Dans l’établissement où j’exerce en tant qu’enseignant, il nous est demandé à chaque rentrée scolaire de lire aux élèves le règlement intérieur. Cette lecture étant très fastidieuse, je me suis amusé à concevoir une série de questions pour interroger la relation entre le fait et la loi. Parmi celles-ci, il en est une qui obtient toujours la même réponse catégorique : « Un élève peut-il utiliser son téléphone portable dans les couloirs pour appeler ses parents ? ». Immédiatement, sûrs de leur fait, les élèves me répondent : « Non ! ». Pourquoi ? Parce qu’il est écrit en page 4 du carnet de correspondance, dans la partie qui porte sur les obligations du lycéen, à l’intérieur du développement qui concerne la nécessité de « Respecter les personnes » : L’utilisation du téléphone portable mobile est toléré dans l’Agora et dans les locaux de la maison des lycéens ; par contre, pour des raisons de respect de la santé d’autrui, elle est strictement interdite dans tous les autres bâtiments et locaux du lycée. Les téléphones doivent donc y être éteints ou laissés en mode avion. Dans les salles de classe en particulier, le téléphone devra être éteint et rangé dans le cartable.
L’Agora est un vaste hall central à partir duquel on évolue à l’intérieur des bâtiments. La Maison des lycéens est un espace régi initialement par une circulaire de 1991 en remplacement des foyers socio-éducatifs. Elle est aujourd’hui placée sous la direction des élèves, les encourage à s’impliquer dans des actions citoyennes et à prendre des responsabilités au sein de l’établissement. La tolérance concernant l’usage du téléphone portable vise donc un lieu spécifiquement destiné aux lycéens et un autre qui a valeur de sas entre le monde extérieur et l’espace scolaire. Je demande aussitôt : « Mais qu’en est-il des couloirs ? » S’ensuit un long silence où chacun se voit manipulant son téléphone portable dans les couloirs en compagnie de ses camarades captivés eux-aussi par un jeu, une photographie, une vidéo, un échange de messages ; un long silence durant lequel la traversée progressive des bâtiments scolaires présente partout le même spectacle. Je me sers souvent de cet exemple pour introduire la notion de droit coutumier sous l’Ancien Régime. Sont présentes ici deux forces, la règle et l’usage, et il apparaît clairement que la seconde a pris autorité sur la première. On pourrait presque dire que c’est une prise de guerre.
Le couloir est en effet un lieu particulier dans un établissement scolaire. C’est un lieu de passage qui permet d’aller d’un enseignement à un autre, un lieu où on attend les professeurs, où on déambule en masse à la recherche d’une salle de cours, où on se réfugie quand il pleut, où on révise ses fiches dans la perspective d’une évaluation, où on échange avec ses camarades le temps d’une pause, où on se défoule en criant, en riant, en parlant fort ou en éructant de sonores cris d’animaux dont on sait qu’ils font rire ceux qui dans les salles de cours sont tenus au silence. La rencontre de ce territoire avec le téléphone portable n’est pas fortuite. Ils sont faits l’un pour l’autre. Le téléphone portable représente pour les adolescents un territoire intime et nécessairement marginal. Le combat que mènent les adultes contre sa présence et son usage renforce cette idée. Cet objet est une part d’eux-mêmes que l’éducation n’arrive pas à discipliner, à maîtriser, à soumettre. Il est ce qu’on range de soi dans le cartable quand on est dans une salle de classe : ses mots d’amour, ses émotions, ses colères, ses peurs, ses envies d’être ailleurs, son désir de mal faire, de harceler, de regarder des images inavouables et transgressives, l’envie de jouer avec d’autres, inconnus, lointains, la possibilité de créer un avatar, de travestir son identité, de s’inventer une vie différente, de transformer le présent en une éternelle virtualité ou plus simplement de vérifier si maman sera là ce soir lorsqu’on rentrera à la maison… Il est ce qui ressort dans la marge des prises de notes en cours, ces petits gribouillis où avoisinent des monstres et des cœurs, des prénoms aimés et des détestations, des fleurs et des brisures.
Dans une pièce de théâtre publiée en 2023, Nuits de juin, Agathe Charnet campe des portraits d’adolescents âgés de dix-sept ans. Son écriture prolonge une « récolte de parole » menée auprès de plusieurs jeunes entre novembre 2020 et octobre 2021. Elle rédige notamment un dialogue où un personnage passe de sa CR à sa DR en shiftant. La CR c’est la réalité courante, la DR, la réalité désirée. Shifter, néologisme issu du verbe anglais to shift, pour « déplacer », c’est se sentir transporté dans une autre réalité par la seule force de la pensée. Le couloir, le portable et la marge sont les trois territoires de ce désir. Où trouver la sortie d’une réalité qui nous pèse ? Comment articuler nos rêves ? Comment les laisser respirer ?
CELLE QUI A TANT DORMI :
Je pouvais plus
Tout ce qu’il fallait mettre en œuvre pour que la suite arrive
Ingérer, apprendre, digérer, recracher,
La course de fond dans laquelle on se lance
Les chiffres qui évaluent, les classements qui trient,
Les listes qui sélectionnent,
Le bon grain de l’ivraie,
Les vœux à formuler et les choix qui semblent
Déterminer pour toujours ce qui est à venir.
Quelque chose en moi a dit non.
Ce ne sont pas les adolescents qui ont inventé le téléphone portable et les désirs qui l’accompagnent. Ce qui se range dans le cartable, ce qui se crayonne dans la marge vaut pour tout individu, et il est étonnant de voir comment on les rend responsables du monde qu’on leur crée.
C’est peut-être la raison pour laquelle le couloir est une prise de guerre. Il rejoint une géographie de l’intime et repousse le désir de contrôle que manifestent les adultes. Il y a une dizaine d’années, dans le même établissement, les collègues réagissaient vivement contre l’attitude des adolescents. Les altercations étaient vives, les récriminations nombreuses. On demandait aux élèves de ranger leur téléphone portable et de sortir du bâtiment, on s’indignait de la multiplication de ces comportements, on réclamait des sanctions. Et puis, incidemment, cette mobilisation s’est atténuée pour finalement disparaître. C’est que l’objet lui-même offre sa part de résistance. Sa confiscation est juridiquement difficile, sa consultation interdite. Sa valeur marchande tient en respect une institution scolaire plutôt craintive à l’idée de devoir payer la facture. L’exercice de la coercition nécessiterait une brigade de surveillants à chaque récréation, à chaque pause. Il faudrait presque un œil devant chaque poche. Le 20 septembre 2024, dans un lycée de Villeurbanne, un enseignant a eu ainsi le nez cassé pour avoir confisqué un téléphone portable. C’est dire à quel point cet objet est ressenti comme un territoire à protéger de toute intrusion, de toute dépossession.
Ainsi, le téléphone portable symbolise ce qui échappe aux adultes, ce qui leur résiste : c’est un territoire transgressif, chargé d’affects et d’émotions, favorisant les échanges les plus divers, une réalité paradoxale permettant dans le même temps de s’éloigner et de se rapprocher, un terrain de jeux et de partages, à la fois toxique et bénéfique. Cette ambivalence se retrouve dans le traitement de l’objet lui-même. Souvent placé dans la poche arrière du pantalon, il se présente régulièrement avec la balafre d’une dalle brisée en façade quand il n’est pas tout simplement égaré ou perdu. Cette perte provoque la panique mais rien n’est fait en amont pour le protéger. Dans un double mouvement paradoxal, on dirait qu’on cherche à se débarrasser de quelque chose tout en le préservant. Dans une étude publiée le 25 septembre 2024, l’Organisation mondiale de la santé indique qu’en 2022 « 11 % des adolescents […] montrent des signes d’utilisation problématique des réseaux sociaux […] et présentent des symptômes similaires à ceux de l’addiction : incapacité à contrôler son utilisation excessive, sensation de manque et abandon d’autres activités au profit des médias sociaux et conséquences négatives d’une utilisation excessive dans la vie quotidienne ». Dans la même étude, on précise que 36 % de ces mêmes jeunes rapportent être constamment en contact numérique avec leurs amis. Au risque de l’addiction répond la satisfaction du réconfort amical et dans les couloirs des lycées s’inventent des réalités désirées, une discrète variation où se décline la complexité de nos vies.
Étienne Germe
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