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L'heurt de l'école - Philippe Cousty


Septembre, la rentrée des classes : dans les cours de récréation résonnent à nouveau les cris des enfants, témoins du nœud du corps et du signifiant. Le rythme de la vie change, celui des familles aussi ; il faut être à l’heure, se lever au nom de l’école et passer de la vie en vacances à la vie à l’école. Cela ne se fait parfois pas sans angoisse, témoignage que l’école est un lieu où se rencontre du réel, où se produit un heurt. L’école oblige. Freud en témoigne en 1914. Alors qu’on lui demande un texte pour le cinquantenaire de son lycée, il se sent encore un fois « sommé d’écrire pour le lycée une “dissertation allemande”. Mais on obéit de manière automatique tel ce soldat à la retraite qui, au commandement “garde à vous !”, ne peut que porter les mains à la couture de son pantalon et laisser tomber par terre ses ballots. C’est un fait étrange que la diligence avec laquelle on a acquiescé, comme si, dans le demi-siècle écoulé, rien de particulier n’avait changé. » [1]


L’école marque. Elle reste présente dans la vie, au présent, au long du fil de la vie de chacun. Ainsi une enseignante de maternelle me faisait part de la venue de deux jeunes adultes à la fin de l’année scolaire pour lui dire qu’elle avait été leur institutrice de maternelle et qu’elles venaient la voir pour lui annoncer qu’elles avaient eu leur bac. Un autre, employé de la SNCF, s’attardant sur le dossier d’une voyageuse qui s’en inquiétait, lui dit que son nom lui rappelait quelque chose… Elle avait été sa prof d’anglais plusieurs années auparavant. Marque, comme écriture de rencontre avec des adultes, avec un lieu aussi, autre que celui de la chambre ou celui partagé avec les parents proches. Rencontre avec un lieu qui fait rupture, avec ses valeurs prises dans l’affectivité et l’intimité, sa façon de parler, ses petites jouissances autorisées. Ainsi peut-on dire il y a de l’école. Pour tout enfant qui vient au monde cela est une perspective, un incontournable, une suite dans sa chronologie de vie. Dans ce qui s’appelle éducation, il en passe par L’Éducation nationale. Il s’agit d’élever, de conduire, de mener. Ce que l’étymologie d’éduquer, ducere venant de dux, le chef, dit bien. Il y a à passer sous le discours du Maître et sa férule par le biais du savoir. Qu’elle soit éprouvée avec plaisir ou déplaisir, douce ou sévère, la fonction de l’école consistera à mener l’enfant, pris dans le plaisir du jeu, à accepter l’œuvre du refoulement afin de quitter la sphère du privé pour entrer dans celle publique, à quitter la jouissance de l’Un tout seul, ou de l’Un dans sa famille proche, pour accéder à l’Un entre autres par la transmission du savoir. Elle est le « lieu où se vit une “mise au travail” au un par un, et où se construit, à partir de l’Un, le chemin vers l’Autre ». [2] Sans doute est-il possible d’entendre ainsi la dénomination qui précéda Éducation nationale, soit Instruction publique, laquelle peut être prise comme relais de celle, privée, délivrée par la famille.


De sa famille, l’enfant reçoit une transmission à travers l’histoire des générations qui l’ont précédé. Dans le malentendu dont il hérite, charge aux parents de lui donner de l’amour, une place, en le soutenant d’un désir qui ne soit pas anonyme. Il reçoit là une façon, celle dont lui est transmis le signifiant, l’objet et la jouissance. Ce que Lacan appelle les relations primordiales de l’enfant ne seront pas sans incidences sur son rapport au savoir et aux apprentissages. Freud rappelle dans son texte Sur la psychologie du lycéen, combien les positions affectives de l’élève vis-à-vis des professeurs sont liées à sa rencontre avec ceux qui prendront soin de lui, le père y occupant une place prépondérante. « Dès les six premières années de l’enfance, le petit d’homme a arrêté le mode et la tonalité affective de ses relations aux personnes du même et de l’autre sexe ; il peut à partir de là les développer et les transformer dans des directions déterminées mais il ne peut plus les abolir… ». Et, plus tard, à propos des professeurs, « nous transférions sur eux le respect et les attentes que nous nourrissions à l’endroit du père omniscient de nos années d’enfance, et nous nous mettions à les traiter à l’instar de nos pères à la maison. Nous les gratifiions de l’ambivalence acquise dans notre famille et, forts de cette position, nous luttions avec eux comme nous étions habitués à lutter avec nos pères selon la chair ». [3]


Sans doute peut-on saisir la marque que représente l’expérience de l’école dans la vie à partir de ce point et ainsi, lire les modes de réaction de l’enfant à l’école comme autant de signes, si ce n’est d’appels, en tout cas de nécessité, à faire entendre un désir qui ne veut pas être étouffé. Ernesto, l’enfant durassien, ne veut pas apprendre ce qu’il ne sait pas. Prenons cela comme une parole qui oriente. Ce qu’il ne sait pas ne veut pas dire qu’il veut en rester au connu, à la routine, mais qu’apprendre ne sera acceptable pour lui qu’à la condition que cela se noue à ce qu’il sait, a-prendre, que ne soit donc pas nié qu’il est aussi lui, enfant, un savoir. Au nom de la science du cerveau, on vante une pédagogie de l’efficace. Enseigner devient une science reposant sur la bonne mise en place des quatre piliers de l’apprentissage identifiés comme : l’attention, l’engagement actif, le retour d’information ou feedback, la consolidation des acquis. Ainsi, rejoint-on ce que Jacques-Alain Miller désignait concernant les pédagogues : « leur jouissance infâme à opérer par le biais des semblants du savoir sur la jouissance de l’enfant ». Il poursuit : « la vertu des pédagogues n’est souvent que l’habillage d’une jouissance qui, même s’ils ne la connaissent pas, peut être qualifiée de sadique, avec les effets d’angoisse qui s’en suivent sur l’éduqué ». [4] Cette jouissance infâme produit leur aveuglement quant au savoir de l’enfant.


Lacan, dans le Séminaire x, en témoigna. Dans la leçon, que Jacques-Alain Miller a intitulée Le robinet de Piaget, il démontre dans un exercice proposé, que le savoir que l’on veut inculquer rate sa cible à vouloir trop la toucher... Piaget propose un exercice aux enfants : il leur montre « une image qui sera le support des explications. C’est le schéma d’un robinet » [5] avec en dessous une bassine. L’expérimentateur explique le fonctionnement du robinet et l’enfant est tout à fait capable de lui répéter ce qui lui a été dit… Mais, quand il le rapporte à un autre enfant, il ne répète pas du tout cela. Lacan note alors que, dans son explication, Piaget omet complètement qu’un robinet c’est fait pour fermer. Il passe donc à côté de la chose à savoir, que ce qu’il y a d’intéressant « dans un robinet comme cause, ce sont les désirs que le robinet provoque chez lui, à savoir que, par exemple, ça lui donne envie de faire pipi, comme chaque fois que l’on est en présence de l’eau, que l’on est, par rapport à cette eau, un vase communicant ». [6] Là se situe ce qui peut se produire d’une pédagogie tenant compte du savoir de l’enfant, celle que Lacan définira, selon Jacques-Alain Miller, comme une pédagogie de la castration soit celle qui inclut la dimension de l’objet a. Freud parlait des trois métiers impossibles : gouverner, psychanalyser et éduquer. Il prenait en compte la dimension de la pulsion, jamais résorbable, dont la présence est évidente dans l’apprentissage scolaire, qu’il s’agisse de l’objet oral ou du savoir à ingurgiter, du registre anal ou de se vider de tout ce qui lui appartient pour faire place à recevoir, sans compter la dimension de la voix et du regard.


L’école a donc pour fonction « de mettre à distance, d’ouverture sur l’extérieur, d’accès à la culture, à la science, et à l’objectivité des savoirs humains… Pour reprendre une expression du philosophe Alain, certes excessive, « elle délivre l’enfant de la confiture familiale [pour] apprendre à distinguer le savoir et le croire… à l’école revient donc la lourde tâche de transmettre des savoirs » [7]. Confiture familiale, elle est bouillon de langage. C’est ainsi que Lacan définit la famille, dans le Séminaire xxiv, celui de la langue maternelle que Jacques-Alain Miller renommera lalangue de famille [8]. La première action de l’école maternelle, ce sera de procéder « à la dématernalisation : soit qu’on apprenne à lire en s’alphabêtissant » [9]. L’enfant va apprendre que sa langue doit être tordue, cadrée, réprimée, que la langue est aussi un bien commun. Cette langue, qui faisait corps avec lui, va devoir se traduire dans une langue autre, socialisée, normée, réglée et cette altérité, rencontrée au cœur même de l’expérience la plus intime, ne va pas de soi, la rencontre avec l’école peut devenir symptomatique.


Jeanne Benameur avec la finesse de son écriture, dans son livre Les Demeurées, nous fait suivre le trajet de Luce. La mère, La Varienne, c'est l'idiote du village. La petite, c'est Luce. Quelque chose en elle s’est arrêté. Pourtant, à deux, elles forment un bloc, un bloc d’amour invincible. Mais tout le monde l’a dit, elles doivent s’y résoudre, l’école c’est obligatoire. L’école menace cette fusion. L’institutrice, Mademoiselle Solange, veut arracher l’enfant à l’ignorance, car le savoir est obligatoire. Mais peut-on franchir indemne le seuil de ce monde ? Luce va se refuser à accepter de lâcher sa position en refusant le savoir. « D’une enjambée muette, elle se niche où le plâtre du mur se délite, au coin de la grande carte de géographie, près du bureau entre les grains usés, presque une poussière, elle a sa place elle fait mur. Aucun savoir ne rentrera. L’école ne l’aura pas ». [10] Car le lien de la parole est tissé dans l’histoire des silences familiaux ou des trahisons des mots et les accidents, dans le rapport au savoir, tiennent souvent lieu de panneaux indicateurs quant à la vie familiale de l’enfant. Ainsi en fut-il pour Charles qui avait commencé son analyse alors que sa vie scolaire avait rencontré un blocage l’amenant à arrêter ses études. Il découvrit que l’entrée dans le primaire avait été le point de bascule de son rapport au savoir. Enfant enjoué, débordant de joie d’apprendre en maternelle, il s’éteignit pour tomber dans une inhibition. Il se souvint alors, évoquant cela, qu’il y avait rencontré de la part de son institutrice de primaire un « Non ! » capricieux alors que, pris d’intenses douleurs intestinales, il demandait à sortir. Il fallut un paroxysme de la douleur pour qu’elle autorise l’enfant à sortir, mais ce « Non ! » inscrivit pour lui un avant et un après. Avançant dans son analyse, il constata que ce « Non ! » témoignait de ce qu’il était en train de vivre chez lui. La discorde parentale ne laissait plus de place à l’intérêt pour sa parole, un « Non ! » y était opposé.


Enseigner, c’est donc transmettre, mais en tenant compte du fait que, comme le dit Freud, si l’on a à dire non, « il s’agit de décider jusqu’où on peut interdire, à quels moments, par quels moyens ». [11] Il note que « l’éducation a jusqu’à présent très mal rempli sa tâche et infligé de graves dommages aux enfants » et rappelle que la pulsion ne peut être éliminée. Il donne une orientation quant au travail des éducateurs, qui s’applique aussi bien à l’école : « reconnaître la nature particulière de la constitution de l’enfant, deviner par de faibles indices ce qui se déroule dans sa vie psychique inachevée, lui dispenser la juste mesure d’amour et conserver néanmoins une part efficace d’autorité ».


La part du pulsionnel donne tout son poids à la question de l’enseignement, d’apprendre et au rapport avec le savoir. Car il s’agit, avec l’outil du langage qui mortifie, mortification nécessaire, de creuser un trou pour que place puisse être prise par les savoirs, de transmettre quelque chose qui donne vie au savoir et aux connaissances. Et « l’homme ne naît pas dans l’origine et l’influence de l’instinct : il naît dans la culture, la préhension, la com-préhension, la prédation de l’autre, l’apprentissage. Il a à voler le monde qui précède ». [12] Le savoir n’est pas la connaissance, Lacan dit qu’il est à prendre et qu’il a beau coût. Il souligne par là la relation entre le savoir et la jouissance via l’objet a… En effet, le savoir s’établit à partir de la connexion entre deux signifiants, cette articulation, que l’on retrouve dans le discours du maître, produisant un sujet en le séparant de l’objet a. Ce savoir est de l’Autre, lequel est à éduquer et « c’est à l’Autre qu’il convient d’apprendre à se tenir », car l’enfant tel le petit sujet de Piaget a son savoir, « il est sujet de plein exercice et non pas “sujet à venir”, comme il l’est aux yeux de la pédagogie, et c’est un savoir respecté dans sa connexion à la jouissance qui l’enveloppe, qui l’anime, et dont on peut même dire qu’elle se confond avec lui. » [13] Freud notait la force de la pulsion, à une époque où le refoulement fonctionnait et où la mise en rang des élèves, leur respect sans faille ni discussion du maître, opérait un refoulement, dont les cures d’enfants ou d’adultes indiquaient qu’il était cependant en train de perdre la main. Le jugement sévère qu’il portait déjà sur l’éducation peut être repris aujourd’hui à l’heure où le discours du maître distribue un ordre de fer, lequel traverse les institutions dans une volonté de mise au pas des sujets. Étiqueté, évalué, l’élève se trouve sous l’impératif du succès, dans une compétition avec les autres, finissant ses études avec le défilé obligatoire de Parcoursup, véritable entreprise à tuer le désir puisque cette plateforme est conçue pour réguler le flux des demandes face à l’offre. Aujourd’hui tout écart à la norme se trouve indexé d’un signifiant ou acronyme, tendant à rendre forclos la dimension symptomatique qui s’exprime. L’enfant est corseté dans les discours médicaux, économiques, moraux et peu de place est laissée à l’accueil d’une parole, laquelle est dévalorisée au profit des connexions synaptiques, de la plasticité cérébrale et de l’entraînement.


Jacques-Alain Miller indiquait, dans l’orientation pour la deuxième journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, qu‘il y a un triangle des savoirs dont les sommets sont l’État, la famille et les médias. L’État avec sa volonté d’imposer un programme qui corresponde à un certain ordre de savoirs à transmettre, les familles et leur rattachement aux modes de vie communautaires qui ne veulent pas que l’école contre, les médias et leur fonctionnement en boucle distribuant la vie comme un monde de spectacle distractif. Il dressait, disait-il, un portrait pathologique de l’école. Rappelant la place de la voix et du regard, il indiquait que l’une permettait une meilleure transmission quand elle portait le signifiant, et que pour l’autre, le rôle de l’éducation visait « à incorporer au sujet le regard de l’Autre de façon à ce que ce sujet lui-même se surveille, se contrôle, se dirige, comme si c’était l’Autre. Il faut que l’enfant incorpore quelque chose de l’Autre et, par excellence, ce qu’il doit incorporer, c’est le regard de l’Autre ». [14] Or le moins que l’on puisse dire depuis quelques années c’est que ces deux objets mettent de nombreux d’élèves en difficulté, lorsqu’ils arrivent sur la scène sans être habillés d’une présence calculée. Il se produit alors pour nombre d’entre eux une véritable intrusion de l’autre produisant parfois des passages à l’acte afin de se séparer du danger qu’il représente et ainsi retrouver une place. Une certaine résistance, voire un refus d’apprendre peut en résulter, au nom de la vie qui palpite là où, comme le disait une élève à une collègue du laboratoire : « On ne veut pas apprendre des auteurs morts. » [15]


Comment transmettre que « ce qui est sans vie est vivant, il peut aussi bien produire la vie » comme dit Goethe ? Comment trouver à créer des espaces afin qu’une parole puisse se déposer, être entendue, ou tout simplement advenir ? Comment face au monde moderne des objets qui promettent la complétude, l’accès au savoir sans que cela coûte, les enseignants peuvent-ils continuer à parier sur leur désir et le maintenir vivant ? C’est le long et patient travail de recherche des laboratoires du CIEN qui trouve là ses chantiers. [16] Créer les conditions pour que soit entendu que l’élève a droit, même à l’école, de s’attarder dans ce qui, de son développement, est encore « peu réjouissant » afin que le précieux de ce moment soit pris comme point de rendez-vous avec ses impasses en tant que sujet. Cela suppose toute une dialectique dans la rencontre entre l’enseignant et l’élève. Il s’agit que l’enseignant sache, afin de faire autorité, se rendre responsable du monde dans lequel on vit et le transmette avec le goût de la langue. Faire autorité c’est déjà montrer comment soi-même on se débrouille avec le monde dans lequel on vit. Ce n’est pas le coup de gueule du « Tous en rang », ou du « silence » qui relève de l’autorité autoritaire, celle sourde qui est une fuite devant le « peu réjouissant ». Depuis quelques années, à mesure que s’étend l’ordre de fer du discours, l’on entend parler de la nécessité de rétablir l’autorité, et pour cela, de définir des sanctions, voire de créer des lieux pour enfermer les récalcitrants et les rééduquer à l’instar des maisons de redressement de jadis. N’a-t-on pas évoqué de tels centres avec encadrement par des militaires ?... Autorité du muscle et de la voix, qui de ne pas reconnaître la part du sujet qui est de toujours rebelle, peut appeler à plus d’autorité au nom du Surmoi dont on mesure aujourd’hui combien il est le représentant de la pulsion de mort, que ce soit à travers les pratiques qui poussent à la rencontre avec le danger, ou celles qui appellent à la punition au minimum, la violence au pire, telle celle transpirant des propos du ministre de l’Intérieur qui voulait nettoyer les quartiers au karcher !


Hannah Arendt, dans son livre La Crise de la culture en 1954, parlait déjà de la crise de l’autorité. « Normalement, c’est à l’école que l’enfant fait sa première entrée dans le monde », mais elle indiquait que l’école n’était pas le monde, « c’est plutôt une institution qui s’intercale entre le monde et le domaine privé que constitue le foyer pour permettre la transition entre la famille et le monde », même si du point de vue de l’enfant, l’école représente le monde. « Dans la mesure où l’enfant ne connaît pas le monde, on doit l’y introduire petit à petit ; dans la mesure où il est nouveau, on doit veiller à ce que cette chose nouvelle mûrisse, en s’insérant dans le monde tel qu’il est […] les éducateurs font figure de représentants du monde dont, bien qu’eux-mêmes ne l’aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité […] Dans le cas de l’éducation, la responsabilité du monde prend la forme de l’autorité. L’autorité de l’éducateur et les compétences du professeur ne sont pas la même chose […] La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes qui lui signalerait les choses en lui disant “Voici notre monde”. » [17] Elle précisait qu’il ne fallait pas s’offusquer des résistances de l’enfant car le monde qu’on lui offre, est toujours en retard sur son désir de grandir. « Au fond on n’éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d’en sortir, car c’est le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité ». Il faut donc remettre en place le monde sans cesse, et « notre espoir réside toujours dans l’élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle ». [18]


Lacan appelait à parier sur la chance inventive du sujet. Face à la politique et au discours qui fonctionne en mode binaire 0/1, oui/non, on peut trouver comment répondre à cette élève qui ne veut pas apprendre les auteurs morts. Certainement pas en lui faisant la leçon, mais en accueillant avec respect sa prise de position comme un appel à la vie, « la vie de l’esprit ». [19] Car oui, apprendre c’est apprendre de ceux qui furent là et n’y sont plus de leur présence. Mais leurs mots, eux, sont toujours vivants et sont comme une lettre que nous lisons écrite pour nous, pour que nous sachions que nous sommes humains, mortels certes, mais réinventant la vie chaque fois que d’avoir suivi notre désir nous a fait dépasser cette condition, que ce soit dans une œuvre, une découverte, une invention, un gain de savoir inédit.


« Avant le professeur était celui par qui le savoir arrivait. Aujourd’hui, le savoir arrive, diffracté, par mille canaux. On a l’impression qu’on pourrait tout faire de chez soi, avec un écran d’ordinateur, alors à quoi bon l’humain ?... Peut-être qu’aujourd’hui justement l’école est là pour que l’humain arrive et c’est une mission formidable ». [20] Et c’est là que celui qui occupe cette place d’enseigner doit savoir distinguer compétence et autorité en mettant en scène son corps par l’intermédiaire de la voix et du corps, non pas pour paraître et en tirer une jouissance narcissique, mais pour transmettre par le goût de la langue. À cette jeune fille, aux élèves qui s’interrogent sur ce à quoi ça sert d’apprendre, aux politiques qui ne jurent que par l’efficacité quant au marché et à l’économie, on pourrait répondre que l’on ne peut se poser la question d’à quoi ça sert d’apprendre justement que parce que c’est de ne pas apprendre qui ne sert à rien. [21] Puis ajouter, s’accompagnant de Jeanne Benameur, « La seule vraie façon d’entrer dans une langue c’est par ce qu’elle a de plus beau, de plus secret. Comme une femme. Il faut la découvrir au-delà du fard et des petites rides d’application à la nullité quotidienne. On découvre une langue par son mystère, ce qui nous touche là où on ne savait même pas qu’on existait. C’est cela la littérature. Et rien d’autre. Et on est grand et on est beau quand on a pénétré un texte. Il n’y a pas d’autre voie. Il faut oser. La fureur et la douceur. Extrêmes. Sans se poser de questions inutiles. Sans se laisser arrêter par mes mots. Juste se laisser prendre. L’auteur, tous les auteurs veulent cela : être “pris aux mots” ». [22] C’est faire passer le souffle de celui qui a écrit, de celui qui a découvert une formule mathématique qui va nous permettre, par exemple, de l’expérimenter, à la façon dont Freinet le faisant faire aux élèves, en faisant que l’école soit aussi une école de l’expérience. [23] Faire que l’école comporte en son sein un trou [24], une vacuole pour y accueillir ce qui n’est pas dans le programme, car l’humain n’est pas programmable. On aura beau le passer à tous les rayons X et autre résonance magnétique, ce qui nous pousse de ci de là et fait notre destin, c’est aussi la force que l’on peut mettre dans l’envie d’apprendre quand on est élève, ou de transmettre et « quand ils croient à ce qu’ils font, plus rien ne les arrête ». [25]


Les conversations que les laboratoires mènent portent cette extraordinaire marque. Demandée souvent face à une situation de blocage, une impasse, ou quelque chose d’incompréhensible qui vient de se passer, la rencontre avec les élèves, quelle que soit la classe d’âge, produit des effets car elle met en fonction la parole quand elle n’est pas bridée par l’ordre de fer. Délicatement accueillie du point de silence qu’elle souligne. Là où des élèves de quatrième posaient soucis à la communauté pédagogique, un jeune par un witz, « du physique à la place de la physique » est venu lever le poids du silence de la pulsion et du remue-ménage que produit la délicate transition de l’adolescence. Là où, dans une école maternelle, les enfants s’étaient transformés en une horde de petits sauvages, détruisant le travail que les dames de service avaient fait, la conversation a fait souffler le vent des mots, au plus près du corps, des mots non pris dans la signification mais qui ont abouti à des créations signifiantes « Moi j’ai une rhinotratégique » [26] dira une petite fille pour nommer quelque chose qui pour elle se situe du côté de la maladie, de l’innommable qu’elle traite ainsi, cet innommable échappant à tout soin, tout traitement autre que celui de la parole.


Au moment de conclure ce texte, je ne peux pas ne pas témoigner de ce que fut ma rencontre avec le CIEN.

Le savoir scolaire et ses exigences impératives avaient fait très tôt le socle d’une solide inhibition cachant un tout aussi solide refus de savoir ! Enfant de cette école, j’y étais né, dans un milieu enseignant. Je l’avais choisie comme terrain pour lancer mon appel à l’aide et ne rencontrai durant ma scolarité personne pour trouver un point d’appui et d’accueil à cette souffrance. La rencontre avec le CIEN a changé la donne en m’offrant une autre lecture de l’école, permettant d’extraire le plaisir là où c’était l’ombre. Enfant de l’école, je devenais aussi enfant du CIEN.




Philippe Cousty




[1] Freud S., Sur la psychologie du lycéen, traduction Fernand Cambron, in La vraie vie à l’école Ph Lacadée, édition Michèle p 208

[2] Lacadée Ph., La vraie vie à l’école, éditions Michèle, 2013, p. 8.

[3] Freud S., op. cit. p. 210.

[4] Miller J.-A., L’Enfant et le savoir, Peurs d’enfant, édition Navarin p. 17.

[5] Lacan J., Le robinet de Piaget, Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, leçon du 12 juin 1963, Seuil, 2004, p. 331.

[6] Ibid., p. 334.

[7] Meirieu P., Comment aider nos enfants à réussir, Bayard, 2015, p. 45.

[8] Miller J.-A., « Lacan avec Joyce », Le Séminaire de la Section clinique de Barcelone, Revue de la Cause freudienne, n° 38, février 1998, p. 12.

[9] Lacan J., « Postface au Séminaire xi », Autres écrits, Seuil, Le Champ freudien, 2001, p. 504.

[10] Benameur J., Les Demeurées, Denoël, Folio, 2000, p. 28.

[11] Freud S., « Éclaircissements, applications, orientations », Nouvelles conférences de psychanalyse, Folio essais, 1989, p. 200.

[12] Quignard P., L’Homme aux trois lettres, Grasset, 2020, p.42.

[13] Miller J.-A. op. cit. p. 18.

[14] Op. cit., p. 17.

[15] Bourineau M., professeur de lettres, membre du laboratoire Usages de l’école et surprises.

[16] CIEN/ CRDP, Comment se faire entendre à l’école, sous la direction de Ph Lacadée, CRDP Aquitaine, 2008.

[17] Arendt H., La Crise de la culture, folio essai 1989, p. 242 et sq.

[18] Op. cit, p. 242.

[19] Lacadée Ph., op cit, quatrième de couverture.

[20] Benameur J., Présent ?, éd Denoël 2006, p. 17.

[21] Lacadée Ph., Le Malentendu de l’enfant, Éditions Michèle, 2010, p. 405 et thèse développée in La vraie vie à l’école.

[22] Benameur J., op cit, p.79.

[23] Rossetto J., Jusqu’aux rives du monde (Livre-DVD), Quelle classe ma classe ! (Film), Paris, Striana Éditions, 2007.

[24] Lacadée Ph., in La vraie vie à l’école, op. cit.

[25] Benameur J., op. cit., p. 131.

[26] Lacadée D., Stratégie de la conversation, in livre CIEN/CRDP, op. cit., p. 158.






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