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Vivre avec « ça » - Dominique Grimbert

« Le convoi 49 est parti, Jean-Claude Grumberg, le 2 mars 1943 de Bobigny. Il transportait mille juifs, dont Zacharie Grumberg.

– Mon père. (Silence) Quelle est la question ?

– Qu’est-ce que l’on ressent lorsque l’on aborde, par la fiction, cette espèce d’interdit qui, en même temps, est au cœur de toute votre œuvre ?

– J’ai mis du temps. J’ai mis du temps. C’est-à-dire que plus on vieillit, plus on se rapproche de ces instants-là, plus on se rapproche du Moment. C’est-à-dire que, quand on est enfant, quand on revient, moi, personne n’a été là pour me raconter les contes que tous les enfants sont censés connaître. Je les ai appris beaucoup plus tard, je les ai connus beaucoup plus tard. Mais on vit quand même une vie d’enfant, on va à l’école, on écrit « profession du père : déporté », puisqu’on ne peut pas mettre « tailleur », il n’était plus tailleur, mais on vivait avec l’atelier de mon père à la maison, c’était un atelier vide. Donc, on vit sans comprendre, sans connaître. On met toute une vie avant de connaître, qu’est-ce que c’est que ce qui s’est passé ? […] On m’a demandé pourquoi je ne me vengeais pas. […] Mais se venger sur qui ? En fait, on se vengeait sur soi-même, on se rendait la vie impossible pour des tas de choses. On avait honte d’être vivant et que les autres soient morts. Ça, c’est une chose. Mais la vengeance, c’est peut-être d’écrire et c’est peut-être de faire rire. » [1]

 

Scénariste, écrivain et dramaturge français, Jean-Claude Grumberg est né à Paris le 26 juillet 1939. Il a beaucoup écrit pour les enfants. « Il faut tout leur dire, mais il faut, malgré tout, leur donner envie de vivre. C’est-à-dire qu’il ne faut pas les écraser par le poids de nos malheurs ou de nos histoires. […] notre devoir à nous écrivains, c’est à la fois de dire notre vérité, puisqu’on ne peut pas faire autrement mais, en même temps, donner envie de vivre. Ils n’auront que cette vie. Il n’y a pas de paradis, il faut leur dire. C’est aujourd’hui qu’il faut vivre. Et tirer, malgré tout du plaisir de cette vie. » [2]

 

Fils de déporté, petit-fils de déporté, il a appris à vivre avec « ça ». « Ça », c’est le nom que sa mère donnait à la Shoah, quand il était encore innommable, ce réel. Il y avait un « avant ça » et un « après ça ». Il ajoute : « À un moment j’ai cru perdre le deuxième œil. J’en ai perdu un, j’ai failli perdre le deuxième. Forcément j’ai pensé à ce grand-père qui était aveugle […] et c’est là qu’il faut faire attention à ne pas avoir trop d’imagination, c’est-à-dire il ne faut pas le suivre dans le wagon. Il ne faut pas monter avec lui dans l’obscurité du wagon […] Et, à un moment, j’ai pensé que mon père lui-même était avec son père aveugle, et j’ai été soulagé quand j’ai compris qu’ils n’étaient pas partis ensemble. Donc, tout ça, c’est une vie. On est fils de déporté mais on le devient de plus en plus, surtout quand on écrit. » [3]

 

Avec espièglerie, qu’il qualifie aussi d’« enfance pliée qu’il déplie », La plus précieuse des marchandises peut être le conte qu’il écrit que personne ne lui a lu lorsqu’il était enfant [4]. Paru en 2019, ce livre a reçu le Prix spécial du jury du prix des Libraires et l’auteur, le grand prix de la SGDL (Société des Gens de Lettres) pour l’ensemble de son œuvre. S’il pense qu’il faut peser chaque mot, il avoue : « dans ce livre-là, je n’ai rien pesé du tout. Je n’ai pas pensé que j’écrivais quelque chose. J’ai fait, au fil de la plume, mais sur trois ans, parce que j’ai eu un cancer pendant ce temps-là. J’ai abandonné tous les autres sujets que j’avais commencés, et j’ai continué ça, parce que bizarrement, ça me détendait. Ça n’est pas écrit dans la souffrance, dans la douleur, c’est que, peu à peu, je me suis rapproché de l’événement. »  

 

Le forme littéraire qu’il choisit pour écrire ce moment de l’Histoire qui vient rencontrer sa propre histoire commence, comme tous les contes, par Il était une fois. « Il était une fois, dans un grand bois, une pauvre bûcheronne et un pauvre bûcheron. Non non non non, rassurez-vous, ce n’est pas Le Petit Poucet ! Pas du tout. Moi-même, tout comme vous, je déteste cette histoire ridicule. Où et quand a-t-on vu des parents abandonner leurs enfants faute de pouvoir les nourrir ? Allons… » [5] Le conteur captive son auditoire et le transporte, par la voie de la poésie et de l’humour, sur les chemins du réel, le réel de la Deuxième Guerre mondiale, du délire paranoïaque mené au pouvoir par l’élaboration d’un système visant l’extermination d’un peuple, un système pensé par des humains pour tuer le plus grand nombre, « Ennemis du genre humain » [6] les nommait Lacan. Le réel de la mort, le conte n’en fait pas l’économie. Mais parce que, pour Jean-Claude Grumberg, la seule chose qui mérite d’exister dans les histoires comme dans la vraie vie est l’amour offert aux enfants, aux siens comme à ceux des autres, le réel de la vie y trouve sa place, « malgré tout ce qui existe, et tout ce qui n’existe pas, […] la vie continue ». L’acte d’amour peut être d’une violence inouïe quand un père, dans un des trains de la mort, avec sa femme et leurs jumeaux affamés, n’a d’autre choix, pour offrir la possibilité de vivre à l’un de ses enfants, le premier qui lui vient sous la main pour ne pas avoir à choisir, que de l’abandonner en le jetant du train.

 

Dans ce conte, Jean-Claude Grumberg sauve un enfant. Cette petite fille, torturée par la faim, proteste et proteste encore dans une rage obstinée. L’acte de séparation posé par son père ouvre la voie à l’heureuse contingence d’une rencontre, sa rencontre avec l’inconnue, cette pauvre bûcheronne privée d’enfant, qui saura entendre, accueillir et prendre soin d’elle, cette précieuse marchandise tombée du train. Avec autant de force désirante qu’une infinie douceur, les bras tendus de la fillette, offerts à la rencontre, toucheront en plein cœur jusqu’à ce « pauvre bûcheron » qui la regardait pourtant d’un mauvais œil. Ému, il renoncera à ce qui faisait jusqu’ici sa tranquillité dans une ignorance confortable, sa lâcheté morale, et il ne reculera plus quand il s’agira de sauver la fillette devant l’ennemi. « Nul ne peut rien gagner en ce bas monde sans consentir à y perdre un petit quelque chose, fût-ce la vie d’un être cher, ou la sienne propre », dit le conteur. Par petites touches, la nature offrira à nouveau ce qu’elle a de sublime, de généreux et de vivant. L’oiseau, sous le soleil de printemps, qui parsème l’herbe d’une multitude de fleurettes, chante à tue-tête l’hymne du retour à la vie, la fin de la guerre qui, malgré tout, malgré le nombre de morts, ne sera pas venue à bout du vivant.

 

Le conte est une histoire qui se transmet de bouche à oreille. Cette tradition orale fait partie de la mémoire collective. Longue vie à La plus précieuse des marchandises. Que ce conte précieux se lise, qu’il se transmette de bouche à oreille dans la mémoire collective, qu’il participe ainsi à ce que les trous de mémoire n’aient pas leur place, et que l’histoire ne se répète pas.

 


Dominique Grimbert

 

 

 

 

[1] Émission « La Grande Librairie » du 21 février 2019, France 5 télévision.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Grumberg J.-C., La plus précieuse des marchandises. Un conte, Paris, Seuil, 2019.

[5] Ibid.

[6] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 151.




 

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