Du secret de la jubilation au pas-tout
Une place laissée vide
Au congrès de Marienbad, en 1936, Jacques Lacan lit son texte sur le stade du miroir, mais il dira dix ans plus tard : « Je ne donnai pas mon papier au compte rendu du congrès [1]». Dégageant une place vide, inaugurale dans son enseignement, c’est à partir de cette place qu’il est entré dans la psychanalyse, par un point extérieur à l’élaboration freudienne et post-freudienne : « véritable point d’Archimède [2] ». Va s’engendrer une suite de présentations du stade du miroir dont la périodicité se repère comme correspondant à des scissions dans le mouvement psychanalytique, provoquées par son enseignement.
De 1938 à 1953, Lacan expose la spécificité du monde imaginaire. Il fait de l’imago le cœur de la causalité psychique. De 1953 à 1964, il aborde l’effet du symbolique sur l’imaginaire à partir de « l’inconscient est structuré comme un langage » et « l’inconscient est le discours de l’Autre ». En conséquence, il modifie sa présentation du stade du miroir à partir de l’introduction de l’Autre, le relativisant en tant que soumis à l’ordre du symbolique et à la logique du signifiant. C’est ce qu’il formalisera avec la topologie du schéma optique, la subordination de l’imaginaire à une causalité signifiante. De 1964 à 1980, il donne au stade du miroir une autre écriture, topologique, avec l’introduction du regard comme objet a au lieu de l’Autre. Là, il n’est plus relativisé mais va prendre une dimension irréductible, une consistance imaginaire, notamment à partir d’un point aveugle, une partie manquante (-φ) qui correspond à ce qui du réel n’est pas spécularisable, ce qui ne s’investit pas libidinalement dans l’image, du fait qu’une part de la libido reste investie au niveau du corps propre. Une part de la libido se trouve engagée dans des investissements dits objectaux qui fondent l’objet a. C’est ce qu’il appelle, dès le Séminaire L’Angoisse, en 1962, l’objet a, objet cause du désir mais aussi « support du désir dans le fantasme, [qui] n’est pas visible dans ce qui constitue pour l’homme l’image de son désir [3] ». Ce manque à investir, c’est donc ce que Lacan appellera (-φ), investissement phallique qui ne se transfère pas dans l’imaginaire. Ce qui fait qu’au-dessus de l’image virtuelle de l’illusion i’(a), seule image accessible au sujet par le biais de la médiation de l’Autre, il y a une place laissée vide là où devrait être (-φ). Lorsque a vient masquer – mais aussi marquer – cette place où il ne devrait rien y avoir, c’est là qu’apparaît un affect, l’angoisse qui, comme tel, est discord.
Dans Télévision, Lacan précise « l’affect vient-il à un corps dont le propre serait d’habiter le langage, – l’affect, dis-je, de ne pas trouver de logement, pas de son goût tout au moins [4] », signalant par-là que l’affect en tant que discord est touche du réel.
De la discordance à la discorde
Les termes de discorde et de discordance reviennent en leitmotiv dans les textes de Lacan, avec le fait que l’imago, puis le signifiant, sont posés comme pouvant suppléer à la discordance, dans la mesure où l’un comme l’autre est supposé introduire la forme. Il y a un chaos originel du vivant humain, « une discordance primordiale entre le Moi et l’être [5] ». Une opposition partage le sujet lui-même : le Je du stade du miroir n’étant autre qu’un rapport entre deux ordres hétérogènes, « le conflit universel entre Philia, l’amour, et Neikos, la discorde [6] ». Mais, quand Lacan met en évidence le « il n’y a pas de rapport sexuel », l’absence de complémentarité entre les deux sexes chez le sujet humain nous amènera à une nouvelle définition de la discordance qui reste encore un nom mis sur le rapport du sujet au réel comme impossible : « Notre pas-tout, c’est la discordance [7] » dit-il, dans son Séminaire …ou pire.
Donc, ce qui fait discord, c’est ce pas-tout, ce manque, que l’on retrouvera aux trois niveaux de périodicité dans la théorie de Jacques Lacan. C’est un autre nom du réel, de la jouissance, du reste, de ce qui restera hors-sens.
Enfin, ce qui fait discord, vous pouvez l’entendre aussi comme le dit-corps, une façon de nouer cette discordance primordiale entre le corps du vivant et le langage, c’est-à-dire le corps du symbolique. Lacan a toujours mis en avant cette idée que le langage est corps : « corps subtil, mais il est corps [8] ». C’est un corps qui donne corps. C’est ce qu’il reprend dans Radiophonie, où il développe l’idée que c’est le corps du symbolique, corps incorporel qui, en s’incorporant, vous donne un corps. Ce corps que l’on dit nôtre, c’est le langage qui nous le décerne. Le corps n’est un fait que d’être dit : c’est le dit-corps, ce qui nous différencie de l’animal qui, lui, n’a pas un corps : l’animal est un organisme.
Est-ce d’actualité encore de parler du miroir ?
Lors du cinquantenaire de ce stade du miroir « qui n’est pas d’histoire [9] », comme il l’écrivait, Jacques-Alain Miller, faisait deux remarques importantes. Il le présentait comme un mathème incarné [10], notant qu’il y avait peu de concepts qui soient ainsi entrés au niveau le plus quotidien dans notre pratique : méfiance à l’égard de la relation duelle et usage pratiquement permanent du stade du miroir. La deuxième remarque en dévoilait le secret : la division subjective. Ainsi, la réalité, dès le stade du miroir, est-elle précisément celle du sujet : « la réalité du sujet [11] » et s’illustre dans l’image spéculaire à la fois illusoire et structurale. Cela rejoint la démarche de Freud, il n’y a pas d’autre réalité à prendre en compte que celle du sujet.
Lacan, dans L’Étourdit, nous livre un souvenir d’enfance précieux : « Moitié dit en français que c’est une affaire de moi, la moitié de poulet qui ouvrait mon premier livre de lecture m’ayant en outre frayé la division du sujet. [12] » Le 21 janvier 1970, il avait dit que ce qu’il enseignait, depuis qu’il articulait quelque chose de la psychanalyse, pourrait s’intituler « Histoire d’une moitié de sujet [13] ».
Au cours d’un cartel avec Éric Laurent, préparatoire à la journée du CEREDA, L’autre du bébé [14], j’avais travaillé deux livres de psychanalystes de l’IPA en France : Psychopathologie du bébé [15] et Penser, parler, représenter [16]. Le second est un livre simple, qui a le mérite de dire que la psychanalyse est devenue le champ de la parole et a peu à peu oublié le corps, sur lequel elle s’étayait au départ. Les auteurs proposaient donc un retour au corps, à ce qu’ils appellent un en deçà du langage et s’intéressaient à l’image du corps et au miroir sonore. Prenant appui sur le fait que, dans la clinique, l’image du corps connaissait un regain d’intérêt, grâce aux pathologies dites psychosomatiques, grâce aux dits troubles du narcissisme, aux personnalités dites narcissiques et aux dits états-limites, qu’ils trouvaient de plus en plus nombreux. Évidemment, sans aucun repère de structure, le problème du corps, de ses limites, de ses enveloppes, du contenant et du contenu, est devenu l’objet de recherches nombreuses et de thérapeutiques tout aussi nombreuses. Quatre points s’en dégagent.
Si l’on en reste à l’imaginaire pur tel que Lacan avait essayé de l’aborder par l’éthologie, on sort du champ freudien par un effacement de la dimension de la parole. Or Lacan avait mis en avant ne se « fier à rien qu’à cette expérience du sujet qui est la matière unique du travail analytique [17] ». Dès le début, dans ses références éthologiques, il précisait que le stade du miroir impliquait un partage entre le symbolique et l’imaginaire. Donc, pour lui, la référence à l’éthologie n’est féconde qu’à être fidèle au dispositif freudien qui est de parole et non d’expérimentation, c’est-à-dire l’articulation du sujet à l’Autre. C’est ce que méconnaît Lebovici dans son recours à l’éthologie de Bowlby. Ils traquent par la vidéo le portage adéquat, le comportement d’élevage, la pulsion primaire d’agrippement, comment l’enfant s’agrippe au corps de la mère et comment celle-ci y répond. Niant cette discordance primordiale d’essence, ils proposent avec Daniel Stern « un accordage affectif », c’est-à-dire l’harmonisation des affects par ce retour à l’étude des micro-échanges éthologiques mère-enfant. Lacan, en 1966 [18], précisait que même l’éthologie animale contredisait cette visée d’harmonie.
Anzieu, lui, propose un miroir sonore « en peau auditivo-phonique » ; un miroir sonore qui doit être suffisamment bon, qui ne doit être ni discordant, ni brusque, ni impersonnel. « Le miroir sonore puis visuel n’est structurant pour le soi, puis pour le moi, qu’à condition que la mère exprime à l’enfant à la fois quelque chose d’elle et de lui et quelque chose qui concerne les qualités psychiques premières éprouvées par le moi naissant du bébé ». Le miroir du Moi Peau, « c’est une figuration dont le moi de l’enfant se sert au cours de phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme moi à partir de l’expérience de la surface du corps. [19] »
Françoise Dolto, elle, s’intéresse à l’image du corps dans sa dimension symbolique. Dans le livre qu’elle consacre à ce sujet, L’image inconsciente du corps, elle écrit : « on a tort de valoriser la dimension scopique de l’expérience du miroir, car l’aspect relationnel et symbolique est tout aussi important ».On pourrait la suivre dans son souci de ne pas trop valoriser la dimension scopique, mais ce qu’elle rate reflète sa prise de position sur les stades dans sa réponse à Jacques Lacan dans le Séminaire XI, juste avant que celui-ci introduise la schize de l’œil et du regard [20]. Ratant la schize, et par là la structure, elle va se rabattre sur le relationnel en insistant sur la présence au côté de l’enfant d’une personne qu’il connaît, « qui, avec lui, face au miroir, lui montre qu’elle aussi répond à ces mêmes curieuses conditions de réflexion sur cette surface plane et froide ». Ce qui est aliénant, dit Dolto, ce n’est pas l’imago de l’autre, c’est le fait que l’expérience n’est que scopique, c’est-à-dire plane et froide, lorsque l’appel est sans réciprocité chaleureuse. Au froid du miroir doit répondre le miroir de la chaleur humaine, de la présence d’autrui. « C’est donc grâce à notre image du corps croisée à notre schéma corporel que nous pouvons entrer en communication avec autrui et c’est dans l’image du corps, support du narcissisme, que le temps se croise à l’espace, que le passé inconscient résonne dans la relation présente ». Elle en reste à la prématuration comme discordance primordiale, au temps de la naissance comme castration ombilicale, montrant comment « tout au long de l’évolution de l’être humain, la fonction symbolique, la castration et l’image du corps sont liées ». Les auteurs de ce livre mettent sur le même plan Wallon, Lacan et Zazzo comme les trois théoriciens du miroir – mais, coincé entre le Wallon de 34 et le Zazzo de 83 – Jacques Lacan se révèle être celui qui n’a pas raté l’essentiel du stade du miroir, c’est-à-dire l’affect de jubilation. Ce qui ferait discord pour Lacan dans le miroir, c’est un affect de jubilation. Cela redonne toute sa valeur à la mise en évidence de l’investissement libidinal, « la transfusion de la libido du corps sur l’objet », ce qui lui permet, dans le contexte de bagarre où il énonçait ça, de reprendre le terme du narcissisme et de remettre le moi à sa juste place. En attaquant l’ego psychology, il donne au Moi sa juste place. Le moi n’est ni unifiant, ni unifié, c’est « un bric à brac d’identifications imaginaires » : « le Moi vient servir à la place laissée vide pour le sujet [21] ». Cela veut dire que le sujet comme tel n’est pas spécularisable, car ce qui est perdu dans le miroir, c’est l’image de celui qui est en train de se mirer, c’est ce point de fuite où il rappelait la place du sujet. Le sujet, en effet, on n’en a qu’une trace, témoignant de cette place laissée vide.
Dès 1934, Wallon, lui, posait l’image comme un objet sensoriel parmi d’autres et c’est sans doute pour cela qu’il a négligé cet élément essentiel de ces observations d’enfants devant le miroir, à savoir le « Ah ! » de l’affect de jubilation. Wallon parlait, lui, de l’image spéculaire en termes cognitifs de représentation : l’enfant se reconnaissant, il y a un progrès dans l’ordre de la connaissance de son corps comme objet dans le monde. Zazzo, lui, met en avant l’analyse génétique de mécanismes cognitifs : « l’identification de soi ne surgit pas dans une illumination soudaine que traduirait, comme ont prétendu certains auteurs, l’éclat de jubilation. L’identification, l’appropriation de l’image spéculaire, s’opère sans doute par un long processus avec des moyens probablement multiples, des tonalités affectives contradictoires ». Là où Wallon et Zazzo vérifient progressivement la mise en place d’une capacité fonctionnelle objective, Lacan, lui, détache ce qui fait discord : un affect, un signe, la jubilation qui vient vérifier dans l’après-coup l’effectuation de ce qu’il appellera un « insight configurant [22] », c’est-à-dire une vue qui a donné forme à quelque chose, ou encore une identification qui vient réorganiser le système du sujet. Il s’agit là d’un moment logique : d’ailleurs, à ce moment-là, Lacan ne parle plus de stade mais de « phase [23] ».
Si Lacan n’a pas raté ce moment logique, c’est qu’à ne pas méconnaître le sujet, et sa division, il a reconnu dans cet affect une subjectivation renversant l’angoisse liée aux tensions de la discordance primordiale.
Le secret de la jubilation
On l’a vu, la notion du stade du miroir repose sur une béance, sur une discordance, sur une insatisfaction de reconnaissance, témoignant de l’écart entre l’expérience vécue du corps et sa forme. « La totalité imaginaire est décomplétée par le vécu du sujet », précisait Jacques-Alain Miller [24].
Lacan va dire, en 1966, que le secret de la jubilation est la couverture d’un manque. L’image vient masquer le vif d’une fonction de manque. Cette fonction de manque que, dans un premier temps, Lacan rattachait à une discordance imaginaire de prématuration, à une crise biologique, il va en reparler comme d’un manque plus critique. Cette béance qui, en 36 et 49, se présentait comme biologique, liée à la prématuration de naissance, il la reprendra plus tard à un niveau logique, que ce soit dans la logique du signifiant, quand il nous dit que le drame du sujet dans le verbe, c’est qu’il y fait l’épreuve de son manque à être et qu’une image vient parer à ce moment de manque en en supportant tout le prix du désir, ou que ce soit dans ce qu’il appellera un autre ordre : « nul pas dans l’imaginaire peut-il franchir ses limites, s’il ne procède d’un autre ordre ? » [25]. Cet autre ordre, c’est ce qui est en jeu dans l’échange des regards entre la mère et l’enfant. C’est cet échange qui s’efface dans le secret de la jubilation narcissique. Voilà un autre ordre logique : l’objet regard qui s’exclut dans la résorption spéculaire, un échange comme tel insaisissable et qui vient faire discord. Précisons ici que ce n’est pas le regard qui se perd dans l’imaginaire, mais c’est l’échange, c’est-à-dire le rapport du sujet à l’Autre.
Lacan, dans son texte De nos antécédents, va se critiquer, car il a laissé trop de place à la présomption de la naissance : « donner son efficace de la discordance imaginaire, c’est encore laisser trop de place à la présomption de la naissance [26] ». La causalité n’est donc plus dans l’imago, mais dans le manque que couvre l’image. Le stade du miroir garde néanmoins sa valeur qui est de définir l’imaginaire par le corps. La béance, ici rapportée à l’organique, sera déduite plus tard de la logique du signifiant. La théorie de Lacan incluant un manque qui se retrouve à tous les niveaux.
Le discord des trois périodes
Trois périodicités de la présentation du miroir comme trois temps de discordances, repérer ce qui y fait discord.
La première période : la discordance de la prématuration
L’imago de l’autre dégage un axe a < a’, mais produit de fait un nouveau discord. Le remède de la discordance primordiale, de la prématuration du corps vivant débouche sur le discord de la relation d’exclusion « ou toi, ou moi », la relation d’agressivité... Dans le schéma, la direction de la flèche a une valeur causale :
La deuxième période : la discordance du parlêtre due à l’introduction de l’Autre symbolique
L’enfant au miroir attend un signe, un geste, une réponse, une reconnaissance, que le tiers qui s’incarne dans l’Autre lui réponde. Il attend de la présence de l’Autre quelque chose qui lui ouvre l’avenir, qui mette son être en perspective, ceci à partir de la constitution de l’idéal du moi pour soulager « son ineffable et stupide existence ». Mais, là aussi, il y a un nouveau discord, pas tout de son être ne sera soulagé de la misère de son existence par le signifiant de l’Autre. « Est-ce à dire que tout est là signifiant ? Certes pas, mais structure. [27] »
La troisième période : la discordance qui reprend le manque causal
« Tout est structure, mais pas tout est signifiant » dégage une logique autre. L’insistance mise sur l’objet a comme réel, lest de l’image et non spécularisable, va permettre une reprise du stade du miroir par l’objet a qui précède le miroir et qui va en quelque sorte le logifier en organisant l’image spéculaire, en habillant l’objet a d’une image i( ) ® i(a). Cela donne à i(a), l’image du début, une consistance imaginaire puisque lestée par l’objet a.
Lacan éclaire ça, là encore, dans un contexte de bagarre dans son Discours à l’EFP, le 6 décembre 1967 : « Ainsi fonctionne l’i(a) dont s’imaginent le moi et son narcissisme, à faire chasuble à cet objet a qui du sujet fait la misère. Ceci parce que le (a), cause du désir, pour être à la merci de l’Autre, angoisse donc à l’occasion, s’habille contraphobiquement de l’autonomie du moi, comme le fait le bernard-l’ermite de n’importe quelle carapace. [28]»
Retour sur chacune des périodes
Première période : Lacan dégage un imaginaire à l’état pur, où s’affirme le primat du visuel. C’est par celui-ci, en effet, que l’enfant constitue son moi à partir de l’image corporelle de l’autre en tant que vue en sa totalité. Il le dit clairement, en 1973, dans sa conférence La Troisième : il n’y a que la prématuration qui donne une raison dans le réel de cette spécificité humaine qu’est « la préférence pour l’image ». La jubilation est liée à la discordance de la prématuration recouverte par l’imago du semblable. Ce « Ah ! » de jubilation prouve que l’imago du semblable réjouit l’enfant parce qu’il l’aime, il trouve en elle ce qui lui manque, unité, maîtrise, liberté motrice : « captation identificatrice par l’imago que je cherchais à isoler [29] ». Cet imago a pour pouvoir de causalité, un pouvoir morphogène, elle est engendrement du moi de l’enfant. On n’insiste plus là-dessus parce qu’on est habitué à dévaloriser l’imaginaire, mais c’est très important.
« L’imago de l’autre est matrice de l’Urbild du Moi [30]». L’enfant ne s’extériorise pas : il ne se projette pas en une image. Mais c’est l’inverse : il est constitué selon et par l’image. « le sujet s’identifie dans son sentiment de Soi à l’image de l’autre et […] l’image de l’autre vient à captiver en lui ce sentiment. [31] ». « C’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord [32] ». Le stade du miroir met en évidence que l’identification se fait à soi-même comme à un autre. Le processus en jeu dans l’identification concerne une identité altérée. Cette identification est une aliénation qui délivre une altérité au sein de cette supposée mêmeté. Lacan, par le stade du miroir, désigne le fondement du moi freudien et subvertit le narcissisme primaire, non pas un dedans fermé sur soi, mais un dehors constitutif d’un dedans, donc une aliénation originante du sujet.
C’est ainsi que les fonctions de maîtrise, qu’on appelle improprement fonctions de synthèse du moi, instaurent sur le fondement d’une aliénation libidinale une aliénation constituante de l’Urbild du moi qui apparaît dans la relation d’exclusion qui structure dès lors dans le sujet la relation duelle de moi à moi.
Le stade du miroir fait constater que le sujet est pourvu de deux objets qui sont le moi et l’autre. Le sujet n’est donc pas un terme simple, si le secret du stade du miroir c’est la division subjective, le discord de la jubilation le fait sortir du miroir avec un attelage imaginaire. Mais dans cette période il y a un discord :
- Il y a prévalence de la perception visuelle, car le stade du miroir, pour ce qu’il a d’efficace dans le champ de la psychanalyse, ne relève pas essentiellement du champ de la vision.
- Il y a aussi la discordance de la prématuration qui débouche sur un autre discord, l’agressivité, le « ou toi, ou moi », le vel exclusif.
Deuxième période
Lacan, à partir de « l’inconscient est le discours de l’Autre », met en évidence que le symbolique détermine l’imaginaire. Il l’illustre par le schéma optique, ce qui lui permet de réaborder le processus de l’identification. Cette reprise est nécessaire pour résoudre le discord de la première période que lui avait posé le stade du miroir : l’agressivité, le rapport imaginaire et duel d’exclusion : « ou toi, ou moi ». Comme solution à cette perpétuelle oscillation entre moi et moi-idéal, il va mettre en place le lieu de l’Autre où se pose le signifiant. L’enfant au miroir reste insatisfait, il va attendre un signe, une réponse de l’Autre.
Lacan reprend là la deuxième identification de Freud : c’est la constitution de l’idéal du moi en tant qu’il y a identification à un trait en ce lieu de l’Autre d’où le sujet se voit comme aimable, voire digne d’être aimé ou pas. Il va appeler ce trait d’abord « signe, image de petit a », le sujet intériorise un trait unique (7 juin 61). Mais le 6 décembre de la même année, il précisera ce trait : il est de l’ordre du pur signifiant, comme tel représentant un sujet ou sa trace. Il l’appellera trait unaire, désignant par là le Un comptable de la marque.
La différence avec l’imaginaire de la première période se radicalise. L’idéal du moi, constitué de traits unaires, est une introjection symbolique qui détermine et soutient la projection imaginaire sur l’idéal du moi. Mais, là aussi, une limite va apparaître, dans cette interrogation de l’Autre : le sujet n’y trouvera, dans le meilleur des cas, qu’un trait de l’idéal du moi, mais pas plus. Quelque chose de son être n’arrivera pas à s’y représenter, il y a un impossible à reconnaître que Lacan écrit S(A), dégagé comme point logique et structural dans l’ordre symbolique qu’incarne l’Autre. Il y a là un impossible d’où surgira le réel.
Il y a du refoulé irréductible, il n’y a pas de possibilité d’exhaustion de toute l’histoire d’un sujet dans le symbolique. Cela reprend ce que Lacan dit du stade du miroir, comme moment qui n’est pas d’histoire mais d’insight configurant. Il y a donc un trou dans le symbolique. À ce trou du corps symbolique, Lacan trouvera une analogie avec le corps du vivant, en tant que lui aussi est troué d’orifices. Freud avait nommé ces trous oral et anal. Lacan y ajoutera le vocal et le scopique. C’est de là qu’il va réarticuler la pulsion. « Les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire [33] ». En 1964, il établit une comparaison entre la béance de l’inconscient (c’est-à-dire ce trou dans le symbolique) et ces orifices. « C’est pour autant que quelque chose dans l’appareil du corps est structuré de la même façon, c’est en raison de l’unité topologique des béances en jeu que la pulsion prend son rôle dans le fonctionnement de l’inconscient [34] ». C’est là qu’il va appréhender le réel comme rencontre manquée et que ce réel va se faire « le plus complice de la pulsion [35]».
Ce qui fait que ce reste, ce réel qui résiste à être symbolisé et qui ne peut s’investir dans l’image, qui apparaît comme (-φ), comme manque imaginaire et que l’on peut imputer au défaut de la réponse d’amour ou de reconnaissance de l’Autre, à un défaut de l’Autre, va plutôt mettre en évidence la question du désir de l’Autre et de l’objet appréhendé dans les intervalles du discours de l’Autre. C’est là « qu’il rencontre effectivement le désir de l’Autre, avant même qu’il puisse seulement le nommer désir, encore bien moins imaginer son objet [36] ».
C’est le surgissement de la pulsion sexuelle qui désaccorde le dialogue pulsionnel avec la mère. C’est ce qui vient faire discord. Ce moment où la chair du vivant de l’enfant se met à palpiter pour elle-même, une rencontre de jouissance qui reste hors-sens, hors représentation au champ de l’Autre et qui ne rencontre que le silence énigmatique de l’Autre qui vient faire tache dans son existence.
Troisième période
La troisième écriture du stade du miroir qui date de 1966, « De nos antécédents », rompt avec la première présentation. La cause n’est plus biologique, cette cause donnait raison à la jubilation d’anticiper imaginairement sa résolution. Le manque causal n’est pas de déréliction physique. Le secret de la jubilation vient « de cet échange des regards », déjà évoqué. « Ce qui se manipule dans le triomphe de l’assomption de l’image du corps au miroir, c’est cet objet le plus évanouissant à n’y apparaître qu’en marge : l’échange des regards, manifeste à ce que l’enfant se retourne vers celui qui de quelque façon l’assiste, fût-ce seulement de ce qu’il assiste à son jeu. [37] » Ce qui importe, ce n’est plus seulement l’enfant en tant que voyant, mais de se savoir l’objet du regard de l’Autre. On ne se leurre plus sur la liaison de l’expérience avec la qualité du voyant. « Même l’aveugle y est sujet, de se savoir objet du regard. [38] » L’enjeu n’est pas la maîtrise par la vision, mais l’objet scopique comme objet a pouvant manquer au champ de la vision. C’est l’autre ordre qui est en jeu dans l’échange de regards. Sachons, précise Lacan, « y lire le paradigme de la définition proprement imaginaire qui se donne de la métonymie : la partie pour le tout [39] », le regard pour le corps, soit le regard où s’inscrit le corps dans une vue, une perspective qui fait jouir d’être corps pour un regard.
C’est le regard de l’Autre qui introduit la discorde, l’inconnu, la béance dans la vie de l’enfant. L’image vient alors habiller ce regard, lui prêtant une autre consistance imaginaire et masquant le vif de cette fonction de manque. Voilà l’essentiel de ce moment du miroir qui n’est pas d’histoire mais d’insight configurant : l’image, c’est le corps propre, c’est le trou (-φ) où l’enfant va s’engager, tout pour l’Autre, pour habiller ce manque. Mais, en même temps, de façon paradoxale, par l’image qu’il se donne et qu’il donne à voir, il peut venir boucher ce manque. C’est ce qui fait discord jouissance, moment où, à travers et au-delà de l’image narcissique du corps qui le recouvrait, le sujet saisit, rencontre le regard de l’Autre. « L’éclair comme regard foudroyant de l’Autre ».
Dans cette troisième période de son enseignement, Lacan reprend le stade du miroir après tout son travail sur le regard, sur la schize de l’œil et du regard. Moment où, semble-t-il, Françoise Dolto marque une pause. Dans le Séminaire XI, Lacan marque une insistance sur le regard. C’est l’analyse du rêve d’un père présenté par Freud, « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? », analyse magistrale d’un rêve où Lacan montre, à partir de ce trou dans le symbolique (pas de signifiant qui dise l’être père), comment, à partir de la rencontre à jamais manquée entre le père comme tel et le fils, la réponse est d’ordre pulsionnel. Ce rêve nous indique comment, derrière ce manque de représentation, ce défaut du symbolique, ce trou dans la représentation, il y a la pulsion, ce qu’il appelle le trieb à venir. C’est là que le réel, comme rendez-vous manqué, « se trouve le plus complice de la pulsion » [40]. Ici, dans ce rêve, le trieb à venir n’est plus le voir, ni l’être vu, mais c’est au niveau de l’Autre, un point de réel, le regard du fils comme objet de la pulsion chez le père de se faire voir par lui. C’est aussi le livre de Merleau-Ponty sur le visible et l’invisible qui dégage la préexistence du regard : « je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout [41] », enfin, le livre de Roger Caillois, Méduse et Cie, sur les ocelles du mimétisme, qui dégage la fonction de la tache comme identifiée à celle du regard. Lacan va donc reprendre la liste des pulsions de Freud et dégage un statut particulier à la pulsion scopique. Freud ayant remarqué « qu’elle n’est pas homologue aux autres dans le sens où elle est celle qui élude le plus complètement le terme de castration [42] ».
Le regard tire son privilège de sa structure-même comme le terme le plus caractéristique, à saisir la fonction propre de l’objet a cause du désir en tant qu’il se présente justement dans le champ du mirage narcissique comme inavalable, il reste en travers de la gorge du signifiant. C’est en ce point de manque que le sujet a à se reconnaître. Il est irréductiblement extérieur, au-delà de l’image de l’objet narcissique.
Lacan, dans son retour à Freud, reprend le schéma freudien de Psychologie des masses et analyse du Moi. Il pose qu’il y a un au-delà à cette identification de l’idéal du moi I, d’où le sujet se voit aimable en tant qu’objet narcissique du moi idéal. Ce point où il désire se complaire à lui-même. C’est l’axe i(a) – i’(a) du schéma optique. Cet au-delà, c’est un autre point où le sujet se voit causé comme manque par l’objet a et où a, de façon paradoxale, peut venir boucher la béance, la discordance que constitue la division inaugurale du sujet, ce qui le pousse à préférer l’image, le sujet tentant de ramener l’objet a à l’identification idéalisante en I, d’où il retire une image, afin d’éluder la castration.
Il y a donc dans cette troisième période dégagée par Lacan, un nouveau discord, révélé par le biais de la pulsion, du réel, c’est-à-dire de l’impasse de la deuxième période. Discord entre l’objet de la pulsion a et l’imaginaire corporel en tant que l’objet regard, plus que tout autre objet, nécessite une subversion de l’image. Si l’Être est regardé de partout (emprunt à la phénoménologie de Merleau-Ponty), qu’est-ce donc que le regard ? La prévalence n’est plus accordée à l’œil, organe de la vision, mais au regard dont la fonction est à articuler en ses relations fondamentales « à la tache » [43] (emprunt à Caillois) du fait qu’il y a déjà dans le monde quelque chose qui regarde avant qu’il y ait une vue pour le voir, que l’ocelle du mimétisme est indispensable comme présupposé au fait qu’un sujet peut voir et être fasciné, que la fascination de la tache est antérieure à la vue qui la découvre [44]. Cette schize entre l’œil et le regard nous renvoie à un trou dans l’imaginaire, à un trou en l’image de l’Autre (-φ), où se place l’objet a. De cette schize entre le Sujet et l’Autre advient la castration comme manque phallique : reconnaissance de l’impossible à maîtriser le point en l’Autre, d’où ce que le sujet donne à voir est regardé. Dans le champ de l’Autre, là où le sujet se voit vu comme aimable n’est pas le point d’où il se regarde.
Un cas clinique : La tache* de Caroline
Caroline est une jeune fille de quatorze ans qui vient me voir car elle ne supporte pas ce qu’elle appelle « le leurre de ses parents ». « Ils ne me font plus rire », précise-t-elle. Elle se présente très triste et figée, souriant très peu. Précisons que sa symptomatologie actuelle, inhibition scolaire soudaine, dépression, mutisme à la maison, s’est déclenchée à partir d’un cours d’histoire. Elle avait mis jusque-là, dans ses études, un point d’honneur à être la meilleure élève et à pouvoir répondre à toutes les questions, jusqu’au jour où elle rencontre un fait terrible pour elle : elle n’a pas su répondre à une question de son professeur d’histoire, question qui n’était pas au programme, ce qu’elle n’a pas pu dire car elle s’est soudain demandé ce que l’autre lui voulait. L’avait-il fait exprès, ou était-ce une erreur ? Elle n’arrive pas à imaginer ce que l’Autre lui a voulu à ce moment-là, d’autant qu’il l’avait regardée d’une façon bizarre. Face à la tâche qu’elle s’était fixée dans son programme d’être une bonne élève, elle rencontre une tâche hors programme qui la fait vaciller. Depuis, elle n’arrive plus à apprendre. Elle a eu un sentiment de honte de ne plus être idéale, de ne plus rien valoir. Par cette question hors programme, c’est la tuché avec le désir de l’Autre par le regard. J’entends les mots de son père qui l’a envoyée voir un analyste pour qu’il s’occupe d’elle : « Ça te rendra peut-être plus aimable », lui a-t-il dit.
Caroline ne supporte pas que son père ne sache pas qu’elle soit autre que ce qu’elle lui donne à voir. Elle est divisée par le fait que ce qu’elle regarde du tableau familial n’est jamais ce qu’elle veut y voir et, du coup, elle se sent regardée par ce qui fait tache dans ce tableau, au point d’être elle-même cette tache et de se sentir en trop.
Ce qu’elle demande à son père, ce qu’elle quête de lui, c’est ce qu’elle appelle « un regard nouveau », mais qu’elle prend de fait comme un trait nouveau d’où elle pourrait se voir digne d’être aimée. Elle est déçue de faire sans arrêt l’épreuve que, jamais, il ne la regarde là d’où elle le voit. « Il est toujours en défaut ». Elle ne supporte plus ce leurre, cette non-coïncidence, cette discordance. C’est sa façon à elle de faire l’épreuve que le père en tant que père est celui qui ne voit pas. Ceci la renvoie au réel du rendez-vous à jamais manqué entre le père en tant que tel et son enfant. « Je n’arrive pas à définir comment il me voit, mais j’aimerais qu’il m’envisage, qu’il me regarde différemment ». Elle ajoute : « Je pense qu’il y a des choses inexplicables avec des mots, la manière dont il me regarde en fait partie. »
Là où elle se voit comme aimable, comme digne d’être aimée par son père et par son substitut, le professeur, correspondant à l’image de petite fille modèle travaillant bien à l’école, mais ce n’est plus le point d’où elle se regarde. « J’ai l’impression qu’il me voit comme une petite fille, mais il y a autre chose dans son regard que je n’arrive pas à définir et qui me fige, c’est comme une fascination. » C’est ce qu’elle a rencontré de façon traumatique dans le regard de son prof d’histoire, avec cette question hors programme. Derrière ce manque de représentation d’elle, il y a la pulsion, le trieb à venir. Le réel, là, comme rendez-vous manqué avec son père, se trouve le plus complice de la pulsion. « J’ai l’impression de tout lui devoir, de ne pas être capable de me débrouiller sans ses principes. Alors je suis figée, car j’ai l’impression de ne pas vivre ma vie et d’avoir joué un jeu pour qu’il s’en contente, de lui donner à voir ce qu’il veut. »
L’instant de voir, un moment de conclure
Lacan, en 1966, dans De nos antécédents, nous a dit que ce qui se manipule dans le secret de la jubilation, c’est l’échange des regards, mais il y ajoute autre chose : « Ajoutons-y ce qu’un jour un film, pris tout à fait hors de notre propos, montra aux nôtres, d’une petite fille se confrontant nue au miroir : sa main en éclair croisant, d’un travers gauche, le manque phallique. » [45] Il reprendra cet épisode dans son Séminaire « RSI » le 11 mars 75, pour expliquer comme il rend compte de la jubilation et du fait que le phallus est ce qui donne corps à l’imaginaire. Lacan suppose que « cette jubilation consiste dans l’unité saisie, dans le rassemblement dans la maîtrise assumée du fait de ceci que ce corps de prématuré, d’incoordonné jusque-là, se semble rassemblé. En faire un corps, savoir qui le maîtrise – ce qui n’arrive, pas sans qu’on puisse bien sûr l’affirmer, au même degré chez les animaux qui naissent mûrs, il n’y a pas cette joie du stade du miroir – ce que j’ai appelé la jubilation [46] ». Lacan précise qu’il y a un lien entre ce geste et la prématuration. L’enfant devant le miroir passait sa main devant ce qui était peut-être le phallus, ou peut-être son absence, et le retirait nettement de l’image.
Il est important de noter que, lorsqu’il reprend cet exemple du petit film en 1975, il ne se souvient plus d’ailleurs si c’était une petite fille ou un petit garçon, soulignant que cela n’a aucune espèce d’importance. Par contre, il met en valeur ce geste, qui a la même valeur quel que soit le sexe réel. L’élision sous la forme d’un geste : la main qui passe devant. Le corps de l’être parlant ne subsiste, pour lui, que formant des images, c’est-à-dire tout entier imaginaire. Cet imaginaire prend consistance d’Un, non pas par l’intermédiaire d’un sac ou d’une enveloppe ou d’un Moi-peau, mais à l’inverse, par un trou dans l’image corporelle. C’est ce trou qui va faire ensemble, qui va donner corps. L’imaginaire a consistance dans la mesure où la castration s’opère et où il y a (-φ), phallus imaginaire, c’est-à-dire ce qui du réel n’est pas spécularisable au sens d’un investissement libidinal dans l’image, comme je le rappelais en introduction.
« Le phallus, soit l’image du pénis est négativé à sa place dans l’image spéculaire ». Garçon ou fille, peu importe. Pour chacun, le phallus est élidé dans l’image. « Le phallus, c’est le réel dans le film, corrélat de la prématuration et qui « annonce ce qui s’appellera plus tard la pudeur, mais dont il est excessif de faire état à l’étape dite “du miroir” » [47]. Je mettrai ce moment du miroir, « ce geste, cette pantomime », en correspondance avec ce que dit Freud dans son texte sur les Fantasmes hystériques et la bisexualité, en 1908, à propos de l’exemple clinique d’une jeune femme à la posture contradictoire. C’est une jeune femme à laquelle Freud se réfère et qui mime « un attentat à la pudeur », un attentat et en même temps sa défense, sa protection. C’est cette pantomime hystérique d’une jeune femme, qui « tient d’une main sa robe serrée contre son corps (en tant que femme) tandis que, de l’autre main, elle s’efforce de l’arracher (en tant qu’homme) ». Voilà ce que nous dit Freud. Il s’en sert pour montrer « le statut bisexuel du fantasme ». C’est une prise de position de Freud : tout fantasme comporte une bisexualité fondamentale du sujet. Jacques-Alain Miller avait fait référence le 24 novembre 1982 à ce statut bisexuel du fantasme, en se demandant ce que Lacan aurait mis à la place de cette bisexualité. Il répondait qu’il y avait mis le contraire, c’est-à-dire la nullisexualité : « car, dans le fantasme, ce qui est impliqué c’est justement l’objet a comme asexué ». Ce que Freud essaye d’approcher par cette bisexualité, c’est une approche de la fonction phallique comme référence unique pour les deux sexes. C’est aussi ce que montre, de façon exemplaire, l’enfant nu du film devant le miroir. C’est ce que montre aussi cet exemple de Freud de façon magistrale. On peut y voir aussi la dérobade hystérique et le fait saisissant, dans cette bisexualité approchée par Freud, de l’implication dans le fantasme hystérique de la position de l’hystérique qui s’identifie à l’homme dans son rapport à la femme. Dans ce moment, ce geste, cette pantomime, où à la fois elle dénude et voile, on a l’illustration du fait que le sexe est insituable, non spécularisable. C’est ce que Freud, en 1908, appelait la bisexualité. Le sexe ne se laisse pas répartir en termes de rôle, voilà la leçon de cette pantomime et de ce geste de l’enfant devant le miroir. Voilà ce qui a conduit Lacan à poser son objet a et à ordonner le sexe à l’objet a, comme lui-même a-sexué. Jacques-Alain Miller précise : « Cette asexuation, à se traduire et à s’incarner dans ces rôles, donne cette figure tourmentée où l’intuition de Freud a repéré le clivage qu’il nous désigne [48] », et où l’enfant nu de Lacan a ce geste d’élision. Cette pantomime traduit un attentat à la pudeur. On a ce mouvement, ce figement de l’hystérique dans l’attitude de découvrir d’un côté son corps et, de l’autre, de rabattre la robe sur elle-même. Ce clivage reflète le clivage entre l’impudeur du sujet et la pudeur sur l’objet. Pudeur, dégoût, morale, Freud en parlait comme « digues psychiques qui entravent les excès sexuels » et dont l’édification est l’œuvre de l’éducation, de la civilisation, c’est-à-dire de l’Autre, du langage. Mais il précisait que « la force qui s’oppose au plaisir scopique, et qui peut éventuellement être supplantée par elle, est la pudeur, (comme précédemment le dégoût) [49] ». « Scham » en allemand, c’est la pudeur, mais aussi la honte, précise Freud dans la note du bas de page. Cette pudeur est un effet de honte. C’est une certaine halte au fantasme, un souci de ne pas attenter à la pudeur de l’Autre. C’est d’ailleurs ce qui fait le prix de la pudeur que Lacan exprime en disant qu’elle est « amboceptive des conjonctures de l’être [50] ». Situation qui résulte d’une rencontre fortuite, d’événements fâcheux, c’est toute la phénoménologie de l’appréhension d’autrui développé par Lacan dans le Séminaire i, à propos de Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. « Il suffit que quelque chose me signifie qu’autrui puisse être là ». C’est de se savoir objet du regard, ce regard qui est non point un regard vu, mais un regard par moi imaginé au champ de l’Autre [51]. C’est une pudeur portée sur l’objet a, sur l’être comme Dasein, qui est non spécularisable et qui est en lien avec cet échange de regard. Il y a donc là un moment structural important à saisir. Cette pudeur manifestée dans cet instant de voir par ce geste muet, mais néanmoins articulé par la structure, et cette pantomime de la jeune femme, comme conduite du sujet, ne traduit-elle pas cette insondable décision de l’être et, pourquoi pas, un choix du sujet quant à la jouissance ? Bien sûr, il faudra à ce geste de l’enfant au miroir un moment de comprendre pour conclure par la pantomime de l’attentat à la pudeur. Mais n’a-t-on pas là un moment du miroir qui permet de saisir qu’il est la matrice du fantasme ?
Philippe Lacadée
[1] Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 185.
[2] Miller J.-A., La Lettre mensuelle, n° 50, p. 4.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 2004, p. 52.
[4] Lacan J., Télévision, Seuil, 1974, p. 41.
[5] Lacan J., Écrits, op. cit., p. 187 & 318.
[6] Ibid., p. 318.
[7] Lacan J, Le Séminaire, livre xix, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 22.
[8] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, op. cit., p. 301.
[9] Miller J.-A., « Un mathème incarné : stade du miroir », La Lettre mensuelle, n° 50, 1987, pp. 2-10.
[10] Ibid.
[11] Lacan J., « Complexes Familiaux », Autres écrits, Paris, Seuil, 2000, p. 42.
[12] Lacan J., « L’Étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 456.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 63.
[14] Centre d’Étude et de Recherche sur l’Enfant dans le Discours Analytique, L’autre du bébé, quinzième journée du CEREDA, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1992.
[15] Lebovici S., Psychopathologie du bébé, Paris, PUF, 1989.
[16] Golse B., Bursztejn, Penser, parler, représenter. Émergences chez l’enfant, Éditions Masson, 1998.
[17] Lacan J., « De nos antécédents », Écrits, op. cit., p. 67.
[18] Ibid., p. 69.
[19] Anzieu D., Le Moi Peau, Paris, Dunod, 1985, p. 78.
[20] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 62.
[21] Lacan J., Écrits, Seuil, 1966, p. 668.
[22] Ibid., p. 69.
[23] Ibid., p. 94.
[24] Miller J.-A., La Lettre mensuelle, n° 50, p. 7.
[25] Lacan J., Écrits, op.cit., p. 70.
[26] Ibid., p. 69.
[27] Lacan J., « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, op.cit., p. 659.
[28] Lacan J., « Discours à l’EFP », Scilicet, 2/3, p. 11.
[29] Lacan J., Écrits, op.cit., p.185.
[30] Lacan J., « Discours à l’EFP », Scilicet, 2/3, p. 11.
[31] Lacan J., Écrits, op.cit., p.181.
[32] Ibid.
[33] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 17.
[34] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 1973, p. 165.
[35] Ibid., p. 67.
[36] Lacan J., Écrits, op.cit., p. 844.
[37] Lacan J., Écrits, op.cit., p. 70.
[38] Ibid., p. 71.
[39] Ibid., p. 70.
[40] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux, texte établi par J.-A. Miller, op.cit., p. 167.
[41] Ibid., p. 69.
[42] Ibid., p. 74.
[43] Ibid., p. 71.
[44] Ibid., p. 71. Nous reprenons là ce que Lacan développe page 70-71.
[45] Lacan J., Écrits, op.cit., p. 70.
[46] Inédit : Lacan J., Le Séminaire, livre xxii, « RSI », leçon du 11 Mars 1975, inédit.
[47] Ibid.
[48] Miller J.-A, « L’orientation lacanienne. Du symptôme au fantasme et retour », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 1er décembre 1982, inédit.
[49] Freud, S., Trois Essais sur la théorie sexuelle, Folio Essai, 1997, p. 68, voir aussi la note a du bas de page.
[50] Lacan J., Écrits, op.cit., p. 772.
[51] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux, op.cit., p. 79.
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