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Warum Krieg ? – « Pourquoi la guerre ? » (1932) – Marianne Bourineau

  • Marianne Bourineau
  • 9 nov.
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : 14 nov.


La Société des Nations ayant souhaité favoriser des échanges de vue entre intellectuels de renom afin de servir la cause de la paix, il y eut une correspondance entre Einstein et Freud en 1932, qui fut publiée en 1933 à Paris par l’Institut international de coopération intellectuelle, simultanément en langues allemande, française et anglaise. Le titre « Pourquoi la guerre ? » finalement retenu pour la publication de l’échange épistolaire, est choisi par Freud.

Existe-t-il un moyen d’affranchir les hommes de la menace de la guerre ? De canaliser l’agressivité de l’être humain et de le rendre psychiquement mieux armé contre ses pulsions de haine et de destruction ? Telles sont les questions qu’Albert Einstein, le 30 juillet 1932, pose, inquiet, dans une lettre à Sigmund Freud, alors que la violence fasciste et nazie s’étend en Europe. Dès septembre, le père de la psychanalyse, qu’Einstein appelle le « grand connaisseur des instincts humains », répond au physicien, en s’expliquant sur les soubassements psychiques du comportement, et en précisant les voies possibles vers une cessation des conflits qui déchirent les hommes. Cette lettre de Freud, seule, est parue en 1985 aux éditions PUF[1].

 

« Que peut-on faire pour détourner les hommes de la fatalité de la guerre ? », telle est la question soumise à Freud par Einstein. Ce dernier propose comme point de départ à cette investigation le thème des relations entre le droit et le pouvoir. D’emblée, Freud propose de substituer au terme de « pouvoir » celui, plus dur et plus précis, de « violence ». Si les deux termes sont antinomiques, il est facile de démontrer que l’un s’est développé à partir de l’autre, et il est universellement admis que, chronologiquement, le droit succède à la violence, visant à la contenir et à l’encadrer.

Les conflits d’intérêts entre les hommes sont fondamentalement tranchés par la violence. « Initialement, dans une petite horde humaine, c’est la supériorité musculaire qui décidait qui devait s’approprier certaines choses ou qui devait voir réaliser sa volonté. […] Avec l’introduction de l’arme, la supériorité intellectuelle commence déjà à supplanter la force musculaire brute. »[2] Il s’agit de contraindre l’adversaire à abandonner ses prétentions ou son opposition, le plus souvent en l’éliminant durablement, c’est-à-dire en le tuant. La mise à mort de l’ennemi « satisfait un penchant pulsionnel », mais la violence peut aussi être contenue, et se contenter de soumettre l’ennemi au lieu de le tuer, pour l’employer à d’utiles services. « C’est le début de la clémence envers l’ennemi, mais le vainqueur doit désormais compter avec l’insidieuse vindicte du vaincu »[3]. Le règne du plus fort, de la violence à l’état brut, est donc l’état originaire.

L’unique chemin qui a conduit de la violence au droit est l’union de plusieurs faiblesses, contre la violence d’un seul. « La violence est brisée par la réunion, la force des membres de cette union représente désormais le droit par opposition à la violence d’un seul. »[4] Le droit est donc la force d’une communauté. « Ce n’est plus la violence d’un individu qui s’impose, mais celle de la communauté », communauté d’intérêts « qui s’instaure entre les membres d’un groupe humain soudé par une union des liens affectifs, des sentiments communautaires dans lesquels réside leur véritable force »[5]. Cependant, « les lois de cette union déterminent à quelle quantité de liberté personnelle dans l’usage de sa force comme violence l’individu doit renoncer pour permettre la sécurité de la vie en commun »[6]. Or, des rapports de force inégaux s’instaurent à l’intérieur de la communauté, qui opposent les hommes aux femmes, les parents aux enfants, les vainqueurs aux vaincus, les maîtres aux esclaves. Les lois sont faites par et pour les gouvernants : elles sont sources de désordre, mais aussi d’évolution. Les efforts des opprimés sont constants, pour se procurer plus de pouvoir et voir certaines modifications de leur statut reconnues par la loi, et s’opposent à une classe dirigeante peu encline à accepter ces modifications. Ainsi de nouvelles épreuves de force, des révoltes, des guerres civiles, peuvent-elles naître au sein même de la communauté. Sans compter l’épreuve de force des guerres entre communautés plus ou moins grandes : « Nombre d’entre elles, comme celles des Mongols et des Turcs, n’ont amené que calamités, d’autres en revanche ont contribué à la transformation de la violence en droit : ainsi les conquêtes des Romains ont-elles apporté aux pays méditerranéens la précieuse pax romana. »[7]

Appliqué au temps présent, Freud examine l’exemple de la Société des Nations. Cette instance internationale créée au lendemain de la Première Guerre mondiale recherche une prévention efficace des guerres, qui n’est possible que « si les hommes s’entendent pour mettre en place un pouvoir central auquel est transféré le droit de jurisprudence pour tous conflit d’intérêts. Ici sont réunies deux exigences ; qu’une telle instance suprême soit créée, et qu’on lui confère le pouvoir nécessaire. Une seule de ces conditions ne serait pas opérante »[8]. Or la Société des Nations n’a pas de pouvoir propre, et ne peut l’acquérir que si les différents États le lui cèdent. « Mais actuellement les perspectives en ce sens semblent être limitées », ajoute Freud. « Nous avons là une tentative risquée – et peut-être jamais à cette échelle – dans l’histoire universelle. C’est la tentative d’acquérir l’autorité, c’est-à-dire une influence contraignante, qui d’ordinaire repose sur la détention du pouvoir, en faisant appel à certaines positions idéales. »[9] Alors se pose la question de leur force. Et « il semble que toute tentative de substituer au pouvoir réel le pouvoir des idées est aujourd’hui encore vouée à l’échec »[10].

Ainsi, l’idée panhellénique a réuni une communauté par la « conscience d’être d’une essence supérieure aux barbares environnants. Elle trouva une expression vigoureuse dans les amphictyonies[11], les oracles et les jeux, et fut assez forte pour adoucir le code de la guerre parmi les Grecs, mais […] pas même assez forte pour retenir une cité ou une fédération de s’allier à l’ennemi perse pour nuire à son rival »[12]. « Que les idéaux nationaux qui gouvernent de nos jours poussent à une action antagoniste, voilà qui n’est que trop évident. » Certains pensent que la propagation du mode de pensée bolchevique pourra mettre fin aux guerres, mais ce but ne serait réalisable qu’au prix de terribles guerres civiles. Toute tentative de substituer au pouvoir réel le pouvoir des idées est aujourd’hui encore vouée à l’échec. C’est une erreur de calcul de ne pas considérer que le droit n’était à l’origine que violence à l’état brut, et qu’il ne peut de nos jours non plus se passer du soutien de la violence. »[13] Freud rejoint en cela la pensée de Pascal, pour qui « La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique ».

 

Einstein se questionne sur l’enthousiasme guerrier chez les hommes, et présume qu’agit en eux une pulsion de haine et d’extermination, qui répond à une telle folie prédatrice. « Je ne puis que vous donner raison sans restriction », lui répond Freud, car la question rejoint ce qu’il nomme sa théorie des pulsions, et même sa « doctrine mythologique » des pulsions. « Nous admettons que les pulsions de l’homme ne sont que de deux sortes, soit celles qui visent à conserver et à unir – nous les nommons érotiques […] ou sexuelles […] – et d’autres, qui visent à détruire et à tuer ; nous regroupons celles-ci sous le terme de pulsion d’agression ou pulsion de destruction. »[14] On peut se référer à l’opposition entre l’amour et la haine, ou peut-être au couple attraction-répulsion tel qu’il se définit dans le domaine de la physique. Pour Freud, il s’agit cependant d’exclure de ces oppositions tout jugement de valeur et de se départir des idées morales de bien et de mal. Ces deux pulsions sont tout aussi indispensables l’une que l’autre, et des interactions entre ces deux pulsions « procèdent les phénomènes de la vie »[15]. Aucune de ces deux pulsions ne peut s’exercer isolément, ce qui a longtemps empêché de les reconnaître. « C’est ainsi que la pulsion d’autoconservation par exemple est assurément de nature érotique, mais elle a précisément besoin d’avoir à sa disposition l’agression si elle veut mener à bien son dessein. De même, la pulsion amoureuse orientée sur des objets a besoin d’un certain appoint de la pulsion d’appropriation, si toutefois elle veut s’emparer de son objet. »[16] D’ailleurs, « Il est fort rare que l’action soit l’œuvre d’une unique motion pulsionnelle, qui est en soi composée d’Eros et de destruction »[17]. La pulsion de destruction, à l’œuvre dans tout être vivant, mérite le nom de pulsion de mort, tandis que les aspirations érotiques représentent les aspirations à la vie. La pulsion de mort devient pulsion de destruction « en se tournant, au moyen d’organes spécifiques, vers l’extérieur, contre les objets ». Mais une partie de la pulsion de mort reste active à l’intérieur de l’être vivant, « et nous avons tenté de déduire toute une série de phénomènes normaux ou pathologiques de cette intériorisation de la pulsion de destruction. Nous avons même commis l’hérésie d’expliquer la naissance de notre conscience morale par un tel retournement de l’agression vers l’intérieur. […] C’est carrément malsain, alors que le retournement des forces pulsionnelles vers la destruction du monde extérieur soulage l’être vivant et a nécessairement un effet bénéfique.[18] » Il serait donc vain de vouloir supprimer les penchants agressifs de l’homme.

Il existe paraît-il des peuplades heureuses, chez lesquelles la contrainte et l’agression sont inconnues : « J’ai peine à y croire, commente Freud, j’aimerais fort en savoir plus sur ces bienheureux. »[19] Les bolcheviks, eux, espèrent faire disparaître l’agression humaine en garantissant la satisfaction des biens matériels, et en établissant l’égalité entre les membres de la communauté. « Je tiens cela pour une illusion », déclare Freud, car « pour le moment, ils ont pris toutes les précautions pour s’armer et la haine contre tous ceux qui sont à l’extérieur n’est pas leur moindre expédient pour maintenir la cohésion de leurs partisans »[20].

Il ne s’agit donc pas d’éliminer totalement le penchant humain à l’agression, mais on peut tenter de le détourner suffisamment pour qu’il n’ait pas à trouver son expression dans la guerre. Établir des liens affectifs entre les hommes ne peut que s’opposer à la guerre. On peut donc privilégier les relations « comme celles qu’on a avec un objet amoureux, même dénuées de buts sexuels ». La psychanalyse, ici, rejoint la religion : Aime ton prochain comme toi-même : « Exigence certes facile à élever, mais difficile à réaliser », commente Freud. L’autre genre de lien affectif est celui qui passe par l’identification : « Tout ce qui établit entre les hommes des points communs significatifs fait surgir de tels sentiments communautaires, de telles identifications. C’est sur eux que repose pour une bonne part l’édifice de la société humaine ».

L’état idéal serait naturellement « une communauté d’hommes qui auraient soumis leur vie pulsionnelle à la dictature de la raison » Mais là encore, en convient Freud, « c’est une espérance utopique ».

 

Freud se livre alors à un éloge paradoxal de la guerre : « Pourquoi nous révoltons-nous tant contre la guerre ? Pourquoi ne l’acceptons-nous pas comme telle autre nécessité pénible de la vie ? Elle semble pourtant bien conforme à la nature, biologiquement bien fondée, pratiquement inévitable. »[21] Les réponses sont nombreuses, et cinglantes. En effet, la guerre annihile le droit qu’a tout homme sur sa propre vie, anéantit des vies humaines prometteuses, avilit l’être humain en le contraignant à tuer d’autres hommes à son corps défendant, et détruit par ailleurs de précieuses valeurs matérielles, fruit du travail des hommes. La guerre, sous sa forme actuelle, a abandonné le vieil idéal héroïque, et la guerre future, du fait de la perfection des moyens de destruction, condamnerait à l’extermination de l’un ou peut-être des deux adversaires. En conclusion, « Nous sommes des pacifistes, parce qu’il nous faut l’être pour des raisons organiques. »[22]

 

Le processus de l’évolution de la culture, depuis des temps immémoriaux, se déploie sur l’humanité. C’est à ce processus de civilisation « que nous devons le meilleur de ce que nous sommes devenus et une bonne partie des maux dont nous souffrons », ajoute Freud. Le développement culturel entraîne des modifications corporelles, comparables à la domestication de certains animaux. Il s’agit bien d’un processus organique, qui s’accompagne de modifications psychiques. « Elles consistent en un déplacement progressif des buts pulsionnels en une limitation des motions pulsionnelles. […] Il y a des fondements organiques aux changements de nos canons éthiques et esthétiques. »[23] Parmi les modifications psychologiques induites par la culture, « deux semblent importantes : le renforcement de l’intellect qui commence à dominer la vie pulsionnelle, et l’intériorisation de la tendance à l’agression, avec son cortège de conséquences avantageuses et dangereuses »[24]. Parmi ces conséquences dangereuses, cette limitation des motions pulsionnelles porte atteinte à la fonction sexuelle à plus d’un égard, et « dès aujourd’hui les races incultes et les couches arriérées de la population s’accroissent plus fortement que celles qui sont très cultivées ».

Les positions psychiques que le processus culturel impose « se voient opposer par la guerre un démenti des plus criants ; c’est pourquoi nous devons nous révolter contre elle. […] C’est chez nous autres, pacifistes, une intolérance constitutive », et « les dégradations esthétiques de la guerre n’ont pas une part sensiblement moindre dans notre indignation que ses atrocités ». Et c’est sur l’espoir presque utopique que « les autres eux aussi deviennent pacifistes », fondé sur l’influence de deux facteurs, « celui des positions culturelles et celui de la crainte justifiée d’une guerre future », que Freud envisage que l’on puisse mettre fin aux entreprises guerrières dans un avenir peu éloigné.

« Tout ce qui promeut le développement culturel œuvre du même coup contre la guerre », conclut Freud, que l’on sait assez lucide et pessimiste pour connaître les limites de ces mots d’espérance dans cette correspondance à Einstein en 1932, limites qu’un avenir proche ne fera assurément que confirmer.

 

Marianne Bourineau


[1] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », Résultats, idées, problèmes II, trad. J.-G. Delarbre et A. Rauzy, Paris, PUF, 1985, p. 203-215.

[2] Ibid., p. 204.

[3] Ibid., p. 205.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 205-206.

[6] Ibid., p. 206.

[7] Ibid., p. 207.

[8] Ibid., p. 208.

[9] Ibid.

[10] Ibid., p. 209.

[11] Association de cités, placée sous le patronage d’un dieu, dans l’Antiquité grecque.

[12] Ibid., p. 208-209.

[13] Ibid., p. 209.

[14] Ibid.

[15] Ibid., p. 210.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 211.

[19] Ibid., p. 212.

[20] Ibid.

[21] Ibid., p. 213.

[22] Ibid., p. 214.

[23] Ibid., p. 215.

[24] Ibid.



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