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Y a-t-il une sexualité 2.0 ? - Gilles Mouillac

Les écrans changent-ils la sexualité ? Des médias parlent d’hypersexualisation des adolescents. Récemment, au collège de Mios, la principale Florence Maquin appelait les parents à plus de vigilance dans l’usage du net : « Visionnage de films à caractère pornographique, exhibitionnisme, masturbation dans la cour de récréation, attouchements des parties intimes… » ; « Aussi tôt, chez des sixièmes, je n’ai jamais vu ça ! »


« Il n’y pas de rapport sexuel », chacun invente son propre rapport au sexuel à partir d’un ratage fondamental, de l’écriture de ce que serait LE rapport entre les sexes. À l’inverse par les écrans circule une vision normative de ce qu’il devrait être : telle ou telle pratique ou manière de présenter son corps. À l’échelle sociale, la diffusion de ces images du porno attrape les corps et y imprime massivement ses formes, surtout chez les plus jeunes. Mais ce qui nous intéresse aujourd'hui pour explorer notre époque, c'est que ça ne se fait jamais dans un sens univoque et prévisible, mais toujours détourné et subverti par les corps qui s’y prennent.


Jacques-Alain Miller rappelait ces caractères du porno 1, notamment sa différence avec le baroque. Dans la baroque contrairement au porno la copulation reste hors-champ, et les corps pâmés comme Sainte Thérèse en extase visent à la régulation corporelle ; à l’inverse le porno ne vise pas la régulation mais une perpétuelle infraction, incitation : l’intrusion d’un pousse au jouir vécu comme obligatoire, par exemple dans la fenêtre pop-up intempestive – bonne image du rapport parasitaire du parlêtre à sa jouissance – très tôt l’enfant rencontre ces images sans les avoir cherchées. On est passé de l’interdit à la provocation permanente à la jouissance, en vertu de la logique selon laquelle tout ce qui est possible est obligatoire.


Il soulignait aussi le côté « zéro sens» de cette intrusion permanente, qui a des conséquences que nous avons à suivre dans les mœurs des jeunes générations quant au style des relations sexuelles : « désenchantement, brutalisation, banalisation » 2.


Ce côté désenchanté qui confine au zéro sens se retrouve chez les jeunes adultes, dans les témoignages d’usagers de Tinder, notant à la fois la facilité de l’acte – on se dénude comme on boit un verre d’eau – mais aussi son côté sans intérêt quand il est privé de son habillage de séduction. On couche et on discute après (si on discute), mais faute d’être pris dans une fiction l’acte est plat – ce sont les mots qui le rendent épicé.


Ce zéro sens donne un effet next ou swipe 3, où la métonymie du désir comme désir d’autre chose atteint un paroxysme: il glisse de profil en profil mais ne s’accroche à personne : « Le fait d’avoir un choix quasi infini à Paris incite les gens à ne pas insister, ne pas creuser […] car l’idée est toujours que l’on trouvera mieux sur le profil suivant. Les rendez-vous peuvent être enchaînés, mais finalement personne ne donne sa chance à l’autre », dit une jeune femme. C'est le côté « fun », « je veux pas me prendre la tête », « pas m’engager ». Le sujet contemporain est poussé à incarner le swipe dans le réel, jusqu’à refuser toute identification qui arrête la glissade. Alors que c'est précisément le fait même de creuser qui charge d’objet le corps de l’autre et lui donne sa valeur. Personne d’intéressant, car on n’a rien à y perdre. En termes logiques si tous les partenaires sont possibles, alors aucun ne l’est.


Il y a à l’extrême du débridement de la jouissance le phénomène Chem Sex 4, plus dans certaines communautés gays. On trouve sur internet des partenaires sexuels avec un usage de substances qui décuplent les sensations. Sur des applications chacun expose ses critères, ses pratiques et ses drogues 5 qui font durer plusieurs jours les ébats, jusqu’à épuisement. Il y a là, vraiment, dans ce cocktail entre jouissance, drogue, musique et internet, un concentré d’époque, presque un emblème où la mystique de la contre-réforme est remplacée par le tableau de la « party » sous-produit, dans une recherche de la vérité de son être dans l’extase.


Le porno c'est des fantasmes en images. Mais apprendre à faire l’amour n’est pas qu’une histoire d’image : c'est apprendre à y faire avec une absence d’image et d’écriture en soi, qu’on relie à un autre corps. C'est l’impression d’une absence sur une autre peau. De ce point de vue, dire « le porno donne une fausse image de la sexualité» est un pléonasme. Toute image de la sexualité est fausse par essence, qu’elle soit véhiculée par le kamasutra, le porno ou la prévention. Les écrans révèlent en creux un fond de « circulez y a rien à voir » : ladite sexualité est elle-même un écran au non-rapport sexuel. Donc radicalement, il n’y a pas de sexuel dans le porno. Apprendre à faire l’amour implique cette traversée de l’image, pour y faire avec cette absence en soi, il y a peut-être quelque chose de cette orientation à faire entendre pour la jeunesse. Ça ne s’apprend qu’à ses dépens, et aux dépens de l’image, puisque ça implique le fait de s’y perdre, se perdre – lâcher l’image qui offre une prise, toujours du côté du fantasme, du « se croire maître de », croire qu’on y est, dans le coup. J’entendais un ado dire dans le train « Je lui fais une prise de c... ». Comme si faire l’amour était avoir prise sur. Alors que si l’homme est un relais pour la jouissance féminine c'est plutôt l’offre de sa propre déprise qu’il doit pouvoir faire, à partir de là, une femme peut être éprise.


Malgré cette incitation, intrusion, l’âge du premier rapport n’a pas bougé, ce qui modère l’idée de l’hypersexualité généralisée. Il n’y a pas un effet mécanique d’augmentation, mais des effets paradoxaux incalculables à l’avance, notamment de contre-jouissance, comme si l’intrusion provoquait en réaction un surcroit global des pratiques du moins de jouissance. Le phénomène no sex 6 est à l’origine d’effets d’identifications communautaires 7. Cette pratique du moins ne se limite pas au côté sexuel, mais s’étend à tous les champs de la jouissance et explique en partie le retour du religieux. Car, au fond des religions, il y a la proposition d’un sacrifice de jouissance (les interdits religieux) comme gage d’alliance. À notre époque il y a une diffusion du religieux mais aussi des religions sauvages que sont toutes ces pratiques malthusianistes qui proposent un mieux-être à partir d’un sacrifice : véganisme et restrictions alimentaires diverses, un certain écologisme, décroissance, etc. Leur succès s’explique aussi par cette tendance humaine à se précipiter si l’on propose un sacrifice pour aller mieux, un moins contre un plus. Ce que me disait aussi une jeune fille d’origine portugaise qui voulait se convertir à l’Islam pour « arrêter de sortir le soir et de rencontrer n’importe qui ». La limite de la castration, forclose, fait retour dans le réel sous forme de ces néo-demandes de limites dans la jouissance, très prisées des adolescents, qu’on peut saisir en partie comme effet de réponse à cette intrusion.


Le rapport aux écrans se situe souvent côté fantasme, dont on jouit sans passer par l’autre corps. Les jeunes générations auraient paradoxalement plutôt moins de rapports sexuels, ou c’est plus compliqué, chacun étant plus replié derrière sa jouissance auto-érotique, le partenaire reste souvent derrière l’écran 8. Netflix est là aussi un très bon contraceptif 9. Pour les jeunes reçus au Nom Lieu, dans l’ensemble, l’écran relègue le partenaire de l’autre côté, comme ce jeune qui venait faire un « rap d’amour à distance » en ne tombant amoureux que de filles à l’autre bout de monde.


Ce côté masturbatoire de l’écran du fantasme est net dans le phénomène Dick pic 10. Sur Snapchat, chaque fille recevrait en moyenne vingt photos de sexes en érection la première année 11. Ce jeune homme témoigne en attendre un effet retour, qu’en échange la fille envoie une photo d’elle nue. Si c'est sans parole, c'est ici pris dans un discours, celui du phallus comme monnaie d’échange.

Ça dit : « Échange ton corps contre mon phallus » ; c'est-à-dire « Prouve moi que ton corps se réduit au phallique ». Si la jouissance féminine se spécifie précisément pour une part d’échapper au registre phallique, en forçant un peu on peut dire que le message c'est : « Je t’en supplie, prouve-moi que tu n’es pas une femme ! » 12.


Donc l’écran de la sexualité brille pour voiler le non-rapport. De ce point de vue s’il y a une sexualité 2.0, c'est bien car il n’y a pas de sexualité 1.0. Les spécialistes s’affolent assez vite sur le sujet, on parle très vite « dangers », « cyberharcèlement », « revenge porn ». On n’insiste pas assez sur le fait que les écrans sont aussi l’occasion d’une nouvelle promotion de l’écrit dans la rencontre sexuelle. Et l’adolescence est ce temps où l’on apprend à aimer et dire pour toucher au trouble et à l’autre corps, y faire des vagues. Celle où « La volupté est une syncope de l'âme (…) dans un cercueil unique de sensations », comme disait le poète Malcolm de Chazal. Il faudrait être à la hauteur de cet enjeu, ne pas s’affoler devant l’invention d’une langue taillée pour être incisive comme l’est la jouissance, qui, comme le dit Von Aesch, « claque son accent sur l’os de mon langage ». Il y aurait à saisir quelque chose là, en germe dans le sexting, qui confine à la poésie érotique, qui est quand même aussi de Villon à Genet ou pour les plus récents Luca ou Von Aesch la fine fleur de la poésie 13. Elle réintroduit la fonction de l’allusion, entre ce qui pique et ce qui voile – et rappelle que, dans le sexe, ce qui se caresse à fleur de peau c'est aussi le tissu d’un texte, ce que vient rappeler le terme sexting 14.

Apprendre l’amour c'est apprendre à parler une langue qui touche au corps de l’autre. Aussi je vous laisse sur les mots du poète G. Luca, avec ce blason 15 « prendre corps » :


je te mains je te sueur je te langue je te nuque

je te certitude je te joue

je te veine je te main je te sueur je te langue je te nuque

je te navigue je t’ombre

je te corps et te fantôme

je te rétine dans mon souffle

tu t’iris je t’écris

tu me penses



 

1. Miller J.-A.,in La CauseDu Désir, no 88, novembre 2015, p. 103-114.

2. « désenchantement, brutalisation, banalisation ». La furie copulatoire atteint dans la pornographie un zéro de sens qui fait songer les lecteurs de La Phénoménologie de l’esprit, à ce que Hegel dit de la mort infligée par la liberté universelle devant la terreur, à savoir qu’elle est « la plus froide et la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir une gorgée d’eau ».

3. En français glisser – sur Tinder on swipe pour passer au profil suivant.

5. Métemphétamines,GHB, méphédrone (une substance proche des amphétamines) kétamine, cocaïne, etc…

7. Voir notamment le site asexuality.org.

9. Dans un article sur Le Parisien, après quatre ans de vie de couple, Marie, 28 ans dit : « Netflix, c'est traître ! On se dit qu'on ne regarde qu'un épisode et finalement on ne s'arrête plus. » Pour elle les écrans sont un « piège ». « Les soirées télé sont confortables, faciles, elles occupent l'esprit et on finit par s'endormir plutôt que de faire l'amour. »

10. Pour Dick pictures, photos de sexe masculin : qui consiste pour un homme, disons à court d’arguments (cela arrive en général assez vite, souvent dès la première phrase, voire le premier mot) à envoyer à son destinataire une photo de son tégument.

12. Il y a d’ailleurs un site « critique my dick pic » créé par la Néo-Zélandaise Maddie Holden, qui propose de répondre avec humour à ce phénomène. Lassée de recevoir de telles photos, elle en a fait une exposition puis un site, où elle vous propose contre 20 euros d’envoyer votre dick pic et de la critiquer gentiment, c’est-à-dire sans se moquer du sexe ou de son apparence, en se concentrant sur la mise en scène.«Je pense que la plupart des hommes hétérosexuels ne comprennent vraiment pas ce que les femmes veulent voir. Ils se trompent en pensant que la seule chose qui compte est la taille et ne sont pas habitués à se voir comme des objets sexuels, ou à inviter un regard sensuel ».

13. Sans parler du poème érotique de George Sand à Alfred de Musset.

14. Cf. le compte instagram @amoursolitaires qui recueille des sextos.

15. Wikipédia : Le blason est un type de poème à la mode au XVI e siècle à la suite de l'épigramme du Beau Tétin [archive] de Clément Marot publié en 1535. Son originalité repose sur un parti-pris thématique : le poète s'attache à un détail anatomique du corps féminin et en développe l'éloge dans un jeu poétique brillant.




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