Rencontre avec Sabra Ben Ali
Coréalisatrice du documentaire Le Je des réseaux
Julien Borde – Bonjour Sabra Ben Ali. Vous êtes psychologue doctorante au laboratoire LIRCES et vous avez réalisé avec Vincent Péchaud, co-fondateur de l’association d’éducation aux médias La Smalah, le documentaire Le Je des réseaux, une co-production OREAG & La Smalah, financé par la Fondation de France et la DRAC-Nouvelle Aquitaine. Pendant une semaine, plusieurs adolescents vous ont éclairée sur leur vie en ligne. À travers des entretiens et des ateliers, le film interroge la place qu’occupent les réseaux sociaux dans la vie des adolescents d’aujourd’hui. Pouvez-vous d’abord nous dire quelques mots à propos de la genèse du projet ?
Sabra Ben Ali – Pendant la crise du Covid, et surtout la période du confinement, j’ai pu remarquer que les équipes éducatives s’autorisaient peu à se servir du numérique pour garder le lien avec les jeunes dont ils s’occupaient. La plupart disaient ne rien comprendre au numérique et aux réseaux sociaux. Il y avait une forte réticence à en passer par le numérique, dans le travail avec ces jeunes, alors que pendant la première phase du confinement, ils n’avaient parfois aucun autre recours pour maintenir le lien. Ce film a donc été pensé puis réalisé d’abord comme une boîte à outils à l’adresse des parents et des professionnels, pour les aider à mieux comprendre les usages numériques des jeunes, envisager l’outil du point de vue du jeune.
Julien Borde – Poursuivons, si vous voulez bien, par la manière très délicate avec laquelle vous avez procédé pour faire conversation avec ces adolescents. À aucun moment, dans ce film, vous ne vous mettez à la place de celle qui sait lorsque vous vous adressez aux jeunes. Cela crée une balance avec la voix off qui nous délivre des informations factuelles à propos des entreprises et du discours capitaliste qui sous-tendent le fonctionnement des réseaux sociaux. Seriez-vous d’accord pour dire qu’une des conditions pour favoriser les échanges avec les adolescents sur leurs usages du numérique est de commencer par s’intéresser à ce qu’ils y font et comment ils s’en servent ?
Sabra Ben Ali – Je considère le travail avec les adolescents comme ça : c’est eux qui savent. Avec le numérique, on a encore plus la possibilité de se montrer ingénu, ignorant. À partir de cette place où on ne sait pas, on peut entamer un dialogue qui peut les amener à parler de leurs usages du numérique et, au bout du compte, à parler d’eux-mêmes et de leurs vies d’ado. Cette ouverture n’est possible qu’à la condition que les adultes assument une position de non savoir et l’on voit d’ailleurs très bien que cette posture favorise leur prise de parole. D’ailleurs, ces espaces de parole feront dire à un jeune : « On n’a jamais d’espace pour réfléchir à notre vie en ligne ». Au fond, les applications qu’ils utilisent viennent systématiquement les chercher du côté de l’émotion et de la pulsion mais à aucun moment on ne vient les attraper du côté de la réflexion. Ils ont pourtant énormément de choses à dire sur le sujet. Si l’adulte s’intéresse sincèrement à la pratique du jeune et se laisse enseigner par lui, il sera surpris de tout ce qu’il peut apprendre à cet endroit-là. Pour cela il faut supporter de ne pas savoir et permettre aux adolescents d’avoir une autre place auprès de nous. Ce qui est frappant, c’est qu’au cours des différents entretiens, ces jeunes se sont rendu compte qu’ils n’avaient jamais pris le temps de réfléchir sur leurs usages des réseaux sociaux et leur vie en ligne en général. Ce que nous avons aussi pu aussi observer, c’est que le groupe pouvait lui-même générer des réponses aux questions que chacun s’autorisait à poser. Dans ces moments-là, à part créer les conditions pour que ces échanges puissent exister, je n’avais plus rien à faire !
Julien Borde – C’est intéressant de constater que les messages de prévention des risques sont davantage entendus lorsqu’ils sont énoncés par des pairs dans le cadre d’une conversation.
Sabra Ben Ali – À ce sujet, lorsque les jeunes se sont retrouvés pour visionner le film, dans l’après-coup des tournages, chacun a pu entendre ce qu’il avait dit et ainsi prendre conscience de son propre cheminement sur tel ou tel sujet, sur telle ou telle pratique. Au fond, cela nous dit quelque chose de leurs usages du numérique. Un usage problématique n’est pas forcément figé, il peut bouger, évoluer, trouver à se pacifier à la condition que les adultes évitent de le désigner comme problématique, déviant. En voulant identifier pour l’autre un usage et en le qualifiant de notre point de vue, on peut assigner l’adolescent et l’enfermer à cet endroit.
Julien Borde – Un des garçons explique comment il utilise Instagram pour rencontrer une fille : « T’aimes une photo à elle. Elle aime une photo à toi et ça continue jusqu’à ce qu’y en ait un des deux qui décide d’envoyer un message. À partir de là, tu peux avoir des messages dans la vraie vie ». Quelles nécessités poussent les adolescents à montrer aux autres ce qu’ils font ? Où ils sont ? Avec quels amis ils traînent ?
Sabra Ben Ali – Disons que le réseau social va permettre à un garçon de savoir jusqu’à quel point il pourra s’approcher d’une fille sans risque de se faire éconduire publiquement au lycée. Pour le coup, cela n’est pas très différent de la manière dont cela se passait avant les réseaux sociaux, lorsqu’on se débrouillait pour faire passer son message par l’entremise d’un tiers : « Est-ce que tu peux lui dire que je la trouve jolie ? ». Du fait de la protection par écrans interposés, l’approche devient moins dangereuse. Chaque époque a eu son truc, mais la rencontre avec le sexuel reste angoissante et, en ce qui concerne l’amour, les adolescents demeurent fragiles. Dès lors, ils tentent de s’inventer des manières de faire. Consulter le compte Insta de l’autre permet, par exemple, de récolter des indices sur sa vie, sur ses amis, sur ce qu’il aime ou n’aime pas. On tente de saisir l’autre de cette manière. Mais, même si on pense avoir la preuve par l’image, ça finit toujours par rater. Tout ne se dévoile pas sur la page Insta. Il y a toujours du leurre, un point aveugle. L’amour, aujourd’hui, c’est toujours donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas !
Julien Borde – Une jeune fille pense que l’influenceuse qu’elle follow est vraiment son amie tandis qu’un des garçons se rend compte qu’il s’agit de toujours montrer « une vie qui serait parfaite ». Pour un autre, « t’es moins perdu quand tu sais tout ça. T’as besoin de ça pour exister au lycée aujourd’hui ». Cela évoque le terme de lathouse inventé par Lacan pour désigner ces objets a en toc dont le foisonnement est fait pour causer notre désir et bluffer notre jouissance.
Les jeunes à qui vous donnez la parole sont-ils tous dupes de ces miroirs aux alouettes numériques ?
Sabra Ben Ali – La jeune fille en question a besoin d’entretenir ce rapport avec l’influenceuse. C’est comme une sorte d’idole mais qui lui parle. Tout cela lui permet des explorations qu’elle ne peut pas faire dans sa propre vie. Donc, il faut respecter cela. Il s’agit de prendre beaucoup de précaution avec ce qui apparaît comme sa propre solution. Le sujet entend ce qu’il est capable d’entendre et mon rôle est plutôt de poser des questions. L’espace numérique est un espace de socialisation et d’exploration que l’adolescent bricole pour pouvoir penser des questionnements à partir d’autres ressources que celles dont il dispose dans cet environnement.
Julien Borde – À la fin du film, on voit que vous les invitez à passer de l’autre côté de la caméra, ce qui leur permet d’utiliser l’objet numérique dans une dimension créative, en opérant un pas de côté. Je suis particulièrement sensible à ce retournement dans la mesure où je travaille au Nom Lieu qui est une institution qui s’appuie sur les affinités des jeunes avec le numérique pour, notamment, les amener à être davantage acteurs dans leurs rapports aux images.
Sabra Ben Ali – Au fond, dans ce monde des images, les adolescents semblent davantage être dans une itinérance que dans une errance, et le passage derrière la caméra peut participer d’un trajet dans le numérique : Sur TikTok, tu mimes, sur Snapchat, tu t’essaies avec une exposition à l’autre qui est éphémère, tandis que sur Instagram, les images que tu postes restent plus longtemps, comme si tu assumais davantage ton image. Facebook serait plutôt pour ceux qui écrivent. Passer derrière la caméra change leur perspective. Tout au long de ce travail, j’ai tenté de cerner leur point de vue et c’est dans un second temps que je les ai ensuite invités à voir depuis mon point de vue. Ce changement de perspective est important car si on les sensibilise à la forme, on peut les décoller du fond.
Julien Borde – Merci de cette conversation, Sabra Ben Ali.
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