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La parole volée des enfants d’Outreau – Marianne Bourineau

Le procès d’Outreau restera dans la mémoire collective comme celui d’un « fiasco judiciaire » où des adultes, accusés à tort des pires turpitudes sexuelles sur des mineurs, ont été incarcérés de longs mois, et pour certains, pendant trois années avant d’être innocentés. « Tous les Français connaissent cette version […] : sur les dix-sept adultes mis en examen en 2001, quatre ont été condamnés, un est décédé en prison à la suite d’une surdose de médicaments. Tous les autres ont été acquittés. […] Il existe pourtant une autre vérité judiciaire dans cette affaire : douze enfants […] ont été reconnus victimes de violences sexuelles par la justice, et indemnisés comme tels par la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI). Douze mineurs qui ont été totalement évacués du champ médiatique. Disparues, ces victimes ! Pendant dix ans, elles ont été diffamées, accusées de mensonges, sans pouvoir répondre parce qu’elles n’étaient pas majeures. », écrit le journaliste Serge Garde [1], coauteur d’un livre avec Chérif Delay [2], l’une des douze victimes, ainsi sorti de l’anonymat en 2011. 

 

« Dans ce dossier, on a assisté à un retournement complet, un mouvement de balancier frénétique », observe Marc Pantaloni [3], l’un des deux avocats qui représentaient les enfants au procès en appel à Paris. Pour preuve, et dès le premier procès de 2004, une étonnante dramaturgie s’était mise en place au Palais de Justice de Saint-Omer. Trop exigu pour contenir autant de victimes, d’accusés et leurs avocats, on avait pensé que le procès pourrait se tenir dans un gymnase, ou sous chapiteau. Le manque de solennité de ces lieux « profanes » avaient alors fait préférer d’installer les dix-sept mis en examen et leurs dix-neuf avocats dans le public du tribunal, et les douze enfants victimes de viols, agressions sexuelles, proxénétisme et corruption de mineurs… dans le box des accusés, leurs deux avocats plaidant en contrebas. Tout un symbole ! Au cours de ce premier procès, les douze enfants furent reconnus victimes, et dix des accusés furent condamnés, parmi lesquels six ont fait appel. Thierry Delay et Myriam Delay-Badaoui ainsi qu’un couple de leurs voisins de la Tour du Renard à Outreau, qui tous avaient avoué, n’ont, eux, pas fait appel de leur condamnation allant de sept à vingt ans de prison.

 

Ce déséquilibre des forces s’est vu renforcer l’année suivante, lors du procès en appel de Paris. Tous les projecteurs médiatiques se concentraient sur les accusés, leurs comités de soutien et leurs avocats de la défense (certains très connus du grand public), dont la stratégie collective visait la décrédibilisation des témoignages des enfants et la remise en question de la compétence des experts. Les enfants restaient dans l’ombre de leur minorité et de l’anonymat. Chérif Delay, quinze ans au moment du procès, rend compte de l’accueil réservé à sa déposition. « Arrivé à la barre, je pose les deux mains. Je suis prêt. La présidente me pose les questions habituelles, nom, prénom, âge, etc. Ensuite on me présente un trombinoscope. La présidente me demande de reconnaître les personnes par numéro. Elle m’interroge sur une accusée. Je n’ai pas le temps de répondre. C’est parti ! Les avocats de la défense, derrière, dans mon dos, me coupent la parole, me traitent de menteur, de mythomane, d’affabulateur… Et personne n’intervient pour que je puisse témoigner normalement. » [4] Dans son livre, publié en 2021, Jonathan Delay, onze ans à l’époque du procès, relate des souvenirs similaires : « Les avocats de la défense enchaînent les mêmes contre-attaques. Deux à trois d’entre eux se tiennent en permanence face à moi pour me mitrailler de questions, et sont relayés par les autres au fur et à mesure. C’est impressionnant, y compris physiquement, ils sont comme une meute […]. » [5] D’après la journaliste Catherine Fournier, « l’avocat général […] va jusqu’à demander à l’un des enfants Delay s’il a été “violé par des Martiens”, selon des propos rapportés par les parties civiles après l’audition, qui se tenait à huis clos » [6].

 

« La suite, raconte Chérif Delay, je l’ai vécue comme pendant les viols. Dissocié. J’étais à la barre, mais totalement absent. Comme si rien ne s’était passé sous ses yeux, la présidente a repris ses questions :

-       Et telle personne, qu’est-ce qu’elle t’a fait ?

Et moi :

-       Je ne sais pas.

-       Et telle personne ?

-       Je ne sais plus.

Sans doute choquée par ce qui se passait, une avocate a pris le trombinoscope. Elle a prolongé les questions de la présidente :

-       Et cette personne-là ?

-       Je ne sais pas, je ne sais plus.

-       Et cette femme ?

-       Sais pas, sais plus.

C’était la photo de ma mère. »[7]

 

Vis à vis des six experts judiciaires psychiatres et psychologues qui ont examiné les enfants, les techniques agressives de la défense sont mises en œuvre à l’identique. « Tout est tenté par les avocats de la défense pour détruire les experts, car ils arrivent tous à la même conclusion quant à notre crédibilité, d’autant plus que nous ne racontons pas seulement ce que nous avons subi, mais nous mimons les scènes, nous les revivons. »[8] La défense fait appel à un expert psychiatre, auteur de La Dictature de l'émotion – la protection de l'enfance et ses dérives[1] dont le rôle va être déterminant. « Il portera le coup de grâce », commente le journal Le Monde de l’époque. L’un des acquittés dira : « La lecture de ce livre a pour moi la force d’un signe du Ciel car, pour la première fois, j’y découvre que la “sacralisation” de la parole de l’enfant peut conduire à des catastrophes humaines et judiciaires. Ainsi, je ne me sens plus seul à oser penser, et dire, que des enfants peuvent raconter d’énormes bobards sur un sujet ô combien sensible : l’abus sexuel. »[9] La thèse selon laquelle les déclarations d’enfants « carencés », qui ont souvent tendance à développer de faux souvenirs, des inventions à caractère sexuel mettant en scène leurs parents ou leurs proches, aidés en cela par les suggestions des adultes y est avancée. Sans avoir lui-même rencontré aucun des enfants du procès d’Outreau, il dénonce les failles des expertises. Il ne prend pas en compte le fait, comme l’écrit Jonathan Delay, qu’« il y a aussi les aveux des adultes, les attestations médicales des sévices que nous avons subis, et nous avons bien été reconnus comme victimes »[10]. Sa parole couvrira néanmoins celle des experts. L’incroyable rétractation de Myriam Badaoui, qui avait pourtant toujours soutenu que « les enfants n’ont pas menti », disculpant tous les accusés, a fait le reste. À la fin de ce procès qui aura duré un mois, l’avocat général demande solennellement l’acquittement des six accusés. « Non pas au bénéfice du doute, a martelé le magistrat, mais bien “parce qu’ils sont innocents” ».

 

Quelques semaines plus tard, les treize acquittés du procès d’Outreau ont été reçus à Matignon, et ont reçu une lettre d’excuses et de regrets du Chef de l’État. Une commission d’enquête parlementaire a été missionnée fin 2005 pour comprendre les dysfonctionnements de la justice dans cette affaire. Tous les magistrats intervenus dans le dossier ont été entendus, et les acquittés ont été appelés à témoigner. Pas les enfants victimes ni leurs défenseurs. Qu’importe si le juge n’a suivi le dossier que de 2001 à 2003, car on a oublié le nom de son successeur ; qu’importe si la détention provisoire n’a pas été décidée par le juge d’instruction, mais par le juge de la détention et des libertés, fonction créée en 2000 par le législateur. Bien que le Conseil supérieur de la magistrature n’ait trouvé aucune faute grave dans le travail du juge Burgaud, en 2009 le Chef de l’État de l’époque fera de son image publique dégradée un argument pour proposer la suppression du juge d’instruction indépendant. Pour les politiques et pour l’opinion, dans le « scandale d’Outreau », les victimes sont définitivement les acquittés, et non les enfants.

 

L’abbé Dominique Wiel a écrit un livre en 2006, qu’il termine sur une lettre ouverte « aux aînés de Myriam et Thierry ». Il leur demande de revenir sur leurs « mensonges » : « Cette lettre, c’est d’abord pour que vous sachiez, l’un et l’autre, que je n’ai jamais cru un mot de vos “salades”, que je n’ai jamais cru à vos récits de viols, et même jamais cru à la culpabilité de vos parents. […] Le seul moyen de retrouver la joie, c’est de faire la vérité avec nous, et avec vos parents. Les adultes n’ont pas su vous aider jusqu’ici à revenir sur vos mensonges, mais il n’est pas trop tard, il ne sera jamais trop tard. »[11] Deux des enfants Delay lui répondront à leur façon une fois adultes dans un livre, en 2011 pour Chérif, et 2021 pour Jonathan, où, loin de revenir sur leurs supposés « mensonges », ils persisteront dans leurs déclarations, les mêmes qui avaient donné lieu à l’ouverture de l’enquête judiciaire en mai 2001. Ils y raconteront tous deux par ailleurs leur itinéraire, de familles d’accueil en foyers, et leur expérience de la rue à partir de leurs dix-huit ans, date fatidique à laquelle la protection de l’enfance se retire de toute responsabilité vis à vis de ceux qu’elle a jusqu’alors « pris en charge ». Depuis quelques années, le contrat jeune majeur peut aménager ce passage vers l’autonomie avec une aide qui comporte à la fois un suivi éducatif, social et psychologique, une aide financière et une aide en matière d’hébergement. Il y a un paradoxe de la politique en faveur des jeunes majeurs vulnérables : alors que l’aide apportée par les parents et la famille tend à s’accentuer et à se prolonger, les mesures de prise en charge des jeunes suivis par les services de l’aide sociale à l’enfance cessent entre 18 et 21 ans, un âge inférieur à celui auquel la plupart des jeunes accèdent à l’autonomie dans la société actuelle. Il est ainsi demandé plus de maturité et d’autonomie à ceux qui ont moins de ressources et de soutiens familiaux.

 

Jonathan, le plus jeune des frères, né en 1994, dit avoir traversé « l’irréparable » et, dans son livre, évoque la violence « sans limite » de son père, dès le plus jeune âge. C’est une scène terrifiante qui conduira sa mère à demander le placement en famille d’accueil, le 25 février 2000. Ce jour-là, elle résiste, et refuse de monter au cinquième étage les bières attendues par le père. « Ne supportant pas plus longtemps d’être privé de ses bières, il crie à ma mère qu’il va aussi me jeter sur le parking. Joignant le geste à la parole, il m’empoigne et m’emporte vers le balcon du salon, où il me soulève et me tient au-dessus du vide. Je peux décrire la peur qui me saisit. Mes frères, qui assistent d’en bas à la scène, en seront marqués aussi. »[12] En famille d’accueil, passée l’angoisse « d’être arraché du peu qu’[il] connaît », Jonathan s’installe progressivement dans une vie plus régulière, et prend confiance. Au cours de la première année, il livre, par bribes, à l’assistante familiale, les indices de son calvaire, s’autorisant petit à petit à « raconter l’insoupçonnable », qui a lieu aussi toutes les fois qu’il rentre chez ses parents le week-end. Le jeune adulte reconstitue les étapes de ses révélations à l’aide de son dossier judiciaire, et reproduit, comme pour objectiver le récit de ses épreuves, des extraits des procès-verbaux des services sociaux, de la police judiciaire qui le reçoit au commissariat jusqu’au début de l’enquête, en 2001, ou des rapports d’hospitalisation.

 

Il restera six ans dans sa famille d’accueil, qu’il devra quitter au moment du second procès : « Lorsqu’un enfant est placé dans une famille, il est fortement déconseillé de lui porter une trop grande affection. En quelque sorte, il faut garder une “barrière de sécurité sentimentale”, puisque les assistantes sociales peuvent être amenées à tout moment à le récupérer, parfois même sans aucune raison évidente. »[13] La nouvelle famille d’accueil ne s’entend pas avec lui, et six mois plus tard, « pour [ses] onze ans », il est transféré dans un Centre éducatif renforcé (CER), « sans délai, sans préavis, presque sans au revoir »[14], où il devient la tête de Turc des autres enfants, mais aussi des éducateurs. Trois mois après son arrivée, l’agression sexuelle d’un plus grand sur lui l’oblige à lui faire quitter le CER pour un foyer en Belgique, où les règlements sont très stricts, et les jeunes très durs entre eux. Il changera ensuite de foyer tous les deux ans pour terminer à seize ans dans un autre foyer où, dit-il, « Il m’arrive de fuguer pour fuir cette violence. Au moins une dizaine de fois en deux ans. Il n’est pas possible d’aller bien loin, je me fais toujours rattraper par la police. J’ai beau leur expliquer ce que nous subissons, que je suis battu par les éducateurs, ils ne veulent rien savoir. Après qu’ils m’aient reconduit au foyer, je dérouille. »[15] Deux mois avant sa majorité, il est transféré dans un dernier centre, plus dur encore. Là encore « sans délai, sans préavis », il est mis à la porte du foyer le jour de ses dix-huit ans, à minuit « pour des raisons de sécurité et d’assurance ». Commence alors, pendant plusieurs années, une vie d’errance. Sans domicile fixe, comme une répétition de ce qu’il a vécu jusqu’ici, il dort dans la rue et ne reçoit de soutien que de quelques amis ou de ses frères.  La dépression, et de multiples tentatives de suicide le conduisent en psychiatrie. Il trouve enfin du réconfort auprès de Christian, un psychosociologue présenté par une amie, qui l’héberge dans sa famille d’abord pour quelques semaines, finalement pendant près de quatre ans. Christian lui fixe des limites, « ne perd jamais foi, ni confiance », et son aide est précieuse. Avec lui, il entame « une forme de thérapie », qu’il poursuit avec un pédopsychiatre, pour surmonter ses cauchemars. « On ne choisit pas ses parents, ni sa famille, conclut-il. […] Mais on apprend à vivre avec. Selon mon expérience, c’est d’abord une question de choix. Le choix de décider ce que l’on veut vivre. Et donc d’en faire une force. D’ailleurs, c’est sans doute ce qui me fait tenir depuis le début. »[16]

 

Chérif est l’aîné de la fratrie, il est né en 1990 d’un premier mariage (forcé) de sa mère. Lorsqu’elle épouse Thierry Delay, celui-ci reconnaît l’enfant et, par racisme, change son prénom : il s’appellera Kévin. « Chérif faisait trop musulman à son goût. Il fallait gommer mes origines. Si quelqu’un dans le voisinage m’appelait Chérif Delay, il décrétait que son nom était sali »[17]. C’est donc sous son nom d’état civil qu’il signe fièrement son livre : Je suis debout. « Moi, ma normalité, c’était d’entendre Delay m’emmener aux toilettes pour me dire :  “Regarde, la merde ! Elle a la même couleur que toi. Donc, tu es de la merde !”. Je survivais dans un grand chaos. Ma mère ne me protégeait pas. La seule référence paternelle m’apprenait la haine. Delay… Sans doute n’imaginait-il pas voir un jour, à la vitrine des libraires, un livre portant son nom sur la couverture. Avec Chérif comme prénom. »[18]

 

Pour le préserver de la violence du beau-père, Kévin/Chérif est placé très jeune, vers l’âge de cinq ans, bien avant le début des viols. Pour oublier les sévices, les violences, jusqu’au coma, les expéditions nocturnes terrifiantes avec son beau-père dans les cimetières, Chérif se souvient que Kévin fuyait. Petit, il se mêlait aux enfants de l’école maternelle à côté de chez lui, et trouvait refuge à l’école, où il n’était pas encore inscrit. « L’école m’a sauvé », déclare-t-il. « Au fil du temps, ça s’est très mal passé. Ça ne pouvait être autrement. Mes pensées étaient dévorées par des monstres… Comment se concentrer sur l’accord d’un verbe alors que je n’étais personne ? »[19] (une note de bas de page précise qu’en réalité, à cette époque, on décrit Chérif comme « ayant une intelligence supérieure à la moyenne », et qu’il a de bonnes notes à l’école. Tout se dégrade après le début des viols). Il épuise un certain nombre de familles d’accueil : « Quand j’y repense, je réalise que j’ai systématiquement tout fait pour être rejeté par les adultes qui voulaient m’aider. Dès que je sentais naître une relation affectueuse, je la brisais. »[20] Une famille, Madame et Monsieur D., retient son affection. « Je leur ai foutu un bordel monstre et ils m’ont gardé, malgré tout. Je fuguais. Ma Tata cachait mes chaussures. Je fuyais en chaussettes… »[21] Entre deux fugues, son Tonton, avant la rentrée des classes, lui offre une « vraie flûte. Probablement la plus belle de la classe »[22]. Son goût pour la musique, « qui [lui] permettait de s’exprimer sans risque », lui vaut un 20 sur 20 ! Chérif se souvient de la fierté de Kévin, et commente : « La musique, c’est ma ressource à moi. Elle m’appartient. Elle m’a donné le pouvoir de m’exprimer à voix haute sans que personne m’en empêche. Je glissais mes mots et ma souffrance dans des morceaux de rap. Même si personne ne m’écoutait, je pouvais m’entendre éjecter ce qui m’étouffait. C’est différent de rouler des pensées dans sa tête et de s’entendre les dire. »[23]

 

À l’école, un psychologue venait le voir régulièrement.

 

« J’étais muré dans le silence. Je ne disais rien sur moi, mais combien de fois j’ai dit à une enseignante :

-       Aidez mes frères !

Une fois, j’ai dit :

-       Faut les placer !

-       Qu’est-ce que tu dis ?

-       Faut placer mes frères !

-      

[…] Quand j’arrivais à m’exprimer, toujours indirectement, personne ne saisissait. Je n’arrivais pas à dire les choses dans le langage des grands, mais je n’arrêtais pas de lancer des SOS, comme des bouteilles jetées à la mer… Aidez mes frères ! Je faisais des dessins. Il suffisait de les regarder. » [24]

 

La période des viols a commencé. Kévin avait alors six ans. Chérif raconte comment, progressivement, s’est constitué un « réseau » : « Je ne vois pas pourquoi on parle de réseau terroriste quand on arrête trois personnes et qu’on a peur du mot lorsqu’il y en a beaucoup plus ? »[25] Au moment du procès, il en identifiera sept, outre ses parents. Il se souvient de celle qu’il appelle Christelle : « J’étais attaché sur une chaise et devant moi, Christelle était violée. Elle me suppliait : « Kévin, aide-nous, Kévin, aide-nous… » Ce moment-là me hante ! Christelle n’avait pas dit « aide-moi », mais « aide-nous ! ». Cela a un sens très précis. À ce moment-là, j’étais le seul enfant à être placé en famille d’accueil. J’étais le seul à pouvoir parler en toute sécurité. »[26] C’est cette impuissance à protéger, en tant qu’aîné, ses frères et les autres enfants qui lui fera ressentir douloureusement son échec à pouvoir prendre la parole au cours du second procès. Dimitri, son frère cadet de deux ans, a parlé avant lui. Tout en rendant hommage à son courage, il est hanté par la culpabilité de s’être tu si longtemps. Lorsque, au foyer, un éducateur lui annonce l’acquittement des six accusés, jusqu’alors dissimulé pour contenir sa réaction, « L’explosion a été violente. J’ai tout cassé dans la turne. Mais ça ne m’a pas calmé. Je devenais fou. Oui, j’étais coupable ! Si j’avais témoigné, ce ne serait pas arrivé. […] Kévin reprenait le contrôle. Chérif était K.O, tout comme les services sociaux en France. C’était le chaos pour tout le monde. »[27] Il dira aussi : « Des hommes en robe avaient détruit à la hache le petit pont qui me reliait au monde des adultes. »[28]

 

Chérif est lui aussi passé par les foyers de la protection de l’enfance. À la majorité, il vole pour survivre, et, ultime fugue, met le nez dans la drogue : « J’ai fumé ou sniffé un peu tout ce qui était accessible et me faisait décoller : cocaïne, héroïne, speed… J’ai surtout pris de l’herbe. Ma toxicomanie m’a empêché de commettre l’irrémédiable. »[29] Les 30000 euros du procès ? De l’argent sale, dilapidé en deux mois. Son obsession est d’acheter un 9 mm automatique pour faire Justice avec un grand J. Ayant enfin réuni la somme nécessaire, il va à la rencontre du « fourgue » (revendeur d’armes) qui, lorsqu’il comprend son intention, refuse de lui vendre : « D’accord, tu vas tous les effacer. Ça va te soulager sur le moment, mais finalement, c’est eux qui auront gagné. […] Faut que tu fasses autrement. Faut que tu te retrouves face à face, avec la justice. Et tu lui dises tout ce que tu as sur le cœur. Parce qu’elle t’a volé. J’ai beaucoup réfléchi. Il avait raison. »[30] Dès lors commence l’entreprise rocambolesque de provoquer une mise en détention, pour rencontrer un procureur. Tout d’abord, il organise avec un ami mineur le faux casse d’un magasin, façon Pieds Nickelés, qui n’atteindra pas son but, puis l’agression d’un Polonais à la recherche de drogue. Cette-fois-là, il est bel et bien arrêté, mis en examen et conduit devant un procureur, dont la rencontre s’avérera, bien sûr, décevante. Il purge cinq mois de prison ferme, et fait plusieurs tentatives de suicide. C’est là qu’il rencontre Olivier, le psychologue du service, qui parvient à nouer le contact avec lui et à gagner sa confiance par ses interventions déconcertantes :

« Le premier jour, il s’est pointé dans ma cellule en me demandant : “Nom, prénom ?” Je lui réponds, immédiatement sur la défensive. Je me suis dit, vu son âge, c’est un débutant… Le lendemain, rebelote. Il surgit et me demande :

-       C’est qui, Myriam Badaoui ?

-       Ma mère, je lui réponds.

-       Je sais, mais c’est qui ?

-       Vous vous foutez de ma gueule ?

Pfff. Déjà reparti. Je me suis dit que c’était un clown. En fait, il n’a pas arrêté de me provoquer et l’incroyable s’est produit. » [31]

 

À sa sortie de prison, Chérif est recueilli à la Maison des Enfants de la Marine par Éric Legros, qui s’était déjà occupé de lui lorsqu’il avait quitté sa dernière famille d’accueil. Également psy, c’est un homme que Chérif a toujours respecté, comme il a toujours respecté les gamins qui lui sont confiés. Il lui propose alors d’intégrer un projet jeune adulte, avec un voyage en Afrique. Ce n’était pas la rédemption, mais, après maintes fugues et péripéties, Chérif, plus tard, trouvera sa voie en faisant le choix de s’installer au Sénégal. « La vie est devant moi et je veux enfin la maîtriser. Apprendre un métier, gagner ma vie à la sueur de mon front, probablement en Afrique. Là-bas, je suis un être parmi les autres. Personne ne me plaint ou m’évite à cause de ce passé que je n’ai pas choisi. J’ai été victime, je ne le suis plus. » [32]

 

Marianne Bourineau

 

 

[1] Serge Garde est le réalisateur en 2013 d’un documentaire sur l’affaire d’Outreau : Outreau – L’autre vérité.

[2] Delay C., en collaboration avec Garde S.,Je suis debout, Paris, Le cherche-midi, 2011, pp. 6-7.

[3] Cité par Fournier C., « Pourquoi la vérité judiciaire d’Outreau est mise en doute », France Télévisions, 18/05/2015,

[4] Delay C., en collaboration avec Garde S., Je suis debout, op. cit., p. 19.

[5] Delay J., Au-delà de l’irréparable, Montréal, Louise Courteau, 2021, p. 78.

[6] Fournier C., « Pourquoi la vérité judiciaire d’Outreau est mise en doute », op. cit.

[7] Delay C., en collaboration avec Garde S., Je suis debout, op. cit., pp. 20-21.

[8] Delay J., Au-delà de l’irréparable, op. cit., p. 79.

[9] Bensussan P., avec Florence Rault, La Dictature de l'émotion – la protection de l'enfance et ses dérives, Éd. Belfond, 2002.

[10] Wiel D., Que Dieu ait pitié de nous, Oh ! Éditions, 2006, pp. 173-174.

[11] Delay J., Au-delà de l’irréparable, op. cit., p. 79.

[12] Wiel D., Que Dieu ait pitié de nous, op. cit., pp. 252-253.

[13] Delay J., Au-delà de l’irréparable, op. cit., p. 17.

[14] Ibid., p. 87.

[15] Ibid., p. 94.

[16] Ibid., p. 101.

[17] Ibid., p. 140.[18] Delay C., en collaboration avec Garde S., Je suis debout, op. cit., p. 23.[19] Ibid., pp. 24-25.[20] Ibid., p. 36.[21] Ibid., p. 30.

[22] Ibid., p. 31.

[23] Ibid., p. 38.

[24] Ibid., p. 40.

[25] Ibid., pp. 42-43.

[26] Ibid., p. 52.

[27] Ibid., p. 60.

[28] Ibid., p. 104.

[29] Ibid., p. 96.

[30] Ibid., pp. 115-116.

[31] Ibid., p. 117.

[32] Ibid., p. 135.

[33] Ibid., pp. 170-171.


[1] Bensussan P., avec Florence Rault, La Dictature de l'émotion – la protection de l'enfance et ses dérives, Éd. Belfond, 2002.




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