Une image m’est restée de ma clinique avec des enfants autistes à l’Antenne 110. C’est celle d’un enfant autiste assis sur le siège des toilettes. Il n’en bougeait pas. Dans sa main droite, un étron. Dans sa main gauche, une pomme. Son regard alternait entre la pomme et l’étron. Il était hésitant, perdu. L’image ne l’aidait nullement à se décider. Son regard passait de la pomme à l’excrément, il semblait perplexe, et il ne savait pas dans quoi il allait mordre.
La question que ce garçon pose dans cette hésitation entre l’image de la pomme et celle de l’excrément, c’est une question sur l’image. L’image de la pomme, celle de l’étron, ça ne paraissait pas donner une signification à cet enfant.
Pour commencer ce travail, je vais interroger le concept de l’image. Il me faut la distinguer de ce qu’est un signifiant. Le registre de l’image n’est pas celui du symbole. L’image seule ne suffit pas, elle ne se substitue d’aucune façon au symbole. Dans un texte d’orientation, Jacques-Alain Miller nous donne des repères précis. L’image, par définition, n’est pas du signifiant. Il n’y a aucun Autre, grand A, dans l’image. Une image, c’est un support visuel, ce n’est pas un signifiant. Un signifiant, c’est ce qui s’articule avec un autre signifiant et ça donne une signification. Le signifiant qui s’articule dans une chaîne signifiante est producteur de sens. Ce n’est pas le cas de l’image qui ne se corrèle pas au symbolique.
Temple Grandin
Un exemple nous aide à saisir cette différence. Je vais le pêcher dans la clinique du sujet autiste. Pourquoi le sujet autiste ? Parce que le sujet autiste se repère davantage sur l’image que sur le symbole. J’ai découvert ça à l’Antenne 110 qui est une institution pour enfants autistes où j’ai travaillé longtemps. Notre orthophoniste avait créé, dans les années 80, un alphabet avec lequel chaque lettre valait comme une image. C’était extraordinaire, les enfants apprenaient très vite.
Certains d’entre vous connaissent le livre de Temple Grandin, Penser en images.
Cette femme autiste a témoigné avec clarté du chemin qui lui a permis de se débrouiller dans le lien social. Elle est arrivée à se débrouiller dans l’ordre symbolique grâce à un travail de classement des images qu’elle faisait défiler à toute vitesse dans son cerveau.
Habituellement, pour un sujet, le langage renvoie au concept, à l’idée, à la notion que le signifiant nomme. Ainsi, le mot chien renvoie au concept chien de façon générale et, dans un second temps, ce mot peut désigner un chien particulier.
Pour Temple Grandin, cela se passe de façon inverse. Voici ce qu’elle dit : « Contrairement à la majorité des gens, mes pensées passent d’images particulières ou d’images vidéo, à des concepts généraux. Par exemple, chez moi, le concept de chien est inextricablement lié à chacun des chiens que j’ai connus dans ma vie. C’est comme si j’avais un fichier avec la photographie de tous les chiens que j’ai vus. Ce fichier ne cesse de s’enrichir au fur et à mesure que j’ajoute de nouveaux exemples dans ma vidéothèque. »
Autrement dit, Temple Grandin n’a pas accès à l’idée générique du chien. Elle doit faire défiler tous les chiens qu’elle a connus pour se faire une idée de ce qu’est le chien comme concept.
Penser en images n’est pas sans inconvénients. Par exemple, quand il s’agit de tomber amoureux, Temple Grandin nous dit qu’elle y a renoncé. Son mode de pensée ne lui permet pas de trouver la clé de ce qui se passe entre deux personnes amoureuses. Car une relation amoureuse est faite de sous-entendus, d’équivoques, d’allusions. La langue qui touche aux sentiments amoureux est spécialement sous-entendue, équivoque et allusive. Les significations à saisir, pour Temple Grandin, lui échappaient. Et, parce que le discours amoureux est constitué par une langue qu’elle ne maîtrisait pas, Temple Grandin avait renoncé à affronter ce versant de la langue mouvante et de ce fait, à toute relation amoureuse.
Le fantasme est une image
Dans l’article de Jacques-Alain Miller « L’image reine » [1], Lacan interroge ce que pourrait être pour un sujet une vie sans l’appui du symbolique. Un sujet qui n’aurait que l’imaginaire à sa disposition.
Il y écrit que toute image, aussi importante soit-elle, n’est accessible à l’esprit que par le biais du signifiant. Appréhender une image passe pour le sujet humain par le signifiant. « L’image ne devient vraiment un élément du registre imaginaire qu’à la condition d’en faire un signifiant. » [2]
Dans notre champ, dans le discours analytique, ce qui est premier, ce n’est pas l’image. Ce qui est premier dans le champ de la psychanalyse, c’est le signifiant. « L’expérience analytique prescrit plutôt une suspension du champ perceptif au profit exclusif de la parole. » [3]
Parmi les différentes catégories d’images que cite Jacques-Alain Miller, il y a les images propres à la phénoménologie. Il y a aussi les images de l’art, produites et exposées pour libérer une satisfaction qui n’est pas aisément situable. Il y a encore et spécialement dans notre champ les images qui relèvent de ce que nous rencontrons dans la psychanalyse sous le nom de fantasme. Il y a pléthore d’images, les masques, les déguisements, les doubles, les simulacres, les fétiches…
Ces images citées par Jacques-Alain Miller me paraissent toutes relever de cette fonction de médiation que joue l’imaginaire pour traiter le réel auquel le sujet est confronté.
Prenons l’exemple du fantasme. En quoi est-ce une image de médiation, une image protectrice ?
Le fantasme n’est pas chose aisée à définir. Je le saisis, dans une première approche, à partir de ce que Freud en dit. Un texte court nous suggère la fonction et la nécessité du fantasme pour un sujet, « Le roman familial des névrosés ». Dans ce texte, Freud nous rappelle combien il est essentiel pour tout être humain de se détacher de l’autorité de ses parents. Essentiel pour le progrès de l’humanité, nous dit-il. Il y a toutefois des personnes qui échouent dans cette tâche. Ce sont les névrosés.
Au départ, nous dit Freud, « pour le petit enfant, les parents sont d’abord l’unique autorité et la source de toute croyance. » Devenir semblable à eux, devenir grand comme le père et comme la mère, c’est le désir le plus intense de ces années d’enfance.
L’enfant, le petit enfant, a d’abord affaire avec un Autre – je l’écris grand A – avec un Autre non barré. Un Autre – ici les parents – qui est sans faille, un Autre parental dont l’enfant ne doute pas du caractère incomparable et unique qu’il leur attribue.
Vient assez rapidement un second moment où l’enfant découvre peu à peu que l’Autre parental n’est pas aussi lisse et parfait qu’il ne l’imaginait. L’enfant fait la connaissance d’autres parents, il les compare aux siens, et le temps démarre où il commence à critiquer ses parents. Il leur en préfère d’autres, il a l’idée qu’il est trop souvent évincé et qu’il n’a pas, en retour de son attachement à ses parents, l’amour qu’il mériterait. Il lui vient alors parfois à l’idée qu’il est un enfant adopté ou un enfant d’un autre lit.
Dans son écrit, « Le roman familial des névrosés », Freud décrit ce processus comme un stade qui est rarement remémoré consciemment. « Une activité fantasmatique particulièrement importante » se manifeste à cette époque. Ces fantasmes, ces rêves diurnes, ces rêveries éveillées « servent à accomplir des désirs, à corriger l’existence telle qu’elle est ».
Face au réel tel qu’il est, le sujet prend appui sur le fantasme pour se soutenir, pour supporter le réel. « L’activité fantasmatique prend pour tâche de se débarrasser des parents, désormais dédaignés, pour leur en substituer d’autres, en général d’un rang social plus élevé. »
Un autre texte fait écho à celui du roman familial des névrosés, c’est celui, de 1924, « Perte de réalité dans la névrose et dans la psychose », où Freud indique que, dans la psychose et la névrose, il y a « une tentative pour remplacer la réalité indésirable par une réalité plus conforme au désir. »
La possibilité, continue Freud, en est donnée par l’existence d’un monde fantasmatique où le sujet névrosé puise le matériel qui réponde à ses désirs.
Le fantasme sert au sujet à corriger l’existence telle qu’elle est. On voit bien ici la fonction d’image que prend le fantasme. L’enfant remplace l’image dégradée qu’il se fait de ses parents par une image qui lui convient mieux.
Lacan, dans le Séminaire consacré au désir et à son interprétation, déplie le fantasme dans son rapport au désir. Il introduit le concept du fantasme par le registre de l’imaginaire. Le sujet de l’inconscient se corrèle avec une image qui lui convient. Dans un second temps seulement, l’image de l’objet se décline comme un réel.
Je conclus cette première partie avec cette thèse forte : les images sont nécessaires à l’enfant, elles font support, médiation, elles protègent le sujet d’un réel insupportable.
Les images qui ne font pas médiation
Dans l’argument que Philippe Lacadée a écrit pour cette journée, Philippe nous dit qu’il y a certaines images qui viennent court-circuiter cette fonction de médiation propre à l’imaginaire.
Ces images court-circuitent la fonction de l’imaginaire. Elles ne sont pas sans effet : elles sont addictives et elles ont un effet en raccourci sur les rêves de l’enfant.
Alors, il faut en déduire qu’il y a deux types d’images.
Il y a celles que propose Jacques-Alain Miller, dans son texte « L’image reine », celles qui sont au fondement de ce qu’un enfant se construit comme monde. Elles sont nécessaires à l’enfant. Bruno Bettelheim avait, il y a longtemps, donné toute son importance aux images qu’un enfant pouvait trouver dans les contes de fées. Les images du loup, du berger, de la sorcière, de l’ogre, chacune de ces images constitue une scénographie nécessaire à chaque enfant quand il affronte le monde et le lien social.
Ensuite, il y a les images qui font court-circuit, les images qui nous inondent aujourd’hui, celles auxquelles les enfants sont assaillis par le biais de la télévision, de leur écran de console, de tablette ou d’ordinateur. Philippe Lacadée les a appelées des images immédiates.
Les premières sont nécessaires au développement d’un sujet ! Elles donnent matière à l’imagination des enfants et elles permettent à ceux-ci de se construire une réalité à leur mesure.
Les secondes font court-circuit. Elles produisent une addiction, je n’ai pas eu l’occasion d’entendre ce matin Laetitia Jodeau-Belle qui vous a parlé des Hikikomori. Là, pour ces jeunes enfermés dans leur chambre et connectés à leur ordinateur, il s’agit clairement d’une addiction dramatique.
La question à développer maintenant est celle des images immédiates. En quoi, viennent-elles fasciner autant les enfants comme les adultes ? La question est très actuelle. Elle ne se posait pas de la même façon avant que les réseaux sociaux ne prolifèrent. Ces réseaux, nous connaissons leurs noms : Facebook, Twitter, rebaptisé X, TikTok et beaucoup d’autres encore.
Ces réseaux ciblent les enfants et les grandes personnes aujourd’hui. Et, ils le font avec des techniques sophistiquées en manipulant les algorithmes et d’autres variables pour aliéner le sujet.
Je ne suis nullement un spécialiste du numérique ni un ingénieur de l’image pour décliner les nombreuses variables mises en place pour aliéner le spectateur.
Les vidéos qui circulent me paraissent répondre à de nombreuses conditions. Celles-ci sont mises en place pour obtenir une addiction. Les vidéos sont courtes, elles sont annoncées en lettres capitales. On trouve des suggestions qui ne cessent de surgir à droite de l’écran. Ces suggestions se déclinent à partir d’un certain nombre d’algorithmes qui correspondent au profil du sujet. Et, surtout, il suffit d’un geste ou d’un clic simple et immédiat pour permettre de passer d’une image à l’autre, d’une vidéo à la suivante…
Ce qui me paraît assuré, c’est qu’aujourd’hui, ces différentes techniques sont encore plus puissantes grâce à l’intelligence artificielle. Les résumés de réunions, les e-mails, toutes les communications avec l’autre seront (et sont déjà) facilitées grâce à l’intelligence artificielle.
Dans le dernier numéro de sa revue Horizon, L’Envers de Paris a publié un dossier : « Dans la jungle du numérique ». Gilles Chatenay, un collègue de Nantes, un passionné du virtuel et de ses fondements, y développe comment l’intelligence artificielle emporte une forclusion du dire. Je le cite : « En fait le monde de Big Data, le monde de la numérisation de tout, est un monde plat dans lequel aucun sujet n’est représenté par aucun vecteur, dans lequel il n’y a aucune représentation. […] Il n’y a pas de sujet dans Big Data. Le sujet y est forclos. » En outre, sans reprendre ici toute sa démonstration, Gilles Chatenay nous explique que l’intelligence artificielle ne procède que par corrélations, calculs statistiques de probabilités. Elle cherche à anticiper le signifiant le plus proche de ceux qui lui sont soumis. Autrement dit, l’intelligence artificielle ne se déploie que par métonymie. S’il n’y a que la métonymie dans l’intelligence artificielle, cela entraîne qu’il n’y a pas de métaphore, pas de substitution, pas de coupure, pas d’acte, pas d’énonciation.
Un moment clinique à l’Antenne 110 avait été à ce titre enseignant pour moi. Ma première expérience avec les écrans et le numérique date des années 2000. J’avais proposé un atelier « jeu sur ordinateur » avec des enfants. Un des enfants, autiste, était particulièrement enthousiaste par cet atelier. Il était littéralement aspiré par le jeu que je lui avais proposé. Je n’arrivais pas à le décoller de l’écran tant qu’il n’était pas arrivé à la fin du processus dans lequel il s’était engagé.
C’était un jeu dans lequel un personnage de bande dessinée devait trouver, dans un long périple, un trésor tout au bout de la course. Ce personnage traversait de nombreuses aventures dans différents mondes et je me souviens de la richesse et de la qualité des images propres à chaque monde. C’était un magnifique jeu illustré sur ordinateur ! Pour moi ! Car il m’est apparu que l’enfant n’était nullement séduit ni fasciné par les images. J’ai très vite eu le sentiment que les images l’encombraient. Il n’en avait rien à faire. Une seule chose l’intéressait, c’était de trouver la logique interne du jeu, l’ossature du jeu, si je puis dire. Ce qui animait l’enfant dans l’atelier, c’était de trouver le trésor en un minimum de temps. L’habillage du jeu, le décor, les images ne lui importaient pas. Seul, le chemin logique le captivait. L’image était superflue. Cet enfant était capté par le seul symbolique en jeu. Un symbolique où l’image est superflue. Ce symbolique est complet, il n’est pas troué, c’est un symbolique que Lacan qualifie comme un « Autre préalable ».
Le cas de cet enfant dans l’atelier nous enseigne. Le sujet autiste doit se débrouiller dans la réalité sans le secours d’un fantasme. L’objet, pour lui, n’a pas été extrait, il n’élabore pas un fantasme pour se soutenir dans la réalité. Cet enfant était aliéné à son jeu. Et, dans ce cas-ci, ce n’est pas l’image qui est responsable d’avoir court-circuité l’imaginaire nécessaire à l’enfant pour construire sa position fantasmatique. Au-delà ou en deçà de l’image, cet enfant ne s’intéressait qu’à l’articulation purement symbolique du jeu. Un symbolique complet et dès lors, je le propose ainsi, un symbolique en raccourci sur le réel.
Un écran trop réel
Pour faire un tour supplémentaire sur ce que sont ces images immédiates, Jacques-Alain Miller nous propose une piste qui me paraît centrale pour notre propos. Son texte « L’image reine » nous éclaire sur les différents moments de l’enseignement de Lacan sur l’image.
Dans un premier temps, l’imaginaire pour Lacan est étroitement corrélé au spéculaire, au miroir. Le miroir introduit avec certitude une division entre l’Un et l’Autre. Il y a l’être d’un côté du miroir et de l’autre côté, il y a son apparence.
Dans un second temps, il y a ce que JAM appelle l’au-delà du stade du miroir. Là, vient s’inscrire le désir, la pulsion, le fantasme. Pour aborder ce second temps, je dois faire un détour sur le regard, sur l’objet regard ou encore sur la pulsion scopique.
Le regard est d’une certaine façon le paradigme de l’objet petit a. Je m’avance ici entre ce qui distingue le regard de la vision. La vision se définit du spéculaire, le regard, c’est tout autre chose.
L’image n’est pas équivalente au regard
Dans le Séminaire xi, Lacan fait valoir que, dans le champ de l’image, il y a toujours quelque chose qui s’y trouve éludé – « c’est ça qui s’appelle le regard », nous dit-il.
Cette partie du Séminaire xi, où Lacan développe l’image en lien avec la pulsion, Jacques-Alain Miller l’a intitulée : « Du regard comme objet petit a ».
Ces chapitres traitent de la schize de l’œil avec le regard. Ils rendent compte de l’opposition et de l’antinomie entre l’œil et le regard. La vision, c’est la fonction de l’organe de la vue. Alors que le regard ne concerne pas la biologie, ni aucun organe, il ne s’agit pas de la vision. Le regard tient, lui, à ce qui s’inscrit du désir du sujet. Retenons ce lien que fait Jacques-Alain Miller entre le regard et le désir du sujet. Entre le regard et la vision, il y a une antinomie radicale…
Lacan nous guide et nous fait saisir ce qui dans un tableau nous hypnotise. C’est un point central de ce qu’il nous enseigne sur le regard. Il y a quelque chose qui est donné à voir, nous dit-il, quelque chose qui touche au sexe, aux organes sexuels, au désir, à la libido, à l’amour, à la vie, mais ce quelque chose, on ne le voit pas d’emblée. Ce quelque chose est là pour être vu, mais on ne le voit pas.
C’est comme si l’œil du spectateur, d’être trop fasciné par le dessin, voilait un quelque chose que Lacan désigne comme un mode de l’objet petit a. Dans un tableau, nous dit Lacan, quelque chose se trouve toujours éludé.
Les chapitres consacrés au regard, du Séminaire xi, nous rendent compte de cette élision qui s’opère dans la vision. Je le cite : « Dans notre rapport aux choses, tel qu’il est constitué par la voie de la vision, et ordonné dans les figures de la représentation, quelque chose passe, glisse, se transmet […] pour y être toujours à quelque degré éludé – c’est ça qui s’appelle le regard. »
Dans le fait de voir, il y a toujours quelque chose qui est escamoté, quelque chose qui n’est pas vu et c’est ça qui s’appelle le regard. Le regard, Lacan en fait un des objets a où le sujet vient s’y satisfaire, il symbolise le manque central qui s’exprime dans l’opération de la castration. Le sujet, quand il contemple un tableau, par exemple, ne sait pas, il ignore que sa satisfaction provient d’un au-delà de l’apparence, d’un vide central au cœur du tableau.
C’est pourquoi, Lacan corrèle le regard comme objet a au désir. Je le cite : « D’une façon générale, le rapport du regard à ce qu’on veut voir est un rapport de leurre. Le sujet se présente comme autre qu’il n’est, et ce qu’on lui donne à voir n’est pas ce qu’il veut voir. C’est par là que l’œil peut fonctionner comme objet a, c’est-à-dire au niveau du manque (- phi). » [4]
Cette dernière citation nous donne une clé : l’œil fonctionne comme objet petit a, c’est-à-dire au niveau du manque (- phi), soit au niveau de la castration. Et ça me paraît central. C’est au niveau de ce manque, de cette élision, de ce vide central au cœur du tableau que le plus de jouir (a) surgit.
Le regard, dit Jacques-Alain Miller, est l’incarnation de l’objet a. C’est pourquoi une œuvre d’art procure un plaisir. Il y faut le surgissement de l’objet a sur le fond d’un manque central. De nombreux commentateurs spécialisés nous évoquent la tâche, Roland Barthes l’a épinglée comme le punctum dans l’image. Il distingue le studium (l’intérêt de l’image comme telle) et le punctum (l’élément imprévisible de l’image qui saisit le spectateur).
Tout ce développement reste complexe à saisir. Retenons l’essentiel : l’image contient un vide central, un trou, une tâche qui vient satisfaire l’œil de celui qui regarde.
Je reviens à ma question sur le statut de ces images immédiates. Ont-elles le même statut que celles de l’art, d’une peinture ou d’une gravure ?
Ma réponse est négative. Il ne s’agit pas des mêmes images ! Qu’est-ce qui alors les différencie ?
Voici ce que je propose à la discussion. Les images qui défilent aujourd’hui sur nos écrans, celles que Philippe Lacadée appelle les images immédiates, ces images me paraissent ne pas répondre à cette structuration de l’image qui emporte un vide central.
Je dirais que les images d’aujourd’hui sont plates, elles ne relèvent que du spéculaire, on pourrait même dire qu’elles sont des images pures, c’est-à-dire des images qui n’embraient pas sur l’objet a à partir d’un manque.
Concernant l’enfant autiste, dont je disais qu’il était aspiré et scotché au jeu sur l’ordinateur, je proposais que, pour lui, l’image se réduisait, en raccourci à un pur symbolique.
Ne pourrait-on pas avancer maintenant que les images immédiates sont des images qui se réduisent à un pur réel. Un réel plat, où l’objet a n’est pas marqué par le manque, le vide, la castration.
Le numérique, les images qui ne cessent de proliférer sur nos écrans, nous démontrent aujourd’hui que l’objet petit a, le plus de jouir, ne participe plus à l’élaboration d’un fantasme, il ne soutient plus la réalité du fantasme.
Pour le dire avec Jacques-Alain Miller, l’objet a soutient aujourd’hui la réalité comme telle. Cela peut se traduire dans les termes d’une réalité devenue fantasme.
Jacques-Alain Miller, dans un article de la Cause du désir no 105, va jusqu’à affirmer que le plus-de-jouir est partout, il entre dans le réel, il l’a colonisé. C’est le fantasme partout. Le plus-de-jouir s’est trouvé déréglé par cette révolution de l’image, et de ce fait, il ne soutient plus la réalité du fantasme.
D’un côté, il y a l’enfant autiste, qui n’a pas accès à un fantasme et qui reste perplexe devant l’image de la pomme et de l’étron dans chacune de ses mains. De l’autre côté, il y a aujourd’hui dans nos sociétés une prolifération des images où le sujet ne peut plus soutenir son désir et sa réalité dès lors que celle-ci se retrouve noyée par un plus-de-jouir qui n’est plus cadré par la castration.
Bruno de Halleux
[1] Miller J.-A., « L’image reine », La Cause du désir, 2016/3, n° 94, p. 18-28.
[2] Ibid., p. 19.
[3] Ibid., p. 20.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 1973, p. 96.
Comentários