du monde » revient précisément sur l’histoire du phénomène et les réponses thérapeutiques actuelles qui se mettent en place. Tel que le récent ouvrage de la psychiatre Marie-Jeanne Guedj « Hikikomori(e) : dans le silence de ma chambre » qui « signe un ouvrage pour mieux accompagner les parents ». Il est frappant de constater que ce mode de vie choisi par l’adolescence, qui va du retrait à la claustration, ne semble pas faire symptôme pour lui ; pas de plainte, pas de demande. C’est plutôt la famille qui souffre et s’en trouve divisée.
Refus de l’Autre social
L’histoire du phénomène des Hikikomori au Japon se comprend mieux en examinant les liens avec d’autres descriptions cliniques comme le « taijin-kyofu » (littéralement phobie de la situation interpersonnelle) ou le syndrome d’apathie des étudiants [2] ». Cela nous est davantage confirmé par les études menées au Japon (Tajan, 2015) qui mettent en évidence le fort impact de la scolarisation sur la décision de l’adolescent à rester cloîtré chez lui. L’ijme vient ainsi nommer le « harcèlement scolaire », plusieurs camarades s’employant de façon systématique à déprécier et humilier un autre dès la rentrée scolaire au mois de mai. Il s’ensuit le Gogatsu-byô, « mal du mois de mai » (ou « may sickness ») [3] qui est un « syndrome » spécifique au Japon survenant à un moment de changement, d’école ou de travail (Messias, 2015). La honte et les auto-reproches concernant leur décision d’arrêt des études engagées, et payées par les parents, apparaissent ainsi de façon récurrente dans les propos des hikikomori.
Ainsi, dans le cas d’Andréas [4], il nous est dit qu’il n’est sorti de son domicile qu’une seule fois en trois ans, ce qui n’est pas sans évoquer la claustration carcérale. Il passe alors ses journées à surfer sur internet ou regarder en boucles des séries sans la lueur d’une perspective sociale. Il dit ne pas avoir la force de se battre pour se faire une place dans la société, se confronter à l’autre : « Vivre ainsi et être reconnu comme « hikikomori » le déleste néanmoins de la culpabilité d’être vu comme un fou. » [5]
Il se lit dans de nombreux témoignages et publications, notamment sur un blog [6] destiné aux familles de « hikikomori », leur « refus des normes et impératifs sociaux dominants. Ils résistent ainsi à l’influence du discours du maître qui voudrait que cela marche, et que cela marche pour tous, tant au niveau du travail scolaire que professionnel. » [7] En contrepoint de ce refus de l’Autre, le sujet Hikikomori fait sienne une « solitude moderne où domine un solide partenariat avec les objets de la science ».
Refus du corps de l’autre
Le phénomène est suffisamment étendu (1,2 % de la population, en 2010, sont situés par des chercheurs comme des Hikikomori, nom donné aux reclus sociaux extrêmes) pour que les politiques japonaises finissent par élire « un ministre de la solitude ». Une des solutions récemment mise en place, en décembre 21, à Kobe est la location par la famille de « frères et de sœurs » avec lesquels ils peuvent établir un petit échange à raison d’une heure par semaine, et dans la perspective de renouer avec un lien social.
Une autre solution mise en place, et qui nous intéresse particulièrement, est de proposer, aux six mille six cents jeunes Hikikomori de la ville, les services d’un robot baptisé OriHime. Ils peuvent ainsi, via une application sur leur appareil, se connecter au robot qui leur sert « d’alter ego » pour communiquer avec le monde extérieur. Ainsi connectés, ils ne mettent pas en jeu leur voix et leur énonciation puisqu’ils choisissent, dans l’application, des phrases déjà écrites qui seront ensuite énoncées par le robot lui-même. Ici, la voix n’est qu’un avatar, artificielle, et non habitée par la pulsion et le vivant du corps. Notons que le robot est conçu pour « un emploi prêt à porter » : d’une taille de moins d’un mètre, il peut être placé facilement à hauteur des yeux de celui avec lequel il interagit. Il est tel un double sur lequel il se branche, sans une fois encore engager le regard et la voix, que nous savons, être des objets a, des objets du corps.
Le robot protège le jeune Hikikomori du désir de l’Autre en y faisant écran, précisément parce que l’écran du fantasme fait radicalement défaut. Il s’infiltre dans le réseau des objets numériques, il est une lathouse connectée à une autre lathouse, étendant ainsi le circuit de connexions vers l’extérieur tout en préservant « une distance radicale du corps de l’autre ». [8]
Pour rebondir sur ce dernier point, je vous propose de parler de Pierre que j’ai reçu moins d’une année à mon cabinet. Si Pierre ne s’identifie pas à un « hikikomori », son mode de vie organisé autour d’une claustration dans la chambre et le retrait de tout lien social pendant plusieurs mois nous y fait penser. Il n’a d’ailleurs jamais dit en souffrir, y trouvant même un apaisement, voire une satisfaction.
Le « troumatisme » du non-rapport sexuel
Pierre, quinze ans, consulte depuis presque un an à cause de fortes angoisses qui l’empêchent de sortir, de retrouver ses amis, de se mêler aux diverses sorties amicales. Cela a commencé durant son année de troisième, à la fin du premier confinement mis en place à cause de l’épidémie du Covid. Ses années de collège se sont bien passées, il était intégré dans un groupe d’amis composés de garçons et de filles. L’une d’elles est devenue sa petite amie à la fin de l’année de quatrième. Le confinement a soudainement entraîné un changement dans le lien. Il n’arrive plus à répondre à ses appels téléphoniques. Les conversations par MSN et Discord vont trop vite pour lui, il n’arrive pas à suivre. Pour dire, il doit penser et il lui faut du temps pour savoir quelle parole il peut engager. Ainsi, il voudrait dire combien il est attaché à elle, mais c’est « coincé ». Elle finit par lui poser la question de son amour pour elle. Il ne trouve plus le chemin de la parole. Il se mure dans le silence et se cloître littéralement dans sa chambre, quoique préservant avec la vie familiale, et notamment avec sa mère, un lien ténu, essentiellement autour des repas. Le déconfinement intensifie les symptômes : angoisse extrême pour sortir et se rendre au collège, évitement des amis et de tous les lieux familiers auparavant partagés. Dans le même temps, Pierre perçoit son corps comme difforme. Il se trouve trop rondouillet, pas assez musclé. Son image ne lui plaît pas.
Son isolement va de pair avec un début d’anorexie : il décide de manger de façon sélective mais d’amplifier les exercices de musculation dans sa chambre, une petite gymnastique quotidienne. Il perd beaucoup de poids mais il ne se muscle pas davantage. Il maigrit et s’affaiblit.
Il m’explique combien la rupture amoureuse a fait troumatisme. Il essayait de parler à cette jeune fille mais ses mots restaient « au bord ». Sa perte a alimenté des auto-reproches et une honte insupportable. La chambre est devenue un abri nécessaire pour se cacher d’elle et ses amis dans la rue, au collège. Le monde n’avait plus de bords. Seule sa chambre et l’ordinateur lui procurent un certain apaisement.
L’angoisse reste toutefois très vive à l’idée d’intégrer le lycée à la rentrée prochaine. La déscolarisation lui apparaît comme la solution unique, bien qu’il en soit très affecté car il a toujours aimé apprendre. Mais désormais le savoir lui apparaît « décoloré, sans relief et dénué de sens ». Le moindre élan vers l’extérieur produit une immédiate angoisse qui accentue le retrait. Il n’y a plus de désir.
C’est au bout de plusieurs mois de consultations que Pierre formule son petit intérêt pour la salle de sport située à côté de chez lui et qui se trouve sur le chemin du lycée. Il aimerait se muscler et pouvoir se montrer à l’extérieur plus à son avantage. Cela lui permettrait surtout de trouver « une motivation » pour retourner en classe, autre espace clos beaucoup trop bruyant qui lui procure un dégoût.
La « salle » devient une annexe de sa chambre. Un circuit se met en place : chambre-lycée-salle. Cela n’est possible qu’une à deux fois par semaine mais cela tient. Dans sa chambre, Pierre aime écouter beaucoup de musique – comme son père – et surtout jouer à de nombreux jeux vidéo (Minecraft par exemple) avec un ami en particulier. Il a très souvent beaucoup de mal à s’en extraire. C’est un arrachement qu’il ne parvient pas souvent à produire. Mais aller « à la salle » l’y encourage.
La vie de Pierre se maintient a minima, sans turbulences extérieures, à l’abri du monde. Récemment, lors d’un petit séjour chez ses grands-parents, il a fait la connaissance d’une fille qui vit loin et « avec laquelle il correspond » par écrit. La chambre reste indispensable mais elle a pu trouver une extension moins virtuelle grâce à la fréquentation de la salle où il s’appuie sur les services d’un coach sportif qui le guide dans ses exercices de gainage et de prise de muscles.
Pierre maintient néanmoins une distance considérable à l’endroit de l’Autre. La vie amoureuse, si elle n’est pas entièrement virtuelle, reste épistolaire tandis que le rapport au savoir reste pour l’instant au bord de toute orientation précise. Ce « rester au bord », signifiant qu’il avait formulé pour dire à quel réel il avait alors eu affaire dans son lien à l’Autre sexe et dont il devait répondre, est la formule de son symptôme.
Pierre cherche au moyen du fitness, à se faire un corps phallicisé devant le miroir, et sous le regard du coach. L’appareillage de la machine est ici nécessaire : avec elle, il sent « son corps prendre de la masse et se tonifier », pas sans douleur. Il rêve d’un corps « musclé et harmonieux » qui l’écarte de cette image de garçon « fluet et maigrichon » qu’il exècre. C’est son moi-idéal, « son escabeau sur lequel il se hisse, monte, pour se faire beau » [9].
Pierre se bricole, au moyen du fitness et de son usage particulier des objets numériques, un tenant-lieu de fantasme où il se voit « plus courageux » et « plus fort ».
Laetitia Jodeau-Belle
[1] Par ailleurs, la coïncidence relative à la tranche d’âge (15-25 ans) qui est, dans le phénomène de la radicalisation, également la plus récurrente, est frappante ; Cf., https://www.cipdr.gouv.fr/wp-content/uploads/2021/01/Guide-ligue-Radicalisation-VF-1.pdf
[2] Suzuki K., « La situation actuelle du Hikikomori au Japon : affaire médicale ou affaire sociale ? », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, vol. 68, 2020, p. 399.
[3] En effet, le mois d’avril est considéré, au Japon, comme la période d’un nouveau départ, le mois de mars signant à la fois la fin de l’année universitaire et la période marquant la fermeture de l’année fiscale (pour plusieurs entreprises). Il s’agit donc d’un mois qui est, potentiellement, source de stress et d’angoisse, ces événements de vie pouvant ensuite être à l’origine d’un « syndrome » surgissant le mois suivant, communément désigné sous le nom de gogatsu-byô, ou « maladie du mois de mai » ou « may sickness ».
[4] Saada A., Vouteau S., En retrait du monde, je suis un hikikimori, Pygmalion, Paris, 2018.
[5] Ibid.
[7] Solano-Suarez E., « Le refus des Hikikomori », La Lettre mensuelle n°326, mars 2014, p. 18.
[8] Dupont L., Blog Faire couple avec sa trouvaille, 08 septembre 2015.
[9] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, 2014, p. 110.
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