Dans son livre Le Lien [1], Ange Lise, journaliste depuis plus de vingt ans dans le domaine de la santé et de la culture, vient déposer un témoignage de son expérience d’une sincérité sans fard, la plume légère et l’humour en coin. À 38 ans, elle a découvert son autisme : « j’ai posé un mot comme un titre sur un tableau abstrait : Asperger » [2]. « J’ai passé mon enfance, dit-elle, à me demander quelle sorte de monstre j’étais et à faire le constat de ma défaillance pour créer du lien. » [3] Comme la pièce manquante d’un puzzle, le diagnostic d’Asperger lui a permis de faire le lien, et elle se livre dans cet ouvrage, dans « une urgence d’introspection, après avoir trouvé le mot-clé qui déverrouille la porte des souvenirs savamment entassés dans la cave de la mémoire » [4], l’écriture, son mode d’expression privilégié depuis l’enfance, lui permettant de se relier à son passé, mais aussi à ses lecteurs. C’est du moins ainsi que peut se comprendre le titre du livre. « Je ne suis pas une Asperger qui écrit, mais une auteure qui est Asperger. […] Et je ne ferai en aucun cas le porte-parole des Asperger ». [5]
De son côté, William Theviot, un jeune Bordelais de 29 ans, est pianiste-concertiste. À l’écoute des attentes du public, ses concerts décloisonnés visent à mettre la musique classique à la portée de tous, notamment les publics défavorisés ou éloignés. Il a auto-édité récemment un livre, Journal d’un Asperger. Un an dans ma bulle de verre [6], dans lequel il ouvre les pages de son journal au long d’une année, pour « mieux comprendre les autistes, en vous faisant pénétrer dans leur / mon monde intérieur ». Son livre est un « plaidoyer pour l’inclusion dans la société et la neurodiversité. […] Je cherche en permanence à mettre des mots sur les situations rencontrées qui sont toujours (trop) complexes pour moi. » [7] Plus qu’un témoignage, son livre est un acte militant, pour la cause de l’autisme. Car, comme le dit Ange Lise, « si les personnes autistes ne jugent pas, […] elles ont un sens de la justice hautement développé » [8] : nous avions pu notamment le constater il y a trois ans, lors d’une Journée du Cien à Bordeaux, au cours de laquelle William Theviot était intervenu. « L’énergie que je déploie est née tout d’abord de mes parents qui se sont investis dans mon parcours musical, considérant à raison que mon intégration sociale serait difficile dans un cursus classique. […] Le rejet que j’ai souvent vécu et que je vis souvent, au sein même de cette cause que j’essaie de défendre, a provoqué en moi tantôt une grande tristesse, tantôt une sidération, un écœurement, une rage, une violence rentrée, un abattement, à partir desquels je n’ai plus eu que deux choix : les laisser être destructeurs ou constructeurs. La pulsion de vie, le conatus, toujours fragile, a pour l’instant le dernier mot. Pourvu que ça dure. » [9]
Car cette « addiction à l’idéal » [10] de vérité et de justice a son versant de désenchantement et de désillusion, d’une intensité mortifère. Mais il pousse aussi à des prouesses, comme lorsque William monte sur scène et prend la parole aux Victoires de la musique classique à Dijon (et se fait couper le micro. « Élan brisé » …), ou intervient de façon impromptue lors d’un congrès européen sur l’autisme à Cracovie : « En l’occurrence, en France, seulement 2 % des personnes autistes bénéficient d’une insertion professionnelle et encore moins dans les métiers culturels. […] Il serait plus équitable qu’il y ait davantage de représentativité de personnes autistes, dans des instances qui les concernent, dans les métiers créatifs, autres que manuels, ou manutentionnaires. Par exemple, j’ai choisi le domaine culturel en étant pianiste et je joue entre autres des compositeurs qui ont pu être aussi porteurs du syndrome d’Asperger, Bruckner, Satie, Bartok, Glenn Gould. » [11] Il existe aussi des interventions plus modestes (dans une station-service, pour convaincre des inconnus), ou prestigieuses (la prise de contact, inopinée, en pleine rue, avec Rima Abdul-Malak, ministre de la Culture. Six mois plus tard, il est invité « pour faire un concert au ministère, tout en plaidant la cause du handicap devant un parterre de personnalités à sensibiliser ».[12]
L’hypersensibilité sensorielle réserve elle aussi son lot de déconvenues quotidiennes. Ange Lise, par exemple, déplore son acuité auditive, qui fait que pour elle, « un bon voisin est un voisin sourd muet et paraplégique. […] Choisir un appartement revient à apprendre à cohabiter avec ses voisins. […] Je rêve d’un immeuble pour Asperger où il est spécifié dans le bail que le bruit n’est pas autorisé » [13] De même, pour elle, aller au bar est un supplice : « Bruyants, lumières criardes, ambiance enfumée sur la terrasse et puant le tabac froid et les hormones macérées à l’intérieur, parler fort en s’agitant et en subissant les constantes sollicitations sensorielles qui te sautent au visage » [14] Le travail en open space devient « un enfer sur-mesure » : « Le dernier poste en rédaction que j’ai eu, avant de retrouver ma liberté en free-lance, a tourné en cauchemar. Nous étions quatre à cinq confinés dans quinze mètres carrés. Un jeu de mouvements incessants, de sonneries fantaisistes de téléphone, […] le bruit du clavier pianoté frénétiquement, les bribes de conversations consenties entre deux pauses, les odeurs de parfum qui se mélangent à la bouffe ramenée des goinfres, les crissements du corps qui trouve un exutoire pour s’exprimer malgré tout, les contrariétés comprimées qui ressortent en énergie stagnante. En un mot, la vie de bureau. » [15] La solution pour elle, c’est « le parfait cocon », le « voyage en autarcie » : « J’envisage mon appartement comme un abri vital où me ressourcer et recharger mes batteries. Un sas de décompression sensorielle où je peux me réfugier et me blottir dans la chaleur ambiante comme dans une bulle. » [16] C’est aussi le plaisir de marcher pieds nus dans l’herbe humide, de cueillir une tomate « mûre à souhait », et de la porter à sa bouche « pour en saisir l’essence », dans la tiédeur d’un matin d’été.[17] Ce sont de grandes marches solitaires (pour éviter les transports en commun), les écouteurs sur les oreilles, en laissant son corps « fusionner avec la musique pour produire une démarche en cadence ».[18] Selon elle, « certains harmoniques me plongent dans l’extase. […] la musique neutralise intégralement mon attention comme un puissant hypnotique ».
Pour William Theviot, le musicien, « la fragilité, la porosité, l’hypersensibilité, la vulnérabilité font partie pour un corps et une âme artiste de l’acte créateur. » [19] Sensible lui aussi aux agressions de la ville, le confinement a été une période bénie, au cours de laquelle il sillonnait à vélo les rues désertées et silencieuses. « Rêveur idéaliste », il parcourt avec délectation une piste cyclable de l’Entre-deux-Mers dont il a appris progressivement à connaître les visages variés. Le banc d’Arguin, dont son père a assuré un temps le gardiennage, l’éblouit : « La croupe de l’île se vautre presque à fleur d’eau. Et pas un seul arbre pour accrocher le regard. Aucune plante ne dépasse un mètre de haut. Que du sable, des herbes et un labyrinthe de dunes ! Tout est parfaitement réuni ici pour m’étourdir et pour noyer mes yeux de beauté pure dans une harmonie évoquant le commencement du monde. […] Tous mes sens sont stimulés au point d’être saturés ».[20]
Au travail, au cours de son année open space, Ange Lise prend des détours pour se concentrer dans ce « maelstrom ingérable » : « J’avais trouvé un stratagème épuisant, mais qui me permettait de faire illusion. J’écrivais mes articles chez moi, entre 5h et 8h du matin. J’arrivais donc au bureau avec le travail du jour déjà réalisé. Il ne me restait plus qu’à passer ma journée à surfer sur internet, tout en assumant les tâches minimes. Pour réduire l’impact du bruit, j’avais ramené mes boules Quies, quitte à heurter mes collègues qui voyaient là un affront. » [21] Brillante dans les entretiens d’embauche, « la déception arrive le jour suivant », où il faut toujours composer avec la réalité du terrain. Le travail en free-lance lui convient, lui offrant la possibilité de se réaliser en tant que rédactrice acharnée et infatigable, lorsqu’elle est dans son cadre intime, dans une tenue vestimentaire qui ne lui est pas imposée par les convenances.
William Theviot s’entraîne quotidiennement sur son piano depuis l’âge de six ans. Mais il est par ailleurs agité par une curiosité intellectuelle incessante, qu’il nomme son « priapisme intellectuel » [22] ; décrivant sa compulsion à se tenir « dans un état anormalement prolongé de recherches documentaires, d’ordre musicographique, historique et artistique, dans une excitation permanente et parfois douloureuse. Il se voit, comme Nietzsche, en « Don Juan de la connaissance, ou, comme Derrida, dans un « mal d’archive ». « Mon cerveau en surchauffe a besoin de trappes de désenfumage psychique pour évacuer le feu qui me harcèle » [23], précise-t-il avec exactitude. « Les chimères, la zone la moins combustible de mon être », il les poursuit dans les lieux d’archives les plus retirés de la région – vrai travail de fourmi – cherchant à tirer de l’oubli tel compositeur local méconnu, ou à enquêter sur telle jeune musicienne prodige disparue des mémoires : « J’ai toujours l’impression qu’il y a une jeune fille ou un artiste à “déterrer” quelque part, non loin, à portée de sensibilité, dans les trombes de papier oubliées, et que si ce n’est pas moi qui le fais, malheureusement personne ne le fera. » [24] De même part-il à la rencontre de drôles de personnages, souvent eux aussi oubliés : Jesse Garon, chanteur à succès dans les années 80, mais aussi Sophie Cluzel, secrétaire d’état aux personnes handicapées, ou Xavier Darcos, rencontré dans un train, ou encore l’Archevêque de Bordeaux, et se lie d’amitié avec l’écrivain Michel Suffran, décédé depuis… Il va à la rencontre d’un « homme-secret », « lumineux homme de l’ombre », Michel Balans, érudit de La Réole, et passionné d’orgues et d’histoire patrimoniale, ou bien d’un peintre local confidentiel. Un autre jour, il joue du piano chez la pianiste brésilienne Cristina Ortiz.
À chacun sa bulle de verre. Ange Lise est restée marquée par le souvenir blessant des récréations de l’enfance, qui étaient autant de récompenses pour les autres enfants : « L’agitation ambiante réfrigérait déjà mes pensées. Le bruit assourdissant qui retentissait en signal achevait de me désorienter. […] Je sortais toujours la dernière pour éviter les bousculades. Parfois, je prétextais un travail à terminer pour rester en classe. Le stratagème prenait rarement. […] J’allais me planter dans un coin avec un livre, en priant pour un peu de tranquillité… Mais je devenais alors une proie facile qui attisait la curiosité en attraction générant une pléiade de réactions. […] Envahie dans ma bulle, j’attendais que l’orage passe. J’avais fini par développer la technique de la marche ininterrompue. L’immobilité attirait l’attention. Rester en mouvement donne une contenance inattaquable. » [25] Ces stratégies d’évitement de l’enfant portent en germe celles de l’adulte : « Asperger ressemble à une route barrée qui nous force à prendre des déviations au lieu de s’embarquer par l’autoroute de la normalité ».[26] De la même façon sont inscrits dans le corps depuis l’enfance « l’écriture d’un enfant de 5 ans », que le traitement de texte viendra opportunément masquer, ou cette « démarche de pingouin bancal qui traîne la patte » [27], que la danse viendra corriger, rendant la jeune femme « plus attentive à un langage du corps qui passait volontiers entre les mailles du filet de la normalité ».[28] Le balancement est aussi hérité de l’enfance, « un mouvement plus discret que le balancement frénétique des enfants autistes, mais qui se répète comme un tic incompressible. Un balancement comme un bercement qui apaise et qui aide à fluidifier la pensée et à y voir plus clair. Le corps a besoin de ce réconfort qui finit par doucement l’hypnotiser. […] Quand je ne me balance pas, les mains prennent le relais. Elles ont l’habitude de se tordre, de se compresser l’une contre l’autre, de se contorsionner en exercices rituels qui me procurent également une grande sensation d’apaisement. » [29] Ses « voyages en autarcie » [30], périodes où elle se coupe du monde pendant quelques jours, portable en position off, lui permettent le confort sensoriel auquel elle aspire et ressourcent son corps.
William Theviot, lui, évoque « une sociabilité autodidacte et casse-gueule ».[31] « Le trac que j’ai à la scène, dit-il, est peu de choses par rapport au trac que j’ai dans la vie à la ville ».[32] Pour lui, l’autisme est un solipsisme : « mon cerveau a finalement intégré que je ne faisais certainement que rêver mon environnement ».[33]
Le « rêveur idéaliste » se pose ainsi beaucoup de questions au sujet de l’amour : « Je ne sais plus comment entamer ne serait-ce qu’un échange avec une fille. […] Que faire de ce volcan en éruption régulière qui ne trouve pas de stabilité ? La seule issue salutaire qui me soit toujours et jamais apparue est celle d’une femme, d’une fée, d’une divinité, d’une reconnaissance, d’une étreinte, personnalisée. » [34] Il idéalise une rencontre sur un réseau social, à partir d’un pseudonyme, Oberman, qui le renvoie à une œuvre musicale et à une œuvre romanesque rarement connue. Sur le quai de la gare où ils se rencontrent, lui vient cette pensée : « Mais où est donc passée celle dont j’ai rêvé, tu n’es pas elle, tu es une remplaçante, où est mon Oberman au féminin ! » [35] Sur l’amour, des questions sombres le hantent parfois : « l’amour authentique existe-t-il pour les handicapés ? », ou encore « Les filles sont, pour moi, incompréhensibles et irrationnelles […] ce sont les filles qui font les hommes, et qui choisissent ceux qui sont les plus performants, n’ayant pas forcément une grande sensibilité ». [36] Encore, néanmoins, se laisse-t-il accompagner par certaines…
Mais, dans la bulle de verre, « Être autiste est une manière particulière d’être au monde. Cette différence exerce une influence sur la manière d’entendre, de jouer ou de composer de la musique. Pour ce qui me concerne, je n’entends presque jamais la musique comme un divertissement. Elle est pour moi la cristallisation mélodique de valeurs morales, notamment dans le romantisme. […] Au-delà de mon cas personnel, il me semble qu’il y a des personnes autistes qui ont ce qu’on appelle de la synesthésie, ils voient des couleurs sur la musique. La musique peut être pour certains ou certaines un langage plus naturel, à la fois plus direct et plus ambigu, que la parole verbale. » [37]
« Aujourd’hui, expose Ange Lise, je suis convaincue que la voie la plus adaptée réside hors système, sur le chemin parallèle qui respecte parfaitement une éthique sans s’enfermer dans un carcan contre-productif. » [38] Ce principe de vie ne l’empêche pas de se projeter dans une « utopie autistique », où elle rêve un monde à son image : « J’imagine à quoi pourrait ressembler une ville constituée uniquement de personnes autistes et Asperger. Certainement l’endroit le plus calme du monde. Et le plus avancé technologiquement. […] La créativité se rencontrerait en évidence dans tous les immeubles. Il y aurait plus d’artistes au kilomètre que de policiers devenus inutiles […] Il n’y aurait quasiment plus de voitures sur la route (la plupart des autistes ne conduisent pas). Juste des vélos et certainement d’autres moyens de transport inventés en fonction des besoins de chacun. » [39]
« Vivent les oiseaux rares, dussent-ils changer de pays régulièrement pour trouver leur droit d’asile. » [40] Ainsi, William Theviot apprécie beaucoup le terme d’« asile » : « et au sens, dit-il, d’“asile politique”, il pourrait aussi y avoir des “asiles autistiques” “consacrés” (mot à prendre encore au sens large) comme celui qu’offre un monastère. Pour filer la comparaison, le silence autistique peut se comparer à celui d’un moine, une moniale. » [41] C’est un peu le cas du séjour hospitalier qui, dit-il, « est pour moi une retraite de l’esprit comme si je me retirais dans la cellule d’une abbaye ». [42] Il emprunte à Michel Foucault, pour caractériser ces lieux, le terme d’« hétérotopies » : « ces endroits qui juxtaposent en un seul lieu plusieurs espaces comme hors du monde et du temps, à l’instar d’une salle d’archives, une bibliothèque, la scène d’un théâtre qui héberge l’imaginaire, une clairière dans une forêt sombre où on désespère de trouver son chemin. […] Autrefois, j’ai connu cela dans une cabane d’enfant, dissimulée au regard d’un saule tortueux : elle fut un de mes premiers refuges créatif, de recherche et de recueillement hors du temps. » [43]
Un vrai projet intime et politique ! On voit qu’on peut faire confiance aux autistes et à leur imaginaire pour bâtir un monde meilleur…
Marianne Bourineau
[1] Lise A., Le Lien, Plombières les Bains, éditions Ex æquo, 2023.
[2] Ibid., p. 9.
[3] Ibid., p. 7.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Theviot W., Journal d’un Asperger. Un an dans ma bulle de verre, auto-édition, 2023.
[7] Ibid., p. 6.
[8] Lise A., op.cit., p. 59.
[9] Theviot W., op.cit., p. 55.
[10] Ibid., p. 37.
[11] Ibid., p. 64.
[12] Ibid., p. 71.
[13] Lise A., op.cit., p. 49.
[14] Ibid., p. 104.
[15] Ibid., p. 83.
[16] Ibid., p. 54-55.
[17] Cf. p. 74.
[18] Ibid., p. 36.
[19] Theviot W., op.cit., p. 63.
[20] Ibid., p. 47.
[21] Lise A., op.cit., p. 83.
[22] Theviot W., op.cit., p. 50.
[23] Ibid., p. 45.
[24] Ibid., p. 57.
[25] Lise A., op. cit., p. 13-14.
[26] Ibid., p. 68.
[27] Ibid., p. 35.
[28] Ibid.
[29] Ibid., p. 37.
[30] Ibid., p. 22.
[31] Theviot W. op.cit., p. 8.
[32] Ibid., p. 18.
[33] Ibid., p. 25.
[34] Ibid., p. 17.
[35] Ibid., p. 44.
[36] Ibid., p. 17.
[37] Ibid., p. 67.
[38] Lise A., op.cit., p. 69.
[39] Ibid., p. 107.
[40] Theviot W., op.cit., p. 67.
[41] Ibid., p. 65.
[42] Ibid., p. 73.
[43] Ibid., p. 66.
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