top of page

À quoi rêvent-ils ? - Céline Souleille

Mes élèves sont des enfants roms, gitans ou manouches. L’Éducation nationale les nomme EFIV, enfants de familles itinérantes et du voyage. S’ils me sont adressés, c’est qu’ils présentent de très gros retards scolaires dus à une première scolarisation tardive, souvent entre huit et dix ans, et un absentéisme important. Bien que nés à Bordeaux, ils apprennent le français à l’école, l’unique fenêtre qui leur est permis d’ouvrir vers un ailleurs vécu par leurs familles comme potentiellement dangereux et hostile. Les séances de travail en classe sont souvent agitées spécialement au collège où les embrouilles sont fréquentes et les conseils de disciplines nombreux. Entre juin et octobre 2024, j’ai mené avec eux plusieurs discussions en leur posant toujours la même question : « à quoi rêves tu ? »

 

À quoi rêve-t-on à douze ou treize ans, quand on est à peine sorti de son quartier, que les liens sociaux que l’on entretient se limitent à ceux de sa communauté longtemps exclue, menacée, pourchassée et qui a trouvé refuge dans l’entre-soi ? À quoi rêve-t-on quand à douze ou treize ans, quand on peine encore à écrire son prénom et que le seul remède à l’ennui ou à la honte de savoir si peu est l’escarmouche, la provocation ou le coup de poing ? À quoi rêve-t-on quand on a un père, un oncle ou un cousin en prison et qu’imaginer un avenir différent c’est faire mentir toutes les statistiques ?

 

Eh bien, on rêve, et on rêve comme tous les autres enfants à condition que l’occasion nous soit donnée d’en parler. On rêve de devenir champion de ski, pompier, esthéticienne, maîtresse, cuisinier, coiffeuse, prof de gym, policier et tant pis si l’on sait bien que c’est impossible. On rêve de pouvoir entrer à Sephora et de tout s’acheter. On rêve d’une grande maison avec piscine, une maison où on vivrait heureux avec sa famille. On rêve d’avoir beaucoup d’argent, des voitures de luxe et le dernier iPhone. On rêve la nuit que le petit frère qui pleure tout le temps est mort, qu’il n’y a plus d’école et qu’on a giflé son père. On rêve qu’on vole dans le ciel avec une moto rouge qui déplie ses ailes dorées et sur laquelle on peut rouler avec tous les copains derrière. On fait aussi et surtout des rêves qui font peur, des rêves qui réveillent la nuit : la course poursuite avec une armée de zombies, le rat qui nous passe sur le visage pendant qu’on grignote dans le frigo en cachette la nuit, l’énorme vague qui emporte notre maman. On rêve que la police arrive en fracassant la porte de la maison, que l’appartement tremble et que les murs de la chambre se resserrent. On raconte et on se raconte dans une jubilation manifeste. On rit de la bizarrerie de nos songes. On se houspille un peu. On réclame d’en reparler encore et on se demande pourquoi nous rêvons tous.

 

Tous, sauf Marinel, qui ne rêve « à rien » ! C’est un rien brut, brutal, un rien qui bute et qui dit tout le refus de la discussion à laquelle je l’invite. Marinel est une jeune fille au fort tempérament. D’origine rom, elle ne veut pas parler sa langue maternelle et a des conflits répétés avec les autres enfants roms du collège, notamment une camarade qu’elle a prise en grippe et dont elle se moque non sans une certaine cruauté. Toujours en bande avec ses copines gitanes, elle rit bruyamment et m’interpelle de manière inappropriée avant de s’excuser par un répétitif « pardon Madame ». Je la relance « Et toi Marinel, à quoi rêves tu ? ». Sa réponse est toujours la même ; « À rien ! ». Vif et tranchant, ce « rien » me laisse sans voix et m’enlève tout appui pour poursuivre la discussion. Marinel ne rêve à rien à moins que ce rien ne soit « quelque chose ». Comme « l’enfant qui mange rien » [1], Marinel rêve-t-elle rien, rêve-t-elle le rien ? Un peu plus tard, elle ajoute visiblement agacée « Mais à quoi ça sert cette question ? » puis « Ça sert à rien ce qu’on fait là ! ». À quoi peut-on rêver quand, en effet, le faire et l’utile viennent obstruer les divagations, les rêveries, le trouble délicieux de l’égarement ? Marinel s’est-elle déjà posé cette question « À quoi je rêve ? » ? Un autre lui a-t-il déjà demandé ? Et si elle avait raison, si tout cela ne servait à rien. L’urgence pour ces enfants ne serait-il pas qu’on reprenne le B et le A, qu’on les mette ensemble, qu’on fasse « ba », « ba » comme bateau, balade, bagarre, babouin. Pourquoi perdre du temps avec ce bavardage futile autant que superflu quand on pourrait le passer à apprendre des choses vraiment nécessaires ? « On va passer en quatrième et on sait toujours pas lire. Tu imagines Madame, la honte ! ». L’assignation à laquelle Marinel est condamnée – celle qui ne sait pas lire – censure la part de rêve qu’elle ne peut pas dire. Pourtant, à un moment, furtivement on entend comme un appel quand elle crie : « Être sur TikTok ! ». Voilà son rêve ! Marinel, comme la très grande majorité des jeunes de son âge, passe beaucoup de temps sur son réseau social favori. Dans l’hiver, alors qu’elle refuse tout travail, nous passons un petit instant à regarder ensemble son compte. Des images de jeunes filles habillées plus ou moins pareil, minaudant et se dandinant sur des musiques identiques, défilent. « Elle est trop belle. Vous trouvez pas Madame ? » « Je te trouve plus jolie. » Elle ne me croit pas mais sourit. Je la regarde regarder cet écran. La voilà ailleurs, comme fascinée et happée dans un univers inaccessible, parfait, lisse, un monde de rêves aussi factice qu’impérieux. « Trop stylé Madame ça ! » Stylé ? J’y vois surtout l’uniforme d’une apparence standardisée et tyrannique qui changera l’hiver prochain, et encore l’hiver d’après. Arrimée à son téléphone, elle scrolle broyée par la moulinette de l’onglet « pour toi ». Ici, pas de place au manque, l’illimité des images et la consommation triomphante nous bouchent l’accès à une éventuelle rêverie, à un ennui possible. J’ose lui demander si elle publie elle-même des vidéos. Elle s’arrête. « Ça vous regarde pas ! » puis « Vous direz rien hein ?! » Quasi méconnaissable, transformée à renfort de filtres, elle se met en scène dans des postures un brin scabreuses, telle la sœur jumelle de toutes les autres jeunes filles de son écran. L’investissement d’une image idéalisée et ultra sexuée y est patent. Elle me regarde la regarder. Je ne dis rien et, dans un silence qui dit tout bas un milliard de choses que nous aimerions nous dire, elle range son téléphone dans son sac.

 

« Être sur TikTok », voilà le rêve de Marinel. C’est un rêve encombré, un rêve qui n’est pas totalement le sien, un rêve qui sort de l’écran comme un prêt-à-porter qu’elle saisit et dont elle se vêt peut-être parce qu’il n’y a rien, rien d’autre à espérer, à conquérir, à imaginer.

 

À la rentrée de septembre, je ne vois pas Marinel revenir au collège. Je m’en inquiète et demande à ses camarades si elles ont eu de ses nouvelles. Elles ne sont plus en contact avec elle depuis plusieurs semaines, depuis qu’elle a, derrière son écran, posté dans un dernier message : « Je suis en Roumanie et je vais me marier. »

 


Céline Souleille

 

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre iv, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p 184-185.




Comments


Commenting has been turned off.
bottom of page