Directeur départemental du Groupe SOS Jeunesse
Délégué territorial Groupe SOS (Val d’Oise)
Philippe Lacadée – Vous avez organisé une journée pour les institutions du groupe SOS 95, du Val d'Oise, sur la fonction d’éducateur. Comment êtes-vous devenu directeur départemental de cet ensemble ? Pourriez-vous commencer par nous dire un petit mot à ce sujet ?
Assad Mohamed – Alors je n’ai pas eu beaucoup de chance, j’ai fini directeur départemental. Je crois que c’est une fonction qui me permet aujourd’hui de transmettre aux équipes une forme de ligne directrice quant à l’accompagnement des publics qu’on peut accueillir ici ou là dans nos établissements. Comment j’y suis arrivé ? En réalité, je crois que c’est un cheminement qui se fait naturellement dans certains cas, pas toujours, mais dans certains cas. Je crois qu’il y a une juxtaposition entre une histoire personnelle, un parcours professionnel et une intention. Et quand les planètes sont alignées, on finit, je crois, par être à la place qu’on souhaite au moment où on le souhaite. Je ne serai pas toujours directeur départemental, je pense, je l’espère, mais à toutes les étapes de ma vie, lorsque j’étais éducateur, lorsque j’ai été chef de service ou lorsque j'ai été acteur associatif, j’ai toujours considéré que j’étais à la bonne place et au bon moment. Et j’ai eu ce sentiment d'être utile, en tout cas pour le public que j’accompagnais. Et je crois que le vrai carburant, le vrai moteur, c’est d’avoir réellement ce sentiment d’être utile à la place où on est et au moment où on est. Les choses finissent par évoluer à la faveur de pas mal d’échanges avec les différents acteurs. Dans mon cas, j’ai eu la chance d'être bien entouré, avec des professionnels engagés, mobilisés. J’ai beaucoup travaillé avec des psychologues, des pédopsychiatres, des psychiatres, et pas n’importe lesquels en plus, j’ai eu cette chance de croiser des sommités ou des gens reconnus par le milieu. Et c’est vrai que ces échanges avec eux m’ont toujours inspiré, guidé et ça a été aussi, pour une part, un carburant pour évoluer dans mes fonctions. Alors, aujourd’hui et depuis quelques années maintenant, je suis directeur départemental. Je dirige plusieurs établissements.
Dominique Grimbert – Ça représente combien d’établissements ?
AM – Cinq, sur le département du Val d’Oise. Mais, j’occupe une nouvelle fonction depuis janvier 2022. Alors elle n’est plus tout à fait nouvelle maintenant, mais c’est une fonction de délégué territorial du groupe SOS. Du coup, je représente le groupe SOS sur le territoire et donc j’accompagne d’autres établissements, toujours sur le Val-d'Oise, des centres d’accueil de demandeurs d’asile par exemple, un lieu d’accueil médicalisé à Osny, et puis j’accueille également des réfugiés ukrainiens sur Roissy. Voilà. Alors, il y a des directeurs qui accompagnent ces établissements et mon rôle étant d’être un peu le gardien des valeurs associatives du groupe, mais aussi d’être représentant pour le groupe pour aller chercher soit des fonds, soit des moyens, mais aussi d’avoir des idées, d’impulser la journée d’étude par exemple. C’est une journée à laquelle je tiens beaucoup et qui est vertueuse aussi bien pour les psychologues, les personnels, quels qu’ils soient d’ailleurs, pas seulement les éducateurs. C’est particulièrement gratifiant de voir aussi les professionnels se mobiliser et réfléchir et penser. La pensée, je crois que c’est un de nos premiers outils de travail qui nous permet aussi de chercher à être efficients dans l’accompagnement qu’on propose chaque jour.
PL – À propos de cette journée organisée, dont le titre était Le je(u) de l’éducateur, une affaire de tous, on a été très sensibles au souci de démontrer l’originalité de la pratique institutionnelle dans vos institutions et au fait que les éducateurs prenaient la parole. Ils avaient une fonction de partenaires des jeunes que vous receviez. Le nouage particulier auquel on a été très sensibles, c'était qu’il y avait un éducateur qui présentait une situation et une psychologue qui faisait un commentaire pour faire valoir à la fois la fonction de cet éducateur mais aussi la parole de ces enfants. Alors je voulais avoir votre avis : dans les différentes institutions présentées, il y a un respect de la parole, à la fois du jeune, mais aussi de l’éducateur et aussi, sûrement de votre part, un respect de la position de la psychanalyse puisque, à chaque fois, le montage était fait avec une psychologue d’orientation psychanalytique. Je suppose que c’est vous qui avez eu cette idée d’organiser ces journées, et comme c’est d’ailleurs la seconde fois que je participe à vos journées, je voulais savoir l’importance qu’avait pour vous cette présentation que vous appelez d’ailleurs une version de la pratique à plusieurs.
AM – Alors il y a plusieurs questions auxquelles je vais essayer de répondre. D’abord, il faut rendre à César ce qui est à César. Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de ces journées. Je suis là depuis le début, j’ai participé à l’élaboration de la première journée en tant que cadre où j’ai cherché à convaincre les équipes et les psychologues. Je n’ai pas eu beaucoup de mal pour les psychologues parce que je crois que, si ma mémoire ne me fait pas défaut, elles étaient particulièrement engagées sur cette journée d’étude et c’est avec une psychologue du SAU, Marta, qu’est arrivée cette idée. Elle m’en a parlé et c’est vrai que, dans les échanges qu’on a eus avec le directeur de l'époque, Jean-Luc Lepéris, c’est lui qui a été le véritable moteur de cette journée, qui a mobilisé les équipes pour que la première journée puisse exister. Et c’est vrai que depuis lors, j’ai été stupéfait par cette première journée à laquelle vous avez participé, en tant que psychanalyste intervenant comme un fil rouge pour faire le lien. C’était à Saint-Prix, en 2015, et cette journée a été particulièrement marquante d’abord parce que les professionnels ont mesuré, palpé, l’intérêt de leur travail, qui était mis en avant, mis en valeur à travers l’écrit. L’exercice de l’écriture est important sur la journée d’étude, mais il l’est surtout tout le long du processus d’écriture, qui prend plusieurs mois en amont et qui se fait à quatre mains avec la psychologue et l’éducateur. C’est un travail réflexif puissant qui permet aussi, je crois, et on a pu d’ailleurs le deviner à l’occasion de cette dernière journée qui, je crois est presque thérapeutique. Il a une valeur thérapeutique pour les différents acteurs. Ces acteurs, ils sont trois : on a le psychologue, on a l’éducateur, mais on a aussi le jeune qui est sujet dans cette écriture. Et, ils sont constamment présents nos jeunes dans les restitutions de ces journées d’étude, puisque, pour ceux qui les connaissent et qui les côtoient chaque jour, les devinent à travers les situations qui sont présentées. Bien sûr, ces jeunes sont anonymisés dans l’écrit qui est proposé en public, évidemment. Cette journée de 2015 à laquelle vous avez participé a été déterminante et elle m’a marqué parce que j’étais le premier témoin de cet exercice d’écriture, puisqu’il fallait motiver, relancer. Les éducateurs, parfois, ont beaucoup de mal à aller à l’écriture, à se poser avec une feuille blanche, prendre un stylo et essayer de poser sa pensée, ses idées, sur le papier. C’est un exercice qui est parfois très difficile et qui oblige à sortir un peu de ce quotidien qui est tellement harassant, parfois épuisant et teinté comme ça de désespérance. L’écriture permet véritablement de prendre cette hauteur nécessaire et de penser. Et cette pensée, elle est guidée dans ce binôme, qui est assez extraordinaire, entre psychologues et éducateurs où on est sur des fonctions diamétralement différentes. J’allais dire opposées, mais ce n’est absolument pas le cas, mais diamétralement différentes. Elles se rejoignent à ce moment-là avec cet effort intellectuel de vulgariser, pour le psychologue, un certain nombre de concepts qui parfois ne sont pas accessibles pour les éducateurs ; et, pour l’éducateur, d’essayer de se mettre à la hauteur de l’enfant, comme à la hauteur des attentes du psychologue. Cette synergie est vertueuse, j’allais dire fabuleuse, puisque on retrouve des effets ; en tant que chef de service, c’est très important. On retrouve des effets dans la prise en charge et la qualité de la prise en charge dans l’institution qu’on dirige. On est toujours frappé aussi par cette contagiosité qu’on observe dans les réflexes qui sont acquis, avec le temps, par les professionnels qui participent à ces journées, qui en sont témoins. Il n’y a pas que l’exercice d’écriture, mais simplement participer à ces journées et se dire : « Tiens, finalement, le collègue, c’est assez extraordinaire ce qu’il est en train de me dire, ce qu’il est en train de lire. Je ne pensais pas qu’il y avait une autre voie pour accompagner tel ou tel jeune. J’ai de nombreux témoignages de professionnels qui ont pu me dire à quel point cette journée les avait relancés, motivés, leur a permis d’entrevoir une autre voie plus ambitieuse pour le public qu’ils accompagnent. Aujourd’hui, dans ma fonction de directeur départemental, j’essaye activement de remobiliser, chaque année, l’ensemble des professionnels pour envisager une nouvelle journée d’étude. J’essaye de le faire, d’abord, avec beaucoup d’humilité, parce que j’ai conscience que le travail est réalisé par les équipes. Ensuite, avec beaucoup de liberté que j’offre aux équipes de pouvoir réfléchir à la thématique qu’ils souhaitent traiter. Et, enfin, j’essaie de mobiliser les moyens matériels et ça, c’est ma partie, pour que cette journée puisse se réaliser dans les meilleures conditions, dans les meilleurs espaces, dans les meilleurs lieux. Je refuse que ça se fasse sur des petits locaux de mairie avec des chaises en bois. Vous avez bien vu que l’on monte en gamme chaque année, ce sont des auditoriums, ce sont des lieux où la voix doit pouvoir être accueillie par une acoustique, un environnement qui est fait pour pouvoir s’exprimer. Donc, les théâtres, les salles de cinéma, ce sont plutôt ces salles-là que je vais essayer de trouver. Et l’on est itinérant, également, puisqu’on essaye de le faire un peu partout sur le Val-d’Oise de manière à, aussi, attirer le plus grand nombre d’acteurs, de professionnels sur ces journées.
PL – Est-ce que vous seriez d’accord pour faire valoir que la fonction du directeur peut s’éclairer de quatre points ? Le premier que le directeur en tant qu’il donne une direction. Ensuite, que le directeur, en tant que cette direction, a une fonction d’orientation. Pour reprendre aussi un peu ce que vous disiez, le troisième point serait introduire un mouvement. Mais, le quatrième point, ça serait justement que ce mouvement doit déboucher sur un lieu, un lieu d’adresse. Et là, vous incarnez une particularité, comme vous le dites très bien : à chaque fois, vous faites attention à ce que ce lieu d’adresse ait une telle valeur de réception que les gens qui viennent parler, qui peut-être se vivent comme simple éducateur, enfermé dans leur fonction éducative, grâce à vos quatre points de direction, se sentent mis en valeur dans cette fonction qui est importante, dans la mesure où c’est aussi une fonction de vecteur de la parole de l’enfant. Alors ils y trouvent un éclairage inédit et se sentent eux-mêmes accueillis. C’est une véritable fonction d’accueil.
AM – Je retiendrai cette fonction d’accueil qui me va bien, d’abord en tant que directeur, et aussi en ricochet à l’ensemble des professionnels que compose un établissement. C’est valable pour la psychologue qui accueille régulièrement des jeunes, qui n’engage pas de travail de cure avec les jeunes, mais qui va être une oreille bienveillante, à l’écoute et à l’accueil, comme ça, chaque jour, des jeunes qui veulent bien venir la voir. Les éducateurs qui sont aussi une oreille bienveillante, pensante, et qui vont aussi accueillir ces jeunes et essayer de leur proposer, en tout cas, un temps de répit. Le directeur et la fonction de directeur, oui, elle est là aussi pour orienter, diriger. Alors qu'est-ce que ça veut dire ? C’est d’abord orienter, diriger sur du réglementaire, du RH, du droit, du budget, évidemment tout ce qui est gestion administrative très technique mais qui est nécessaire pour faire vivre les institutions. Ensuite, le directeur, dans l’action sociale en général n’est pas qu’un gestionnaire. Il doit être, de mon point de vue, quelqu’un d’empathique, qui a le sens de l’humain et qui va essayer de donner une ligne d’horizon humaniste et pleine d’ambition pour les publics qu’il accompagne et dont il a la responsabilité.
DG – Effectivement, et c’est ce qui ressortait de la journée. On entend que chacun est au service du jeune, qui est accueilli ou accompagné, et qu’en même temps pour que ça puisse se faire, chacun est investi dans la fonction qu’il occupe. Je me rappelle, lors de cette journée, cette dame de service qui a participé et a donné des choses très précieuses du quotidien d’un jeune parce qu’effectivement, elle ce qu’elle entend, c’est aussi précieux. Ce n’est pas forcément ce que l’éducateur va entendre ou voir, ce n’est pas forcément la parole que le jeune adressera à la psychologue et, je trouve que vous avez bien illustré, ô combien, la place de chacun est précieuse dans l’accompagnement du jeune.
AM – Tout à fait. C’est exactement ça, et je crois que vous avez raison de convoquer cet exemple-là. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, tous les professionnels sont invités à venir à cette journée. Et, vous remarquerez qu’à cette journée, les cadres s’effacent. Je dois reconnaître ma grande paresse sur cette journée puisque j’ai le sentiment qu’elle s’arrête la veille au soir. Pourquoi ? Parce que tout est bouclé et le lendemain, comme un appareil à musique où il suffit que de tourner, et puis les trous entrent bien dans l’engrenage pour faire une petite mélodie, et bien, de la même manière, la journée se déroule sans grand effort. Chacun est mobilisé, chacun connaît sa place et sait où elle se trouve. Et ça, c’est possible quand le management est participatif, c’est-à-dire qu’il n’y a pas du directif, ce n’est pas une contrainte pour les professionnels de venir. Vous avez vu qu’on soigne même l’accueil, et ça serait quand même dommage de ne pas soigner l’accueil sur une journée où on va où justement on accueille la parole des professionnels. L’accueil, ce sont les secrétaires de nos établissements qui l’organisent et qui sont volontaires pour le faire. Il n’y a rien qui les contraint à le faire. Et c’est vrai que beaucoup d’institutions, d’associations qui viennent à ces journées me demandent, chaque année, comment on fait pour organiser une journée aussi précise, carrée, avec autant de professionnels. Ce que je leur réponds, en général, c’est que c’est une volonté commune, pas simplement celle de la direction départementale ou de la direction d’établissement. C’est une volonté commune, et c’est un besoin fondamental pour les professionnels. En tout cas, ça l’est devenu. Aujourd’hui, à chaque fois que j’engage une nouvelle année et un nouveau travail sur ces journées d’étude, ce sont les professionnels eux-mêmes qui se manifestent pour dire : « on veut en être, on veut y aller. » Et souvent à la faveur d’une situation difficile, qui leur pose question, qui les renvoie dans les cordes et c'est là où ils se disent : « tiens, il y a peut-être une voie pour moi d’aller explorer cette situation qui me pose question et d’avancer. »
DG – Oui, il semble qu’il y ait un rapport au savoir qui n’est pas écrasant. Vous voyez, quand vous parlez de votre position, vous ce jour-là. C’est-à-dire que, ce jour-là justement, vous arrivez à vous faire un peu absent et à laisser aussi des choses émerger, donc laisser la place aux autres. Dans une situation, étant donné qu’il y a plusieurs professionnels qui prennent la parole, c’est comme si vous mettiez en évidence ce que Lacan nomme l’Autre qui n’existe pas dans la journée, c’est-à-dire décompléter l’Autre du savoir, et plutôt que chacun soit écrasé et inhibé à prendre la parole, au contraire, chacun y met du sien et peut parler.
AM – Tout à fait, et la place de l’intervenant sur cette journée, Monsieur Lacadée est celui qui a participé le plus de fois à nos journées d’étude, la place de l’intervenant, du psy de la journée, elle est fondamentale.
PL – Eh oui. Mais parce qu’il est extraordinaire, Monsieur Lacadée, dans le sens extra-ordinaire, dans le sens où il sort de l’ordinaire de l’institution.
AM – Exactement ! Vous me l’enlevez de la bouche, Monsieur Lacadée. Mais, elle est fondamentale dans le sens où c’est cet individu, qui a un regard extérieur, neutre, qui a un savoir expérientiel aussi, qui va illustrer les propos et qui va faire des liens aussi avec sa propre pratique. C’est la caution intellectuelle qui va venir, quelque part, dire aux professionnels : « ce travail-là m’inspire, évoque et mobilise, chez moi, tel ou tel texte de Lacan... Et vous voyez, la plupart du temps, ce qui reste de cette journée, c’est pour les éducateurs, les échanges avec l’intervenant extérieur. C'est une forme de reconnaissance assez extraordinaire. J’ai même une éducatrice qui m’a dit : « Vous vous rendez compte ? Il s’est tourné vers moi et il m’a parlé. Vous voyez, rien que ça, ça valorise les professionnels et, surtout, ils se disent : « Mais ce travail d’écriture qui m’a tant épuisé, qui m’a tant fatigué, est reconnu par un professionnel. Et il n’est pas écrit en vain, il est reconnu par un psychiatre/psychanalyste…
DG – Oui, il a de la valeur.
AM – Exactement. Et ça, c’est assez exceptionnel. Enfin, les textes sont adressés à l’intervenant en amont. On lui propose de les lire, pour qu’il puisse aussi se faire un peu une idée et faire des liens, et organiser aussi son propos, sur scène, le jour J. Et ça, c’est un temps très fort parce que Monsieur Lacadée, par exemple, prend soin de revenir sur chacun des textes. Il va aller chercher l’intervenant pour aller vérifier des choses qui ont été évocatrices dans la lecture. Il va aller chercher, infirmer ou affirmer son idée en questionnant l’intervenant et ça donne une forme de dynamisme éclairant tout le long de la journée. Moi qui étais en position de spectateur, j’étais fasciné par les chemins pris par Monsieur Lacadée dans les échanges avec les intervenants. On voyait bien où il allait, on voyait bien ce qu’il cherchait à faire dire à l’intervenant, à extraire du contenu du texte, et il l’a fait aussi avec les psychologues. Moi, j’ai une équipe de psychologues qui vénère Monsieur Lacadée. Du coup, c’était tout à fait intéressant.
PL – Mais ce que je crois, pour ma part, et je pense que Dominique aussi, moi qui ai quand même circulé un peu dans des journées comme ça, je crois que c’est la première fois que je voyais, cette fonction d’un binaire ou d’un binôme. C’est-à-dire qu’à la fois on sent qu’il y a un travail fait par l’éducateur, très respecté et soutenu par la psychologue, mais l’art c’est que c’est décomplété, comme disait Dominique. C’est-à-dire que ça laisse la place pour quelqu’un d’un peu extérieur. Au fond, pour lui, c’est facile d’intervenir, par exemple, pour moi, parce que ce n’est pas fermé. Parce que parfois on peut reprocher un certain plaquage, mais là, ce n’est pas du tout plaqué, au contraire, il y a une fonction que j’aime bien, c’est la fonction d’être un passeur. L’éducateur arrive à faire passer l’enfant, ce qui fait qu’on le voit. Et moi, si vous voulez ce que j’essaie de traquer ou de mettre en valeur, c’est comment, au-delà de l’écrit de l’éducateur, le jeune s’est imprimé sur l’éducateur, la trace qu’il aurait laissé pour lui qui ne peut pas s’écrire. C’est pour ça que c’était très beau que vous parliez de l’incarnation. Quand il est présent, à son insu, il fait passer quelque chose d’autre et ce que j’ai bien aimé dans le travail des psychologues, c’est qu'elles sont très prudentes et très respectueuses. Et je crois que dans cette dimension du respect, je pense que vous y êtes pour beaucoup. C’est cette question du respect qui fait que la journée devient respectueuse d’elle-même. On pourrait dire que la journée se respecte.
DG – Oui, c’est pour ça que c’est devenu un rendez-vous.
PL – Voilà, c’est un rendez-vous.
AM – C’est un rendez-vous, c’est vrai. Ça l’est devenu en fait. Je ne vous dirai pas la même chose pour la première année, parce qu’on partait d’une feuille blanche, on ne savait pas trop où l’on mettait les pieds. Nous avions été prudents. Elle s’était organisée sur une demi-journée. On s’est rendu compte de sa force et je m’étais convaincu qu’il fallait la faire plusieurs fois dans l’année et je me suis rendu compte que c’était un exercice impossible. On est donc restés sur le modèle d’une journée par an. Je crois vraiment que mon plus grand regret, mais on a eu des débats là-dessus, c’est de ne pas inviter nos grands ados à venir sur ces journées. Je me suis posé la question plusieurs fois. C’est intéressant, on dit des choses intéressantes, on raconte de belles choses, on parle de rencontres, on parle de choses qui traversent l’éducateur, de failles mais ça reste très difficile de parler de ses failles, de ses difficultés, de parler de l’acteur, du jeune, devant lui. Il y a une forme de pudeur qui s’exprime, qui freine et qui empêche de faire venir nos jeunes. Peut-être que c’est plus prudent, d’ailleurs. Mes psychologues me le disent le plus souvent et me freinent à cette idée. Elles ont sûrement raison. Mais je crois qu’après moi, le prochain directeur ou d’autres, il n’y aura pas d’autre choix que de maintenir ces journées d’étude parce qu’elles se sont institutionnalisées. Elles se sont ancrées dans nos pratiques.
PL – On avait organisé une conversation directement avec des jeunes. C’étaient des mineurs non accompagnés. Ça a eu une fonction de témoignage extraordinaire. On a fait récemment une conversation sur le harcèlement aussi, avec un jeune de treize ans, qui participe au Conseil départemental d’adolescents de la Gironde. Il nous a fait un exposé en trois points. Il avait été interviewer ses camarades. On pourrait très bien organiser une conversation. Alors, avec quelqu’un d’extérieur par exemple, si vous me réinvitez, moi je pourrais très bien le faire. Mais au fond, des jeunes qui pourraient témoigner de leur parcours dans l'institution, ce que l’institution leur a apporté. Une conversation sympathique de trois quarts d’heure, donner la parole aux jeunes en dehors.
DG – Le pari de la conversation, c’est aussi aller à la rencontre des jeunes, et leur proposer des conversations.
AM – C’est intéressant parce qu’il y a un mot qui me revient de manière incessante et toujours et entêtante, à chacune de ces journées, c’est le mot sincérité. Et cette sincérité, je crois que je l’ai toujours recherchée, toujours voulue parce que, sans la définir, je la pratiquais déjà quand j’étais éducateur. Vous savez, j’ai commencé très jeune le métier d'éducateur. J’avais dix-huit ans, je n’étais pas fini et j’avais beaucoup à apprendre. J’étais très mauvais éducateur, avec le recul, mais il y avait quelque chose qui me portait, c’était cette volonté d’être utile et de servir.
Et je vous parlais de mon parcours personnel, mais, très jeune, je devais avoir quatorze ans, et j’observais les éducateurs de rue dans mon quartier qui déambulaient et qui nous proposaient de nous occuper. J’ai beaucoup sympathisé avec eux, je les observais et je leur ai dit qu’un jour je serai comme eux, je serai éducateur, « je veux être éducateur. » Mais je le balançais comme ça et eux me riaient au nez. Je devais avoir seize ans. J’ai monté ma première association, en trichant un petit peu parce que les statuts de l’association il n’y avait qu’un majeur qui pouvait signer. Donc j’ai attrapé un ancien vieux du quartier qui était un peu toxicomane et du coup je lui ai proposé de lui payer une bouteille, s’il signait les papiers. Donc évidemment, il a signé les papiers en fermant les yeux et je suis allé déposer les statuts comme ça. J’ai ouvert ma première association, on était trois. D’autres nous ont rejoints avec cette ambition de vouloir changer le quartier, toujours avec cette influence des éducateurs. Mais je crois que, à ce moment-là, je jouais à l’éducateur. Finalement, j’ai rejoint l’école, je me suis formé, et j’ai rencontré beaucoup de jeunes et je suis devenu aujourd’hui directeur départemental. Il y a quelques années, une jeune me cherchait. J’ai trouvé ça bizarre. Elle cherchait un type qui s’appelle Assad, qui était son éducateur. Alors, évidemment, je suis tombé sur des gens qui n’étaient pas des flèches, ils n’ont pas pris ses coordonnées, mais déterminée, après plusieurs semaines, elle arrive à me retrouver dans l’établissement où j’étais fixé, donc celui où je suis actuellement. Et elle vient me voir et dès qu’elle me voit, elle se met à pleurer. Je ne la reconnais absolument pas. Elle me donne son nom, j’ai un petit souvenir. Et puis elle commence à me décrire la première rencontre que j’ai eue avec elle, quand je l’ai accueillie et tout me revient. Donc, me revient sa souffrance, me revient son père… Je me souvenais de son père qui était complètement furieux. Famille maghrébine, une jeune fille qui a envie d’aller en boîte de nuit, qui a envie de vivre sa vie de jeune fille, qui a envie d’avoir une amourette, et puis la tradition, le poids de la famille qui le refuse et qui la violente, et elle se retrouve à la rue. Elle est accueillie dans un établissement, un foyer. Le premier soir où elle arrive, accompagnée par les policiers, elle tombe sur moi, encore un Maghrébin. Ils sont partout ces Maghrébins ! Avec ses projections, elle se dit que je suis son père en bis et que je vais la saouler avec mes règles. Ce qui n’est pas faux, dans les MECS, on a aussi des règles évidemment. Mais je l’accueille, j’accueille sa souffrance et je prends le temps et je ne la saoule pas, mais avec toute la naïveté d’un éducateur qui démarre. J’essaie de l’accompagner au mieux, je deviens son référent éducatif et, pendant plusieurs années, je l’accompagne jusqu’à sa majorité, puis elle disparaît un jour. Elle quitte l’établissement, elle va sur ses propres aventures de vie perso. Là, elle revient et elle se met à pleurer. Elle me raconte tout ça. On se remémore tout ça. Je suis très ému et elle me dit : « Je vais me marier et je veux que ce soit toi qui m’accompagnes. » Je lui dis : « Mais quelle est ta demande précisément, tu veux que je t’accompagne, mais ? » « Je veux que ce soit toi qui occupes la fonction symbolique du père. Et ça c’est très déstabilisant, d’abord. Et ensuite, je lui ai demandé : « Mais pourquoi cette demande ? Qu’est-ce qui a fait qu’aujourd’hui, c’est ta demande ? Je sais que tu m’as cherché un peu partout. Mais je n’ai pas eu de signe de toi pendant longtemps. » Et elle me dit : « Mais je voulais réussir, je ne voulais pas te décevoir. Je voulais réussir et je me suis dit que je ne viendrais que quand j’aurais le sentiment d’avoir réussi quelque chose. » Et, c’est vrai que la sincérité, à ce moment-là, quand j’étais éducateur, pendant la relation que j’ai eue avec elle, quand je l’ai accueillie, j’étais sincère. J’étais sincère, à l’écoute de sa souffrance. Elle me parlait de sa souffrance. Je savais exactement ce qu’elle avait vécu. Je connaissais cette tension qui peut exister dans les familles immigrées, avec les enfants qui naissent en France, avec d’autres codes, qui aspirent à autre chose… Tout ça, je l’avais perçu. Et cette sincérité, elle m’a toujours accompagné et je crois que ces journées, pour refaire le lien avec la journée, cette sincérité, elle la transpire. Elle la transpire à travers l’écriture, à travers la spontanéité des questions qui sont posées par les éducateurs dans la salle, par les intervenants, elle la transpire aussi par l’ambition que tout le monde porte aussi pour ces jeunes… Et cette sincérité, à mon avis, c’est le carburant en fait des actions que l’on peut avoir au quotidien.
DG – Tout à fait. On pourrait dire de la conversation qu’elle peut nous être utile, qu’on ne peut s’en servir que si l’on s’en sert de façon sincère.
Merci à vous.
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