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Appareillages du corps : écran, image, signifiant - Fabian Fajnwaks

CIEN - Bordeaux, le 13 novembre


Jacques Lacan s’est référé à de nombreuses fois à l’écran et à sa fonction pour un sujet en psychanalyse. Dans le Séminaire L’Objet de la psychanalyse, il distingue l’écran, le miroir et le tableau. L’écran sera situé du côté de la fenêtre car « le rapport structural du sujet au monde, c’est la fenêtre, et l’écran ici fait fonction de ce qui s’interpose entre le sujet et le monde. Il n’est pas un objet comme un autre. Il s’y point quelque chose ». Si l’écran est rapproché de la fenêtre c’est bien parce qu’il faut qu’il y ait une jouissance qui soit extraite pour un sujet, c’est la fonction de la castration, pour que précisement une fois l’objet extrait du corps, une fenêtre sur le monde se constitue et le réel soit cerné par cet écran que Lacan appelle le fantasme fondamental.

 

Lacan s’appuie dans ses developpements sur l’invention de la perspective à Florence durant le Quatrocento. Un instrument, la tavoletta, la petite fenêtre, permet d’introduire la perspective dans le tableau à partir du savoir mathématique de l’époque, de reconstituer la scène point par point sur la toile. C’est là une petite révolution, comme l’indique notre collègue Gérard Wajcman dans son beau livre Fenêtres, parce qu’à partir de cette transformation, la place du sujet mute. Là où, pendant le Moyen-Âge, on ne peignait que des image religieuses fixes, l’introduction du cadre que le tableau permet et de la perspective, permet d’introduire la position du sujet qui regarde, en mettant donc l’accent sur le sujet lui-même, élidé pendant des siècles de scolastique. Michel Foucault s’appuiera sur un tableau un peu postérieur à la Renaissance, Les Ménines, pour avancer ses développements autour de la position du sujet dans Les Mots et les choses. 

 

Il a fallu donc délimiter l’image que le peintre donne à voir par un cadre d’abord et par la perspective, ensuite, pour introduire dans le tableau la dimension du sujet à partir de la Renaissance : de son côté, la clinique analytique permet de vérifier que c’est l’extraction de l’objet qui permet la constitution d’un écran sur le réel que le fantasme fondamental permet. Ici il y  a lieu de différencier l’écran du tableau et le miroir comme le fait Lacan dans ce Séminaire, non pas sans faire une référence implicite au stade du miroir. On passe du miroir au tableau lorsque le sujet fait signe, c’est-à-dire lorsque le sujet fait signe car la perspective permet de l’y introduire : « Dans le miroir, ce que nous voyons c’est quelque chose où il n’y a pas plus de perspective que dans le monde réel ; la perspective organisée c’est l’entrée dans le champ du scopique du sujet lui-même [1] ». On peut évoquer ici que la jubilation du sujet devant son image, que Lacan indique dans « Le stade du miroir », implique une satisfaction à se reconnaître dans cette altérité que l’image sur la surface du miroir lui renvoie. À partir d’ici, le narcissisme condensera pour un sujet cette satisfaction, qui est très différente de celle pulsionnelle qui s’articule autour d’un objet dont le sujet se sépare au niveau des zones érogènes dans sa « sépar-tition » comme l’écrit Lacan. L’objet pulsionnel, découpé dans un espace entre le sujet et l’Autre, permet de délimiter une zone que les objets oral, anal, scopique et l’objet voix, condensent.

 

L’écran sur le réel que le fantasme fondamental permet de cerner n’est pas un miroir où notre image se reflète, mais une fenêtre sur le monde qui permet de le structurer. C’est cette fenêtre-même qui semble se briser lorsque la jouissance, que le fantasme fondamental encadre, fait irruption de manière plus limitée qu’un trauma, sans les effets terrassants qu’a celui-ci, mais qui marque néanmoins le sujet d’une manière particulière car il en gardera la trace. Le titre de la journée du CIEN « Ça c’rève l’écran » y fait référence, en faisant référence au moment de la conférence « La troisième » de Lacan, où il parle du fait que les analysants hommes évoquent souvent leur première éjaculation dont il gardent mémoire, parce que s’y présentifie une jouissance qui vient du corps et qui brise de manière particulière le cadre fantasmatique que l’écran du fantasme permet de constituer, brisant ainsi l’image complète du corps que le stade du miroir et le narcissisme permet de constituer. Il y a donc comme une double effraction que cette jouissance corporelle produit : une effraction de l’image unifiée du corps avec cette explosion venant du corps lui-même, mais aussi de l’écran, que l’extraction de l’objet permet de consolider et qui se trouve brisé par ce retour de jouissance sexuelle de l’intérieur même du corps, alors que l’objet du fantasme semblait l’avoir extraite du corps et condensée autour d’un objet (a). Si cette première éjaculation a lieu face à une image si singulière comme celle du tableau du martyre de Saint Sébastien de Guido Reni, où on l’observe traversé par les flèches comme c’est le cas pour Yukio Mishima qui rapporte cette première expérience dans Confessions d’un masque, on peut dire qu’un mode particulier de jouissance se fixe pour le sujet de manière univoque, ce dont la vie de l’écrivain japonais atteste après-coup. (« Si ça crève l’écran – dit Lacan dans La Troisième – c’est parce que cela ne vient pas de l’intérieur de l’écran »). Ça crève l’écran parce que cela vient briser l’image du corps qui permet de s’en constituer un, en venant confirmer la dimension hors-corps de la jouissance phallique, dans une effraction de jouissance qui brise la consistance imaginaire du corps.

 

La fixation de jouissance pulsionnelle agit ici à la manière d’un trauma, qui détermine pour le sujet la destinée de son mode de se rapporter au monde, sauf que l’effraction de jouissance est extime au sujet et ne provient pas de l’extérieur, comme le trauma. Que le corps soit l’Autre du sujet est quelque chose qui se vérifie ici, si ce n’est pas, souvent, pour les sujets, la première fois que cette altérité du corps vient faire irruption, en produisant une sorte de dédoublement, non pas du sujet, mais de ce corps que le sujet croit avoir, croit s’être approprié et qui par ce biais lui joue un mauvais tour. On pourrait évoquer ici l’exigence de satisfaction pulsionnelle telle qu’elle s’impose à l’adolescence qui, dans son caractère disruptif, vient souvent interroger la réalité du sujet et le renvoie d’un signifiant à un autre car la « sexualité fait trou dans le réel [2] ». Le sujet devra par la suite trouver des modes de traitement de ce trou et inventer en quelque sorte une façon de faire avec le sexuel.

 

Mais le titre du CIEN joue avec ce « c’rêve l’écran ». Il laisse donc entendre que la fonction « sujet » pourrait trouver à s’y loger non seulement à travers la forme du rêve, mais de l’Inconscient lui-même. En ceci cette journée permet d’aborder cet usage généralisé des écrans par un autre biais que celui de la critique qu’on entend souvent depuis que les écrans sont entrés définitivement dans notre vie des êtres parlants. Elle prend le contrepied en quelque sorte de cette critique et ouvre une grande perspective qui permet de considérer que, loin de forclore le sujet ou de l’abrutir, de le rendre plus bête, il pourrait trouver dans l’usage des écrans un bénéfice. Surtout lorsque précisément, par exemple, l’écran du fantasme justement n’a pu être consolidé.  L’image du hikikomori ou du geek n’en est que la caricature, mais il suffit de se pencher sur l’usage que des sujets, pour qui la séparation d’avec l’Autre du langage que l’aliénation permet de nommer n’est pas intervenue, en ont pour vérifier que les écrans peuvent avoir une fonction de support et d’étayage. Quentin Dumoulin dans son livre Clinique(s) avec le numérique – (auto-)traitements, médiations et partenariats transférentiels [3] aborde d’une manière très intéressante l’usage de l’outil numérique par des jeunes psychotiques et autistes. Les dispositifs numériques qui se glissent au plus près du corps (écrans, écouteurs, interfaces tactiles et visuelles) permettent au psychisme de ces jeunes de trouver un support, une continuité et un espace de branchement avec l’Autre social. Il interroge leur fonction en tant qu’appareils connectés au corps qui permettent de le prolonger et de faire lien, là où autrement le sujet resterait isolé et coupé de tout lien social. La fonction d’auto-traitement – on reconnaît ici la fonction que Freud reconnaît au délire comme tentative d’auto-traitement – donne au support numérique un statut entre Symbolique et Réel là où précisément ces deux registres peuvent rester disjoints pour un sujet du moment où la métaphore paternelle n’intervient pas.

 

Il est connu des cliniciens l’usage de la machine comme instance symbolique qui vient séparer le sujet psychotique de ses phénomènes élémentaires – les délires – en lui permettant d’étayer par et dans cet usage un prolongement du corps qui permet de l’intégrer à son image et sur le plan symbolique, comme une interface à ses éléments délirants. Avec les écrans, il s’agit d’un nouvel usage de l’outil technique en ceci que, s’ils donnent moins lieu à l’étayage d’un délire que les anciennes machines, ils permettent de constituer parfois des écrans de synthèse, là où la fonction subjective de l’écran ne s’est pas inscrite. Je m’explique : là où la castration n’a pas opéré une extraction de jouissance du corps autour d’un objet et la constitution de l’écran du fantasme, les écrans numériques permettent parfois la mise en place d’une surface de connexion avec l’Autre qui inscrit le sujet comme si l’objet (a) avait été extrait et comme s’il s’était opéré une réduction de jouissance que l’extraction de l’objet permet d’opérer. C’est pour cela que j’utilise ici le terme d’écran de synthèse, en reprenant le terme d’Autre de synthèse que Jean-Claude Maleval avait introduit pour l’autisme.

 

Ainsi, par exemple, pour ce sujet que Dumoulin appelle John dans son livre, l’outil du jeu en ligne permettra la constitution d’un monde binaire à travers le « jeu de la frontière », avec l’amorce du symbolique que le binarisme implique et une mise à distance de l’Autre menaçant à travers le support du « jeu en ligne ». Ce branchement permet à ce garçon, né dans la précarité absolue, laissé tomber par l’Autre parental, avec la mise en place d’un langage très pauvre et insuffisant pour nommer les choses du monde, la constitution d’un semblant de lien social, coupé du regard envahissant de l’Autre par l’écran et de sa voix par les textes qu’il écrit dans le chat du jeu.

 

Ou encore ce jeune garçon de dix-sept ans, diagnostiqué autiste Asperger et qui se considère surdoué depuis que ce diagnostic a été posé. Ainsi, il ne se rend plus à l’établissement scolaire, n’en ayant plus besoin. Il passe ses journées devant son ordinateur, grâce auquel, dit-il, « il peut faire des choses ». Il ne parvient à manger que devant son ordinateur, et c’est l’ordinateur qui commande son corps. C’est lui qui lui dit quand est-ce qu’il peut dormir (lorsque des opérations de ordinateurs prennent fin : téléchargements, installations, etc.) et quand il peut parler ou pas (« je ne peux pas parler, je suis sur mon ordinateur »). Il vient à ses séances avec le clinicien, sauf un jour où il n’y pourra pas se rendre, car c’est l’ordinateur qui l’en a empêché. Mais ici la machine vient réguler son rapport aux autres et à un monde envahissant non-médié.

 

Artificielles intélligences

 

En continuité avec le thème des écrans, on peut interroger l’extension qui paraît irrésistible des Intelligences Artificielles aujourd’hui, parce qu’il s’agit aussi d’un appareillage, non pas au corps, mais d’un appareillage du langage et donc, quelque part, plus étrange. Ici, ce n’est bien sûr pas tellement l’écran qui est en jeu, mais ce système de langage artificiel que les IA incarnent, d’Autre de synthèse, pour reprendre encore ce terme de Maleval. Ce qui permet d’affirmer qu’il peut exister déjà des IA qui fonctionnent comme des thérapeutes en ligne, mais qu’il ne pourra jamais exister une IA pour occuper la place d’un analyste.

 

Dans les différents types d’IA (supervisée, semi-supervisée et non-supervisée ou autonome), il s’agit d’un langage artificiel sans sujet et sans jouissance : c’est un modèle de langage qui correspond le mieux, parce qu’il en est un pur rejeton, au discours de la Science et de ses applications technologiques. Les grands modèles de langage (Large Language Model) sur lesquels sont basées les IA sont construits à partir des réseaux des algorithmes appelés des neurones profondes – l’usage du terme de neurone ici devrait déjà nous surprendre – nous y reviendrons, réseaux établis par l’apprentissage profond que le renforcement supervisé ou semi-supervisé par un humain a permis. Ainsi, si les IA peuvent produire des effets de signification, car il s’agit des modèles de langage façonnés à deviner les mots qui vont suivre, le sens y est absent. Même si ces réseaux de significations chiffrées connaissent la syntaxe et la sémantique de la langue, ils peuvent, dans un texte, dire une chose et son contraire, parfois avec une grande indépendance par rapport à la valeur de vérité des propositions. Si les algorithmes génératifs bruissent alors – on reconnaîtra ici le titre de beau texte de Roland Barthes Le Bruissement de la langue – leur copule ne produit autre chose que des significations dans une métonymie qui ne connaît comme limite que les traces enregistrées dans la Data où ils piochent leurs contenus. Comme l’information codée se rétro-alimente des consultations qui sont faites, cela peut donner une illusion d’une illimitation de l’information disponible, mais les effets de création langagiers y sont absents car impossibles. Des agents conversationnels comme ChatGPT (generative pre trained transformer) ne peuvent pas faire des charades, des mots d’esprit et ajoutons, des lapsus. Ils peuvent faire des jeux de mots ou des charades si on le leur demande, en allant chercher dans l’océan de Data, d’information ; quelques-uns, mais spontanément, dans un échange, ils n’ont pas l’élan de le faire. S’ils ont une possibilité de signification chiffrée, les IA de tout genre n’ont strictement aucune intentionnalité, aucune volonté de signifier quoi que ce soit, une jouissance en excès troublante et donc aucune sémantique. Il n’y a pas de jouissance, on est plus dans le chiffrage lui-même. C’est là le fait le plus évident et pourtant la principale caractéristique des IA : Le bruissement des traces des algorithmes ne produit en aucun cas une lalangue. Aucune équivoque autre que les dites hallucinations qui sont des biais des algorithmes mêmes.

 

D’ailleurs, si signification il y a dans la liaison entre les mots, il faut souligner que ceux-ci n’opèrent en aucun cas en tant que signifiant, en tant que trace d’une stimulation effacée qu’il s’agit de signifier. Le modèle de Freud, dans L’Esquisse, d’inscription de traces mnésiques à partir des stimuli ayant agi sur le système perceptif et effacés par la suite, les Warnemungszeichen, les signes perceptifs, modèle qui semble fasciner les vanteurs des liens existants entre les neurosciences et la psychanalyse, est radicalement différent de celui au cœur du chiffrage par les algorithmes. Ici, il n’y a pas de perte à chiffrer par une trace comme au niveau du signifiant et de l’Inconscient, à chaque clic, à chaque visite dans un site, à chaque contact, un chiffre stocke de manière positive la trace de l’action de l’internaute. Il n’y a pas de négatif : toute inscription en termes de trace algorithmique est positive, et si les algorithmes génératifs sont initialement vides et s’ils peuvent apprendre par renforcement supervisé, cet apprentissage ne se fait pas à partir d’un manque, mais par le chiffrage même.

 

Les IA se présentent comme un langage artificiel qui, en tant que tel, nous livre sa structure : celle d’un chiffrage des données par les algorithmes qui s’effectue en permanence. Ce chiffrage  produit une écriture numérique qui empêche toute équivoque. Si les algorithmes génératifs permettent de produire un chiffrage semi-autonome, supervisé par les alignements, que les renforcements que les programmateurs y introduisent pour réduire au minimum les hallucinations (distorsions de langage), dans les IA de type ChatGPT (il y en a de non-dirigées), ce bruissement des algorithmes pourrait faire évoquer, jusqu’à un certain point, la copule des signifiants à travers les métaphores et métonymies dans l’Autre. Mais là où une IA comme ChatGPT peut produire des effets de signification sans accidents autres que les hallucinations, c’est-à-dire des aberrations de sens au niveau du langage, c’est-à-dire sans lapsus, les effets de sens s’y trouvent absents.

 

Les paroles sont associées à travers les alignements mais ils peuvent dire des choses fausses. « Il n’y a pas d’encodage de sémantique dans ces modèles » dit le linguiste Thierry Poibeau en dialogue avec le revue Mental n° 49. C’est une autre manière de dire que ce langage artificiel produit des significations sans l’appui du corps, c’est-à-dire de la jouissance, au sens de sens-joui, sans sujet comme effet de la jouissance. À la fin de l’entretien avec nos amis de Mental n° 49, en expliquant la différence entre le système de reconnaissance d’images par les algorithmes et un enfant, Thierry Poibeau indique qu’il faut de centaines de milliers d’exemples à l’algorithme pour apprendre à reconnaître un animal, alors que si l’on présente à un enfant un dessin d’un animal avec une trompe, il reconnaît tout de suite un éléphant : de même il faut des milliers d’exemples à la machine pour encoder le sens d’un mot, des milliers de textes – qu’on mettrait des milliers d’années à lire, si l’humain s’y mettait, alors qu’un enfant apprend à parler en quelques mois. Il se demande alors ce qu’il y a en plus dans l’humain, en concluant qu’il y a autre chose dans l’humain que de simplement aligner des images ou des mots en masse.

 

Justement, et que ce soit un linguiste qui se pose la question a ici toute sa pertinence : parler c’est bien autre chose. La clinique analytique, la clinique avec les enfants est là pour l’attester.

Nous aimerions dire que le langage des algorithmes est comme un semblant de langage : un langage de synthèse qui reproduit ses mécanismes mais qui « ne parle pas » à proprement dire, parce qu’il n’a rien à signifier, aucune jouissance trouble à significantiser. D’ailleurs il ne s’agit pas d’un système symbolique, même si les algorithmes semblent copuler à l’instar des signifiants, parce qu’il n’y a pas de manque à symboliser. C’est un Autre de synthèse, un Autre « trésor d’information », lieu du code chiffré, pour compléter la formule de Lacan, dont la dynamique est en évolution permanente augmentée, nourrie par les différentes sollicitations des usagers, mais sans manque à la base autre, qui anime ce chiffrage que le chiffrage même. Pas de barre dans cet Autre qui peut répondre à côté, mais qui répond toujours.

 

Il s’agit donc d’un langage du temps des technosciences : Un langage d’où le sujet est forclos. C’est pour cette même raison que les IA fascinent. Très pratiques pour traiter de l’information et apporter des réponses, parce qu’elles sont elles-mêmes de l’information chiffrée, elles savent sans savoir ce qu’elles savent et surtout ce qu’elles ne savent pas : si elles peuvent répondre à la question « Est-ce que tu ne sais pas ? », c’est seulement parce que cela pourrait être la réponse la plus probable, mais cette ignorance n’a pas forcément de lien logique avec ce qu’elle viendrait de dire, ou avec ce qu’elle dira après. Il n'y aura aucun effet de ce non-savoir. Il s’agit d’un langage purement instrumental dont Barthes se demandait déjà en 1977, s’il n’existe une sorte d’accord entre toute conception instrumentaliste du langage et l’idéologie optimiste du progrès [4].

 

Le clinicien : La touche manquante dans le clavier

 

Ce qui permet d’affirmer que s’il existe déjà des IA qui fonctionnent comme des thérapeutes en ligne, il ne pourra jamais exister une IA pour occuper la place d’un analyste. Parce qu’il y manque la place vide qui permet à l’analyste de « faire partie du clavier » comme Jacques Lacan le signalait déjà en 1968 : « ce qu’il y a de plus vrai dans vous, les analystes, fait partie du clavier. Et que naturellement, comme on ne touche pas avec le bout de son doigt ce qu’on est soi-même, quand on est justement, comme on le dit, sur la touche, quand on est la touche soi-même, que vous soyez bien certains qu’il manque toujours quelque chose à votre clavier et que c’est à ça que vous avez affaire. C’est parce qu’il manque toujours quelque chose à votre clavier que l’analysant, vous ne le trompez pas, parce que c’est justement dans ce qui vous manque qu’il va pouvoir faire basculer ce qui, à lui, lui masque le sien. C’est vous qui lui servirez de dépotoir [5] ». « Il manque toujours quelque chose à votre clavier » : Si l’analyste ou le clinicien pourra se faire le support qui permet à un sujet de se relier à un écran, il n’est pas sûr – je le propose ici à la discussion – qu’il puisse devenir lui-même écran, mais plutôt la touche manquante au clavier, qui permet à un sujet « de faire basculer ce qui lui manque à lui dans son clavier et par là, que le clinicien s’en fasse le dépotoir ». Ce serait alors plutôt un écran troué que le clinicien pourra incarner pour un sujet, un écran sur lequel, comme le clavier où il manque une touche, le sujet peut y loger son propre manque. Et lorsqu’il n’y a pas de manque, le clinicien pourra se prêter à donner corps à une surface qui, en prolongeant le corps du sujet, permette de constituer une suppléance à l’écran que l’absence d’extraction de jouissance a empêché de créer.

 


Fabian Fajnwaks

 

 

 

 

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, « L’Objet de la psychanalyse », inédit.

[2] Wedekind F., L’Éveil du printemps, préf. J. Lacan, trad. F. Regnault, Paris, Gallimard, 1974.

[3] Dumoulin Q., Clinique(s) avec le numérique – (auto-)traitements, médiations et partenariats transférentiels, In Press éditeur, 2024. 

[4] Barthes R., Tome 5, Œuvres complètes, Editions du Seuil, Paris, 2002, p. 315.

[5] Lacan, J., « En guise de conclusion », Discours de clôture au Congrès de Strasbourg, 13 octobre 1968, Lettres de L' École freudienne de Paris, n°7, mars 1970, pp. 157-166.




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