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Argument #2 - Dominique Grimbert



Crise de civilisation, dans un climat de tensions internationales extrêmes, crise économique, crise politique, dérèglement climatique… Les enfants dits terribles vivent et grandissent dans un monde terrible dans lequel les adultes exaspérés peuvent leur sembler désemparés et auxquels ils ne souhaitent parfois pas s’identifier. Sigmund Freud nous a offert une lecture du malaise dans la civilisation[i]à partir de laquelle Lacan a saisi la logique du discours capitaliste et le lien social qu’il produit. S’ils ont à faire avec ce qu’ils éprouvent d’inconnu et d’étranger en eux, leur jouissance, s’ils ont à consentir à en perdre un peu pour se frayer un chemin vers le désir ces enfants terribles, dans une société qui ne cesse de la prôner à tout prix et illimitée cette jouissance, « une société de masse qui ne veut pas la culture mais les loisirs »[ii], nous dit Hannah Arendt, c’est compliqué !


Il y a « ce qui marche et ce qui ne marche pas »[iii]. Ce qui marche, ou ce qui « matche » pourrait-on aussi dire aujourd’hui, c’est quand le monde remplit sa fonction, lorsqu’il nous offre ce qu’on attend de lui, qu’il tourne rond, qu’il va. Un instant, on y croirait ; juste le temps de s’apercevoir qu’il y a « des choses qui font que le monde est immonde »[iv]. Et ça ne cesse de se rencontrer. Le réel, c’est ça ; c’est ce qui ne marche pas. L’homme moderne s’est évertué à tenter de l’éradiquer, avec sa science et sa technologie, pour nous offrir le meilleur des mondes. Mais il n’a fait qu’en produire du nouveau, du réel qu’il n’avait pas imaginé. Parce que le réel ne s’imagine pas, il se rencontre et il insiste, alors « C’est compliqué !!! » et c’est « de ça que s’occupent les analystes ; ils ne s’occupent que de ça »[v].


Le réel angoisse, il désœuvre, fait souffrance, symptôme[vi]. À un moment dans l’histoire, il y a eu « assez de gens désœuvrés pour s’occuper tout spécialement de ce qui ne va pas, et donner là une formule du “ce qui ne va pas” à l’état naissant. »[vii] Conclusion : « C’est quand le Verbe s’incarne que ça commence à aller vachement mal »[viii], que le corps parlant « n’est plus du tout heureux ». C’est compliqué à supporter le malentendu.


Alors, la crise s’engage subjective, familiale, scolaire, éducative… L’Autre ne comble jamais le manque. Et cette crise touche chaque Un, de l’enfant dit terrible, au parent ou adulte, lui-même enfant, dit exaspéré ; chacun est pris au cœur de sa propre division et de cette distance irréductible entre lui et l’autre. Le rapport sexuel n’existe pas, c’est ça, et c’est compliqué ! Et s’il n’y avait que ça… Parfois dès le plus jeune âge, l’enfant rencontre ces « choses qui font que le monde est immonde ». Il est parfois contraint de se révolter, seule façon de vivre dans un monde absurde[ix], selon Albert Camus, d’injurier, possible début de la grande poésie[x], ou de se protéger des conditions de vie dans une famille, dans un pays.


La journée des laboratoires du CIEN à Bordeaux sera l’occasion que des professionnels de différentes disciplines nous parlent de ce qu’ils entendent du compliqué en jeu pour les enfants et les adolescents qu’ils rencontrent et accompagnent dans la fonction qui est la leur auprès d’eux. Si le réel est ce qui ne marche pas, s’il saborde, en ce qu’il est l’impossible à supporter, il s’aborde aussi en tant qu’occasion d’invention d’un ce qui marche, un nouage plus solide du fil qui tient chacun dans son rapport intime à la vie. Être forcé de le subir le réel, de « tendre le dos », permet aussi d’apprendre à savoir-y-faire mieux avec et « d’être vachement cuirassés contre l’angoisse »[xi] disait Lacan. Alors place aux savoirs inédits que nos partenaires de différentes disciplines nous offriront en partage. Une transmission.



Dominique Grimbert



[i] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, PUF, 1971. [ii] Arendt H., La Crise dans la culture, Gallimard, 1972. [iii] Conférence de presse du docteur Jacques Lacan au Centre culturel français, Rome, le 29 octobre 1974 parue dans les Lettres de l’École freudienne, 1975, n°16, pp. 6-26. [iv] Ibid. [v] Ibid. [vi] Lacan J., « Entretien au magazine Panorama », La Cause du désir, n° 88, 2014, pp. 165-173. [vii] Conférence de presse du docteur Jacques Lacan au Centre culturel français, Rome, op. cit. [viii] Ibid. [ix] Camus A., L’Homme révolté, Gallimard, 1951. [x] Lacadée Ph., « Le printemps et ses éveils : l’adolescence par la littérature », chapitre 5 - L’insulte, Vidéo Librairie Mollat, 2019. [xi] Conférence de presse du docteur Jacques Lacan au Centre culturel français, op. cit.





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