« Ça crève l’écran » [1] est une phrase de Lacan dont la sonorité fait entendre l’équivoque possible avec la matière voire la motérialité sur laquelle opère l’acte analytique.
Ça c’rêve l’écran permet de nouer en une seule expression le titre de la Journée de l’Institut de l’Enfant Rêves et fantasmes chez l’enfant. Lacan, en suivant Freud, a toujours fait valoir la fonction d’écran du fantasme, qui protège du réel et, en même temps, le soutient comme fiction, dans le sens où il fixe un certain réel.
De l’usage des conversations et un savoir sur la fonction de l’image
Nous avons organisé deux Conversations aux Douves, sur la question du harcèlement et aussi sur l’usage du portable. C’était notre Pari de se déplacer dans les discours de la domination numérique, qui assujettissent certains enfants, pour savoir trouver une place et la juste mesure aux objets‑gadgets que notre modernité ironique, voire cynique, leur propose. Ce déplacement sera illustré par Etienne Germe en inventant au sein de son établissement l’espace des territoires de désir. Ces Conversations ont produit un savoir nous faisant saisir que trop d’écran tue le rêve, voie royale de l’inconscient, et son bon usage comme projection imaginaire nécessite le temps d’une médiation ou d’un manque. L’écran du portable ou de la télé nous impose des images immédiates court-circuitant la fonction de médiation de l’imaginaire propre à chacun, voie royale vers le rêve singulier. Bruno de Halleux nous fera valoir cette fonction de l’imaginaire en mettant à sa juste place le concept d’image. Quant à Céline Souleille, en posant dans sa classe une question toute simple sur le rêve, elle ouvrira un espace de conversation inédit, pas sans surprise.
Ce qui crève l’écran et fonction de bord
Préoccupé par son petit écran, l’enfant s’isole comme S1 tout seul avec son objet gadget comme objet a plus-de-jouir, c’est ce que nous apprendra Laetitia Jodeau-Belle avec le phénomène des Hikikomoris. L’écran de son objet a ne lui donne pas accès au cadre de son rêve et de son fantasme, il se crève lui-même dans l’écran court-circuitant son fantasme, comme l’illustre le dessin fait par Alice sur l’affiche de la Journée. Beaucoup de jeunes s’épuisent dans l’écran de leur TikTok, comme le disait Arthur, non sans ironie, « c’est mon tic qui me crée un véritable TOC » Mais, en même temps, nous avons pu saisir comment pour certains l’écran a une fonction de bord ou d’Autre de synthèse, pouvant être une solution. C’est ce que nous apprendront Bruno de Halleux et, plus précisément, Julien Borde accompagné d’un jeune qui viendra nous parler de son travail avec le numérique.
Lacan note que ce qui crève l’écran est l’érection qui surgit dans le corps vivant, venant faire trou liée à une jouissance hors-sens, ce jouir du corps dont il a la trouille. C’est le scandale freudien des Trois Essais sur la sexualité. Le sujet doit alors s’auto-traiter par des rêves ou fantasmes et, pour Hans, cette auto fut le cheval. Dans Confession d’un masque, Yukio Mishima parle de l’explosion de son corps lors de sa première éjaculation, cette fixation de jouissance pulsionnelle venant faire trou dans le réel et ainsi crever l’écran. En suivant ce que nous enseignent les enfants, notamment le cas princeps du Petit Hans, il s’agit de s’assurer que l’enfant ait délocalisé sa jouissance dans une fiction fantasmatique. Pour Lacan, fantasmes et jeux sont des fictions pour répondre au réel rencontré par l’enfant.
Qu’est-ce qui sécrète fictions, rêves et fantasmes ?
« La phobie du petit Hans, j’ai montré que c’était ça, où il promenait Freud et son père, mais où depuis les analystes ont peur. » [2] disait Lacan. Les fantasmes de Hans, des girafes, mère nue et en chemise, plombier et serrurier, sont des fictions, et Freud dit que s’il n’avait pas tenu compte des allégations/fantasmes de Hans, il se serait rendu coupable envers lui et la science. Il s’agit d’une question éthique que de se laisser promener par l’enfant, pour le conduire au bien-dire propre à chacun. En élaborant mille et une fictions, il traite l’énigme à laquelle le trou dans le réel, causé par le réel du sexe et de la mort comme trou radical, comme point de fixité, le confronte. Ici se joue ce qui se met en scène le Malentendu de l’enfant. C’est là où peut s’écrire la fiction comme fixion, soit ce qui se fixe dans l’énigme du x de la jouissance. « L’impasse sexuelle sécrète les fictions qui rationalisent l’impossible dont elle provient. Je ne les dis pas imaginaires, j’y lis comme Freud l’invitation au réel qui en répond » [3]. La bascule de l’expérience freudienne se trouve à l’intérieur de cette opposition entre la fiction et la réalité, mais surtout, comme nous l’apprend le Fort-Da, entre la fixité du réel et la fiction.
La psychanalyse offre au sujet ce partenaire qui, tout en se faisant semblant d’objet a, qui cause son désir et sa division, consent à mettre en acte la fiction nécessaire permettant que lui soit dérobée cette jouissance incluse, qui se fixe dans la parole, comme la fiction de sa parole – cette mise qu’il joue en disant à l’Autre ce à quoi il tient le plus, sans en vouloir rien céder.
La promenade dans le bavardage du petit Hans
En nous invitant à nous promener dans le bavardage du petit Hans, Lacan précise que cette promenade n’est pas de hasard mais de topographie. Orientée par le trou réel, elle est une entité que Lacan a établie comme l’entité fictive de la privation – réalisation fictive d’une chose qui n’existe pas, point de fixion – autour de laquelle le sujet s’oriente.
Dans son Séminaire La Relation d’objet, il démontre que, face à ce trou réel, l’enfant est progressivement amené à s’apercevoir qu’il doit s’inventer alors une entité fictive et apprendre à l’expérimenter, mais pas tout seul, avec la complicité de cet Autre auquel manque aussi cet objet fictif. L’enfant en use pour soutenir son existence de sujet désirant. Lacan nous recommande de ne jamais oublier que « le signifiant n’est pas là pour représenter la signification, bien plutôt est-il là pour compléter les béances d’une signification qui ne signifie rien » Il invoque alors le Petit Poucet et ses cailloux du signifiant surgissant « pour combler ce trou et ce vide. »
Sur les traces de Freud, Lacan situe l’enfant comme celui qui, en tant que réel, et en réponse à un reste irréductible, élabore mille et une fictions pour fixer dans la langue une part de ce réel.
Freud invente l’atelier du Fort-Da soit l’entrée dans le Pari de la conversation
Freud observe son petit-fils faire disparaître une bobine avec laquelle il joue, qu’il ramène au bord de son lit en scandant ce mouvement avec deux mots fort et da. Lacan, reconnaissant cela sur le fond de l’absence de la mère, fait valoir ici la prise du sujet dans le symbolique, soit le minimum de la paire signifiante S1-S2, Fort-Da et la question de l’objet. Lacan y saisit dans ce jeu comment Le petit enfant devient humain, non par sa propriété naturelle d’être là comme objet vivant, mais par le mouvement de sa mise en jeu. C’est aussi bien le moment de son Pari de la conversation avec le langage reçu de l’Autre, ce dont il fait le pari d’en faire son affaire. C’est le point 0 du désir du sujet ainsi saisi dans cet atelier.
Dans ce jeu, la partie se joue avec l’Autre, soit l’absence de la mère, car c’est avec son départ que l’enfant joue, avec un autre qui ne lui prend pas la bobine une fois pour toute. Il est essentiel que l’autre soit à la mesure de l’enfant, si bien qu’on peut identifier l’enfant à la bobine elle-même. Elle lui est utile car il en a un usage de jouissance, lui permettant de régler sa position au sein de l’Autre. Mais il s’agit aussi de ne pas oublier les deux objets pulsionnels qui y sont en jeu comme soutien de la matrice de son fantasme, l’objet regard comme réponse au trou et l’objet voix soit « ce qui du signifiant ne concourt pas à l’effet de signification » [4] dans l’énonciation de ses deux vocaux Fort et Da. Ce jeu se fait sur fond de perte de la mère comme objet primordial, d’un certain manque à jouir. Caractérisé par la réalité du départ et l’absence de la mère, ce jeu nous présente la façon dont le sujet s’arrange du réel auquel lui a affaire, soit la place laissée vide au pied de son lit, qui vient faire trou, et c’est bien lui tout seul qui fait Le pari de se construire son propre montage. On a là, dit Lacan, « le côté dérisoire d’un fantasme qui passe à l’acte. » Avec cet objet qu’il a à sa disposition, il parvient, « grâce à ce petit jeu équivalent d’un fantasme », à se faire sa propre chance inventive eu égard à l’angoisse suscitée par le désir de l’Autre, soit l’absence de la mère qui désire ailleurs. Ce jeu lui permet de prendre une distance par rapport au réel de sa détresse. C’est la définition même que Lacan donnait du fantasme : « se faire le metteur en scène », ce qui lui permet d’annuler, d’oblitérer, le fait que sinon il n’est que la marionnette du signifiant, la marionnette de l’Autre. Dans La direction de la cure, Lacan précise : « le fantasme ça signifie que le langage permet au sujet de se considérer comme le machiniste voire le metteur en scène de toute la capture imaginaire dont il ne serait autrement que la marionnette vivante ».[1]
Il s’agit là pour le sujet de surmonter un certain laissé tomber de soi-même. On en a le témoignage dans une note de Freud : la mère de l’enfant étant partie pour plusieurs heures, à son retour, l’enfant l’a accueillie avec ses mots bébé O-O. Ce qui était au départ incompréhensible. Mais il s’avéra néanmoins que, pendant cette période de solitude, l’enfant avait trouvé une méthode pour se faire lui-même disparaître. Il avait découvert son reflet, son image, dans un grand miroir qui n’atteignait pas tout à fait le sol, de telle sorte qu’en se couchant par terre, il pouvait faire disparaître son image dans le miroir. Le fantasme est essentiellement un tempérament de la jouissance, c’est une limite apportée à la jouissance.
Pourquoi le CIEN ? Savoir donner une chance inventive
Nous savons que, dans la mise en place des discours contemporains, le discours analytique apporte du nouveau, dont nous sommes responsables. Freud indiquait d’ailleurs que la meilleure formation pour qui se charge d’éduquer un enfant était, pour soi-même, d’avoir fait une expérience de parole à même son corps ou de conversation avec d’autres pour prendre en compte qu’un enfant, comme tout parlêtre, est « sujet à la jouissance » soit, souvent, à la répétition de ce qui fait son symptôme en impasse ou son traumatisme. Freud lui-même déchiffre ses propres rêves et ne recule pas devant ses formations de l’inconscient pour inventer la psychanalyse. Sur quoi doit-on faire le pari pour séparer l’enfant de la valeur de jouissance qu’il a pour l’Autre maternel, une fois saisi qu’il s’agit de miser au-delà du père comme seul principe de séparation ? Lacan nous a invités à nous former à la logique du fantasme et ce, bien au-delà de la cure d’un enfant, dans les lieux où nous accueillons et accompagnons les enfants, au titre de les éduquer ou de les soigner. S’assoir en leur compagnie nécessite de consentir à la part indicible de leur être comme racines, ce qui produit rêve ou fantasme. C’est notre responsabilité de savoir donner une chance inventive aux enfants que nous rencontrons en faisant le pas de côté, afin de saisir ce qui du sujet reste dans la marge, évitant ainsi d’en faire un marginal sur lequel prédiquer en l’assignant à résidence. De leur position d’être en exil, des jeunes que nous disons non accompagnés ont témoigné à Jérôme Péhau et Florian Rives la nécessité pour eux de trouver des partenaires qui savent s’assoir en leur compagnie pour faire entendre un savoir inédit. La conversation est notre outil pour, avec nos partenaires, savoir-y-faire avec cette part indicible, ce trou dans le réel.
Philippe Lacadée
[1] [1] Lacan J., La Troisième, Paris, Navarin éditeur, 2021, p 28.
[2] Lacan. J. « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 528.
[3] Ibid., p. 532.
[4] Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », De la voix, Quarto, no54, juin 94, p. 49.
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