Avec Le Petit Didier [1], Didier Morville, alias Joey Starr, nous livre le récit de l’enfant qu’il aura été, « pas mal balloté », « un peu paumé », et qui parviendra malgré tout à se bricoler un monde. Très tôt dans sa vie, il se retrouve privé de sa mère par un père taiseux et autoritaire avec lequel il vivra en tête-à-tête, formant ce qu’il appelle le couple Jean et Didier Morville. Nous cheminons ainsi avec le petit Didier qui grandit au côté de ce père dont le désir, énigmatique, l’interroge : « mon père m’a voulu au point de ne pouvoir me partager ; et en même temps, il ne me parle pas, il ne semble pas m’aimer ».[2] Didier, un peu perdu, subissant « le jeu de vents contraires, vents qui soufflent dedans et dehors »[3] parvient à y faire malgré tout avec le réel, et se bricole un monde à partir du cadre que lui offre sa fenêtre – dont la fonction est admirablement mise en valeur tout au long du récit – et aussi de la matière sonore, notamment de la voix dont sa cité de Saint-Denis, avec ses hautes tours, se fait « chambre d’échos »[4] ; un monde dans lequel il prendra peu à peu place, à partir d’un « besoin puissant d’exister ».[5]
Le père et l’infans
À quatre ans, le petit Didier rencontre la solitude et le laissé-en-plan, à la suite du départ énigmatique de sa mère, événement que le père traitera par une version qui ne l’apaise pas, en lui faisant croire qu’elle est morte. Il se sent petit, à distance de tout, y compris de son père, imprévisible et peu bavard, avec lequel il se retrouve à vivre en tête à tête. Didier est souvent seul à la maison pendant que son père va et vient sans mot dire.
Les rares paroles du père qui lui reviennent sont une suite d’interdits traduisant la loi implacable qui s’abat sur l’enfant. Dans l’appartement, tous les accès sont verrouillés, sous cadenas : le téléphone dans le salon, l’armoire à biscuit, la télévision. À la façon d’un geôlier, son père garde en permanence et précieusement la clé à son trousseau. Laissé seul de longues heures dans cet appartement où tout lui est interdit, il ne lui reste que la fenêtre à partir de laquelle il pourra nourrir son imagination. Si comme le relève Éric Laurent, le père peut être pour Lacan en 1975 « celui qui n’est pas là pour faire la loi ou pour donner du sens, mais pour marquer la place de la jouissance comme viable » [6], ou, comme le dit J.-A. Miller, « celui qui ne dit pas tout » et qui « préserve la possibilité du désir et ne prétend pas recouvrir le réel »[7], le père du petit Didier incarne à la maison une version de la loi qui interdit et qui prétend tout dire, sans écart possible, ni substitution.
L’épée de Damoclès et le caillou dans la godasse
À l’absence de parole répond l’omniprésence de l’œil inquisiteur du père, que le silence fait peser de tout son poids sur Didier ; lors des repas, « il ne me regarde pas, mais il est à l’écoute de tout. Il sent si je me suis lavé les mains ou pas, si quelque chose n’est pas droit, si la mécanique n’est pas bien réglée ».[8]
Après l’école, Didier fait durer le moment passé dehors avant de rentrer chez lui, car lorsque la fenêtre va s’ouvrir « je vais voir l’œil de mon père. L’œil suffit. » [9] Le champ de vision de son père dessine le périmètre dans lequel il peut se mouvoir, hors de l’appartement : « il est hors de question que mon père se mette à la fenêtre et qu’il ne voie pas où je suis. Je suis là, je rigole, mais il y a l’épée de Damoclès ». [10]
Lorsque dans la salle de bain, son père passe des heures à se faire beau, Joey Starr rend très bien compte de l’éprouvé bizarre face à la jouissance d’un père, qui d’un coup, devient presque étranger au petit Didier : « J’observe mon père s’épiler sans comprendre. Je me dis : Mais qu’est-ce qu’il fait ? Et puis, surtout, je ne reconnais pas ce regard si dur. Quand il enlève ses lunettes, ça lui donne un air complètement différent […] Et ça me sidère. Je ne comprends pas ce qui se passe. Pas un bruit. Il est là. C’est le colosse de Rhodes. Je lui arrive pas au cuissot. Ça me fascine. Diktat naturel, charisme ». [11]
À côté de cette image de « colosse de Rhodes », le petit Didier oscille. D’un côté, il se vit comme un « caillou dans une godasse » [12], dans cet appartement qui était un petit nid pour son père « dans lequel j’avais un peu l’impression de déranger, dans lequel il ne fallait toucher à rien ».[13] De l’autre, l’enfant devenait une version à l’image de son père, « version en miniature […] mais moins réussie, dégradée ». [14] Dès que son père consent à l’emmener avec lui quelque part, sa tenue est déjà prête. « C’est une drôle d’élégance, qui voudrait me faire ressembler à lui, comme s’il me déguisait en lui, mais un cran au-dessous, bas de gamme ».[15]
Respirations
« L’air pèse lourd, entre nos murs ».[16] Pour autant, quelques moments parviennent à faire respirer le Petit Didier. C’est le cas lorsqu’il devient l’assistant du père, disc-jockey reconnu, qui trône derrière les platines vinyles en faisant danser la foule. Didier, lui, assiste : « Je veux dire : j’assiste au manège, et je suis l’assistant… ».[17]
Les compagnes du père, de passage à l’appartement, s’immiscent parfois dans ce huis-clos, sans pour autant refreiner le père : « Un jour où je me prends une rouste en rentrant de l’école, il y a une femme à la maison. Une des copines de mon père. Une blanche ».[18] Sa copine tente de s’interposer, mais rien n’y fait. Elle conseille à Didier de se sauver la prochaine fois en sautant par la fenêtre.
C’est surtout avec la rencontre du beau-père de Fred, l’un de ses amis, que le Petit Didier sentira qu’il peut être autre chose qu’un caillou dans une godasse. Monsieur Abecassis, « c’est le genre de père qui s’intéresse aux gamins ; il a un mot gentil, il nous prend au sérieux, il nous encourage. Nous, du coup, on s’y croit un peu […] mon père, quand il regarde Roland Garros à la télé, il veut que je me mette au tennis ; et quand il regarde une compétition de judo, il m’envoie au judo. Alors ça dure trois mois. Ça ne m’intéresse pas, et je mets le bazar ». [19] Monsieur Abecassis le prend sous son aile, parie sur lui pour intégrer l’équipe de foot, lui fournit une tenue, le tout à l’insu du père : « Dans mon lit je me repasse la scène. Encore et encore. Il y a le moment où on me tend le sac. Il y a le moment où j’enfile ma tenue. Magique. Et il y a le moment où j’acte. Je ne pense plus à mon père. Je suis Iron Man. En me donnant une tenue, on m’a offert une carapace ». [20] Le petit Didier se sent, pour la première fois, investi, et s’investit dans son club de foot. « Ma vie, ma famille, c’est eux […] j’ai presque l’illusion d’être adopté par des gens. Des adultes parlent en bien de moi et devant moi. J’ai l’impression d’avoir la poitrine pleine de médailles le menton vers le ciel ».[21]
L’école est aussi ce lieu qui pourrait donner un peu d’air au petit Didier. Mais le plus souvent, il ne sait pas ce qu’il fait là : « Je n’ai pas l’impression d’y aller pour moi, mais juste pour que mon père ait la paix. Pour débarrasser le plancher. Et pour qu’il me laisse tranquille ».[22] « A des capacités mais n’est pas là » [23] lui disent les instituteurs. « J’ai des lacunes. Je ne suis pas suffisamment apaisé pour apprendre des choses. Il faut être un peu au calme, pour apprendre. Or mon père et moi entretenons une relation qui n’est pas calme. Quand il s’approche de moi, j’ai souvent un mouvement de recul ». [24] Son père tient à ce que « ça rentre », les tables de multiplications sont apprises à coups de ceinture. « Je prends ce que mon père me donne. Les mathématiques dans la peau. Mnémotechnique par le choc. […] méthode qui n’a pour résultat que de me faire haïr tout chiffre. » [25]
Le père, une petite musique que l’on entend, mais que l’on n’écoute pas
Le petit Didier cherche souvent des prétextes pour sortir de chez lui et respirer, jusqu’au jour où il constate que derrière l’œil inquisiteur du père, qui surveille tout, intraitable, paradoxalement, son père ne s’intéresse pas à lui. Il part et rentre trois heures plus tard, « Il ne remarque rien. Il ne remarque rien de ce que je fais, c’est vertigineux. Il s’en fout […] C’est à se demander pourquoi je déploie tant d’énergie à inventer des histoires ».[26] Pour autant le petit Didier n’affrontera pas son père directement : « À aucun moment je ne me dresse contre lui […] quelque chose en moi m’en empêche. Ensuite, parce que j’aime ce type, je n’ai que lui. Et finalement parce que, quand j’ai passé le seuil, j’arrive de toute manière à mes fins. Alors, à un moment donné, mon père devient comme une petite musique que je n’entends plus. Ou que j’entends, mais que je n’écoute pas ».[27] Cette distinction décrit très bien la façon dont il va se passer du père, mais pas sans s’en servir, notamment à partir de la façon dont il va faire des objets voix et regard, les supports à l’invention du rappeur et de l’homme de scène qu’il est devenu.
Eclats de voix
Tout au long de son récit, il décrit très bien comment malgré la solitude et le sentiment d’être écarté par son père des choses de la vie, l’enfant restait réceptif et sensible à ce qui se donnait à voir et à entendre autour de lui. À la cité, ses oncles ou les amis de son père le rejoignent le dimanche pour bricoler et « câliner » leurs voitures, en musique : « Mes oncles et mon père parlent tous en créole, et, ne comprenant rien, c’est à l’intonation que je devine si ce qu’ils se disent est sympa ou si c’est vache. Le seul rapport que j’entretiens avec cette langue est donc dominical, et lié à ces moments virils dont je suis exclu ».[28] Un peu plus tard, le petit Didier devenu grand, participera lui aussi à faire résonner sa présence vivante dans la cité, avec ses tours qui encadrent les espaces devenus terrains de jeux et d’expérimentations pour les jeunes. « Les urbanistes ont dans la cité construit pour les gamins un vrai salon de la connerie. Sans le savoir. » [29] ; une grande butte que les enfants dévalent à vélo, à moto ou à mobylette, les gardiens qui leur courent après, les mères qui crient depuis les fenêtres des appartements et finalement la police qui déboule « toutes sirènes hurlantes ». La vie bruyante de la cité, servant de scène d’où se faire voir et se faire entendre, tranche avec l’atmosphère très silencieuse et austère de chez lui.
Se sauver, par la fenêtre
La fonction du regard est également très présente dans le récit et finement décrite. Le petit Didier, toujours sous l’œil de son père ou livré à lui-même dans l’appartement, trouve très tôt une issue via la fenêtre, à partir de laquelle il voit le monde, un monde qui l’attend. Il y acquiert « un point de vue » [30], une perspective, là où la vie avec son père n’en offre pas, bouchée par l’œil qui voit tout. Le petit Didier, par sa fenêtre, et l’observation fine de la vie du quartier, se fabrique quelques repères qui rythment sa vie, structurent son temps. Ça devient son point d’où il peut calculer son existence : « Tout ça dans ma lucarne [...] de la fenêtre, dès que je vois passer quelqu’un, quelque chose, je m’imagine des histoires. J’ai envie de vivre, le monde est vaste, et je veux en être » [31], « j’ai l’impression d’être attendu dehors ».[32]
C’est l’époque des grands chantiers qui font naître les quartiers HLM qui préoccupent tant les pouvoirs publics depuis plusieurs décennies. Le petit Didier assiste, depuis sa fenêtre, à l’élévation des tours les unes après les autres, qui poussent comme des champignons sur des terrains en friche. Son temps est rythmé par les étapes du chantier, et le petit Didier se questionne : « Chaque matin, ou tous les deux-trois matins, je me réveille et, juste devant chez moi, ça a changé […] Pendant des mois, tout change tellement que je ne comprends jamais vraiment où je suis. Mais moi, ça me passionne, de regarder ».[33]
Didier Morville deviendra Joey Starr, membre du groupe de rap NTM qui use de façon si singulière de sa voix pour se faire entendre et voir sur scène. Déjà, à l’école, les spectacles étaient la seule chose qui le rendait heureux : « dans ces moments, on oublie que toute l’année on n’a fait que de la merde. Et puis, il n’est pas rare que les premiers deviennent les derniers… on dirait qu’il y a finalement une justice dans ce bas-monde ».[34] Prenant appui de ce qu’il a vu et entendu depuis sa fenêtre, puis vécu dans son quartier, il s’en fera le porte-voix, dans une urgence à dire que le rap permet. À partir du caillou dans la godasse qu’il aura été pour son père taiseux, Joey Starr le rappeur rendra à la voix son éclat… pas sans incarner le caillou dans la godasse des pouvoirs publics.
[1] Starr J., Le Petit Didier, Robert Laffont, 2021. [2] Ibid., p. 180.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 150.
[5] Ibid., p. 180.
[6] Laurent É., « L’irréductible place du père », 2023. Texte en ligne disponible sur www.pipol11.eu
[7] Miller, J.-A., « L’orientation lacanienne. L’un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 6 avril 2011, inédit. [8] Starr J., Le Petit Didier, op. cit., p. 54. [9] Ibid., p. 46.
[10] Ibid., p. 49. [11] Ibid., pp. 27-28. [12] Ibid., p. 125. [13] Ibid., p. 14. [14] Ibid., p. 35. [15] Ibid., p. 78. [16] Ibid., p. 53. [17] Ibid., p. 99. [18] Ibid., p. 105. [19] Ibid., p. 71.
[20] Ibid., p. 76. [21] Ibid., p. 125. [22] Ibid., p. 91. [23] Ibid. [24] Ibid., p. 40. [25] Ibid., p. 39. [26] Ibid., p. 79. [27] Ibid., p. 119.
[28] Ibid., p. 130. [29] Ibid., p.150. [30] Ibid., p.20. [31] Ibid., p.50. [32] Ibid., p.51.
[33] Ibid., p.21.
[34] Ibid., p.172.
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