La journée des laboratoires du CIEN à Bordeaux a été l’occasion de partager une expérience de parADOxes [1] menée dans des collèges parisiens qui ont fait appel à l’association pour des « phénomènes de violence » liés à l’usage des réseaux sociaux. Nous avons été sollicités par le rectorat pour intervenir dans ces classes de collèges du nord-est de Paris, traversées de phénomènes de violence verbale jamais atteints, liée aux réseaux sociaux.
Quand une question apparaît simple, dit Jacques-Alain Miller dans son séminaire Le lieu et le lien, la complexifier, et si elle est complexe, la simplifier. Concernant les réseaux sociaux il nous revient de veiller aux deux : complexifier les discours qui fustigent cette nouvelle violence à la six-quatre-deux sans prendre le temps d’y aller pas à pas, et simplifier là où la technicité du réseau et de ses modalités d’extension peut obscurcir.
Et cela touche à la place de la parole.
Depuis sa création, l’association a très tôt travaillé avec le rectorat de Paris dans le cadre de la Mission de Lutte contre le décrochage scolaire, qui nous adresse de jeunes élèves dits « décrocheurs ». Mais, cette fois, nous ne sommes pas appelés pour le décrochage scolaire (les élèves concernés suivent leur scolarité normalement) mais pour le maniement du langage en classe – lorsque ces mêmes élèves sont reçus individuellement par le CPE, ils savent faire preuve de tact dans leur façon de parler. Injures, invectives d’une crudité encore jamais entendue et que plus rien ne borde, rendent l’ambiance de ces classes délétère et laissent les adultes désarçonnés après diverses tentatives. Ce phénomène nous est présenté avec les signifiants de l’époque : violence, harcèlement, boucs émissaires, usage des réseaux sociaux. Ne faudrait-il pas envisager des groupes de parole ?
On fait donc appel à nous pour faire parler, avec à l’horizon un faire taire cette violence.
Façon de ne pas accepter « les yeux fermés l’imposition du signifiant ”violent” par la famille ou l’école », nous avons répondu à cette demande en introduisant dans ces collèges le pari de la conversation. Depuis la création du CIEN, le Pari de la conversation, qui « signe que ce n’est pas gagné d’avance », est un appui pour prendre langue avec des classes.
Nous proposons donc de venir à deux intervenantes pour un temps de conversation limité à trois rendez-vous, plus un temps d’après-coup. Ni réponse déjà-là, ni expertise : ce pari pour que quelque chose se desserre, et apprendre de ces élèves ce qu’ils peuvent dire avec leurs mots de cette violence, vieille comme le monde, dans leur monde.
Nous y mettons deux conditions : pas de thème préétabli, une certaine souplesse dans l’arrêt de chacune des conversations. Nous irons donc dans quatre classes et quatre consultants de parADOxes y participeront.
Notre offre est acceptée. Et si enseignants et CPE ne cernent pas très bien de quoi il s’agit, ils nous font confiance, et cette confiance sur fond de malentendu léger a déjà un effet d’allègement.
Éric Laurent dans Acte et Institution [2] pose la question suivante : « Comment arrivons-nous à ouvrir une clairière dans le fonctionnement de l’institution ? » Il nous a fallu d’abord toucher à l’armure du discours surmoïque institutionnel : à une époque où les contrats à remplir avant toute forme d’intervention passent par les fourches caudines du « projet- résultats- évaluation », nous avons fait le choix de prendre le temps de la rencontre avec ceux que ce malaise déboussole pour chercher comment faire à partir de ce que nous ne savons pas. Cette proposition, ni solution ni recette, a entr’ouvert la clairière de « l’attention à la parole » dans l’institution.
Nous irons donc rencontrer les élèves pour apprendre d’eux – de ce désordre dans le maniement du langage, ont-ils leurs mots à dire ? C’est cette dit-mansion, néologisme de Lacan pour désigner la résidence du dit [3] « de ce dit dont le savoir pose l’Autre comme lieu » que nous faisons le pari d’ouvrir.
Arriver dans une classe d’une trentaine d’élèves de sixième c’est d’abord la forêt !
Nous voilà plongées, Sonia Pent et moi-même, dans le foisonnement d’un brouhaha d’une grande densité. Pas de doute, ça parle. Tous en même temps. Et comme le dit Lacan dans le Séminaire xi, réfutant Piaget qui qualifie le discours des petits enfants d’égocentrique : « Sans doute ils ne s’adressent pas à l’autre […] mais il faut qu’il y en ait d’autres là […] ils ne s’adressent pas à tel ou tel, ils parlent, si vous me permettez le mot, à la cantonade. Ce discours égocentrique, c’est à bon entendeur salut ! » [4]
Est-ce une mise en garde que cette jeune armée volubile nous lance d’entrée de jeu ? Nous cherchons d’abord à ne pas renforcer leur défiance en donnant un certain relief à notre position d’extime : un relief en creux pour accueillir ce brouhaha.
Pour cela, parier sur le jeu.
Après nous être présentées et que chacun des élèves ait dit son nom, nous leur précisons que nous venons à leur rencontre pour qu’ils nous disent de quoi ils souhaitent parler. La parole fuse – les corps sont en mouvements, bondissant comme leurs mots non arrimés, mais percutant tout de suite de façon précise l’objet de nos rencontres : on veut parler des mots qui blessent !
Qu’est-ce que c’est ?
Ils sont jeunes, vifs, s’expriment à toute vitesse, comme en courant. Les mots sont lancés, certains se détachent sur le cours des voix. Dire vite. Qui parle ? « Et ça fait mal, et les insultes c’est abusé, et trahir un secret, et être humilié c’est grave ! », « et rabaisser avec la race, la religion, c’est la honte », « et dire des choses sur le corps aussi ». Hey !
Ils nous hèlent. Pour attraper leurs mots au vol, tout en nous déplaçant dans la classe, nous jouons de mimiques, d’interjections, d’étonnements appuyés et peu à peu le bruit se perfore. On ne s’entend pas et on n’entend pas la même chose, mais nous sommes bien les entendeurs de cette séquence.
Le harc-hèlement prend un nouveau visage, ils nous expliquent : c’est du cyber. Avec Snapchat, l’éphémère les happe. Apparition/disparition. Surtout ne rien rater. S’entend le court-circuit de la pulsion voir/se faire voir. Le réseau les addicte. Chacun reste à la portée de son portable. Branché sur eux même la nuit, « Jamais j’éteins mon portable et si j’ai plus de batterie, je cours pour le brancher ! » Les espaces autrefois distincts de l’école, des loisirs, de la vie familiale n’ont plus de discontinuité, « ça ne s’arrête pas ». Le lieu de ce trajet sans fin est devenu le lieu, la scène où tout se joue « C’est plus important que tout, c’est ma vie ! »
Nous prélevons certains de leurs mots que nous écrivons au tableau. La matière sonore du début devient un « motériel » (proposition de Philippe Lacadée à partir du néologisme de Lacan motérialisme [5] avec lequel ils se mettent au travail de dire. Les regards s’orientent, ils lèvent la main, lancent des bouts, des bribes, ajoutent, précisent : les insultes, les injures, les secrets dévoilés, l’impact sur leurs corps. Ils interrogent – « et c’est quoi la différence entre le regret et le remord ? et la honte ? ».
Se séparer du brouhaha de lalangue pour s’avancer vers l’Autre dans la parole et ses trébuchements est une séparation qui compte. Nous écrivons, soulignons, relions, et nous déplaçons. Le tableau se couvre d’écriture, de ratures, de traits. Il dessine un cadre à la dit-mansion.
Des listes apparaissent, des familles de mots se forment. Nous demandons à chacun d’en extraire. D’un rendez-vous au suivant quelque chose dans leur accueil, leur attente, leurs voix, s’infléchit : ils s’adressent. Les questions soulevées par Jacques-Alain Miller résonnent : la dite violence verbale surgie sans phrase peut-elle être parlée [6] ? « Le savoir est dans l’Autre, il est à prendre, c’est pourquoi il est fait d’apprendre » [7], nous dit Lacan, c’est sur ce savoir que nous devons veiller en nous prêtant à incarner cet Autre, afin de pouvoir pas à pas le construire avec eux.
Car pour nous aussi, il est fait d’apprendre.
De petits récits s’ébauchent, ici Ahmed le silencieux s’avance dans l’énonciation qu’il porte, là l’intonation dans la voix de Sarah la bavarde fait signe d’un embarras. Ce qui apparaît sur le réseau les hante à la façon des hallucinations : mots et images tournent dans leurs excès de sens. À bon entendeur, s’entend leur solitude, leur désarroi « ça peut aller jusqu’à l’envie de mourir » murmure Livia. S’écarter de la pente au tout dire et d’une parole vidée de ce qui la cause qui vise à faire taire, convoquent l’énigme, le malentendu, le hors sens et une forme de poésie. Et c’est par là qu’ils trouvent à entendre ce qu’ils disent. Certains se mettent à écrire, d’autres dessinent. Tout à coup une jeune fille se lève et dit les larmes aux yeux « Pendant des mois j’ai été appelée par d’autres noms que le mien. » Nous demandons qu’on y fasse attention, le brouhaha fait place au silence qui accueille son dire voilé d’une pudeur nouvelle et dilate le temps.
Ce qui est écrit au tableau les regarde bien autrement que lorsqu’y est écrit le savoir que l’enseignante leur transmet, ce sont certains de leurs mots, leurs petits bouts de savoir intimes qui y brillent, séparés de l’en-trop de jouissance qui les recouvrait, et se donnent à lire.
« Le savoir c’est une énigme » écrit Lacan dans le Séminaire Encore [8]. Veiller à ce statut d’énigme, à l’ombre et à l’épaisseur de l’insu, là où il faisait trop cru. La clairière que nous ouvrons dans l’institution comporte ce clair-obscur propice à l’abri du un par un.
Les questions se complexifient, la dite violence se mue en « intranquillité respectueuse permettant que leur curiosité puisse s’orienter vers le savoir » [9].
Inès aborde la question du secret : « Est-ce qu’on a le droit de mettre un secret sur Snapchat ?
– Ben ça dépend dit Jacques, si t’as donné ta parole de pas trahir un secret…
– Oui mais si on n’est plus amis, alors on peut le dire ?
– Ça veut dire quoi finalement Madame donner sa parole ? interroge Damien. Ça veut dire la donner à quelqu’un ou la donner de toutes façons ? »
La conversation a peu à peu frayé un chemin de leur pratique de parole hors-discours jusqu’à l’inscription dans un « autre discours ».
Nous veillons à rester attentives à la singularité de chacun et à ce qui peut faire point de capiton. « Les points de capiton sont capables de faire des points de soudure entre les flux amorphes du signifiant et du signifié. Ils inscrivent un avant et un après nous dit Gil Caroz, où la prise de parole se résout non seulement par un énoncé qui fait sens, mais aussi par le repérage d’un point « d’où ça veut dire », soit une intention de dire qui redéfinit le sujet dans l’après coup » [10].
Un point d’où ça veut dire… un point d’où le sujet va s’apercevoir digne d’être aimé, n’est-ce pas ce dont il est question lorsque Farid évoque tout à coup les effets secondaires de la parole ? Nous faisons place à sa trouvaille qui vient capitonner quelque chose pour lui et inscrit un avant et un après dans le flux de la conversation. S’éclaire ce point d’où il aperçoit son dire lesté d’une épaisseur nouvelle : Les effets secondaires de la parole ! Il explique : « C’est comme avec les médicaments (il avait évoqué la honte que soit dévoilée une maladie sur les réseaux), on les prend pour soigner quelque chose et ça fait mal ailleurs, les mots ça fait des effets qu’on pensait pas. »
Voilà qu’à distance des préceptes dépliés en saynètes et tableaux affichés sur les murs de la classe (le harcèlement : ce qu’il ne faut pas faire, le racisme : ce qu’il ne faut pas dire, le sexisme : ce qui est interdit), le malentendu se fraie un chemin inattendu, par la prise de parole de ces jeunes élèves, par leur Vie éprise de parole [11] pour ouvrir dans la demande institutionnelle de départ un espace où accueillir cette violence sans phrase qui a pu se mettre en mots de façon inattendue. Là, il est possible de veiller sur ce qui s’inter-dit et travaille les adolescents à cet âge de la vie dans la pudeur paradoxale que comporte cette dite violence : l’énigme du sexe dont les mots qui blessent sont gros, et que les réseaux sociaux, en les publiant dévoilent trop.
Trouver comment se séparer de cet en-trop, part sombre de leur jouissance, c’est l’ouverture que proposent nos trois rendez-vous où dans la langue qui jaillit peut s’entendre tout autre chose que ce qui s’en trouve rabattu dans le discourcourant.
« Apprendre à vivre séparé » est l’une des modalités d’intervention que peut proposer l’institution, dit Alfredo Zenoni dans L’Autre pratique clinique [12]. Car « la famille n’est pas seulement le lieu qui permet à l’enfant d’avoir une place et une appartenance, le lieu où une langue, une tradition, des repères se transmettent mais aussi celui où l’on apprend, où l’on devrait apprendre, à vivre séparé » et il arrive qu’elle y échoue. Or veiller à ce que ce vivre séparé soit possible permet d’« instaurer une modalité de lien social qui traite (si la famille ne l’a pas transmise) d’une séparation mal assurée ou qui ne se réalise que dans le passage à l’acte ». Cette séparation mal assurée est en jeu dans l’usage des réseaux.
Si nous ne pouvons mesurer aujourd’hui les effets de ces interventions, certains nous ont été transmis, discrets et distincts : en ramenant du jeu de vie (selon l’expression de Freud dans son texte « Pour introduire la discussion sur le suicide » [13]) dans l’institution éducative avec le Pari de la conversation, ne peut-on parier que le salut de l’équivoque et de la poésie ont éveillé au un par un chez les élèves, les enseignants et l’institution elle-même le bon entendeur ?
Certains adolescents ont dit avoir pu parler de façon différente, « on a dit des choses pas comme avec les parents, ni avec les profs ». Pour plusieurs enseignantes des déplacements ont eu lieu : elles prenaient des notes, s’enseignaient de ce qu’elles entendaient. Deux d’entre elles ont dit leur surprise de n’avoir jamais entendu leurs élèves de cette façon, la particularité de chacun ayant pris un relief inaperçu jusque-là. L’une d’elle nous a écrit « Les élèves parlent quelquefois de vous, je le fais également, les graines germent, lentement mais sûrement ». Les trois institutions nous ont demandé de revenir cette année, dans d’autres classes, où la violence sonne l’alerte.
Se pose aujourd’hui pour nous la question de ces clairières ouvertes, de leurs effets. C’est un chantier en cours, nous sommes responsables du transfert qui s’est constitué, et il nous revient d’élaborer pour en soutenir les conséquences.
8 décembre 2018, Bordeaux
Texte paru dans la revue Quarto n° 121, « Partenaires de la pulsion », mars 2019.
[1] parADOxes (paradoxes-paris.org) est une association parisienne membre de la FIPA, qui accueille des adolescents de 11 à 25 ans pour des consultations psychanalytiques gratuites et limitées dans le temps, et des ateliers d’écriture individuels (Ateliers Chemin de vie) ou en petits collectifs. Ariane Chottin en est la directrice.
[2] Laurent É., « Acte et institution », La Lettre mensuelle, no 211, p. 25-29.
[3] Miller J.-A., « …du nouveau ! Introduction au Séminaire v de Lacan, Paris, Rue Huysmans (collection éditée par l’ECF), 2000, p. 45.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 189.
[5] Actes de la Journée d’étude et d’échanges de parADOxes, La fabrique, 7 décembre 2017, p. 96.
[6] Miller J.-A., Enfants violents, Intervention de clôture à la 4e Journée de l’Institut de l’Enfant, mars 2017.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 89.
[8] Lacan J., Ibid., p. 125.
[9] Lacadée Ph., « le pari de la Conversation du CIEN, accueillir le « hors norme » dans le lieu de l’institution », Vacarme, 2003, p. 13.
[10] Caroz G., « Le point de capiton », Colloque Uforca, février 2016 (https://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2016/02/2_CAROZ.pdf)
[11] Lacadée Ph., Vie éprise de parole, Paris, Éditions Michèle, 2012.
[12] Zenoni A., L’Autre pratique clinique, Ed. Erès 2009, p. 248.
[13] Freud S., « Pour introduire la discussion sur le suicide » in Résultats, idées, problèmes II, PUF, 1984.
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