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Tori et Lokita - Marie-Ève Saraïs

La vie collective des hommes a ainsi été doublement fondée par la contrainte du travail liée à la nécessité, et par la force de l’amour […]

Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation

 

“ Et ça vous pouvez le décrire ?” La poétesse répond : “ je peux.”

Leïla Slimani, Ousman

 

 

Tori et Lokita, film poignant de Jean-Pierre et Luc Dardenne [1], a reçu Le prix du 75e Festival de Cannes. Ce film, diffusé en 2023 dans les salles, retrace sans fioriture, la trajectoire d’un jeune garçon et d’une adolescente, arrivés depuis l’Afrique subsaharienne, en Belgique.

 

Frère et sœur

Le film commence lorsque Lokita est interrogée à propos de son lien avec Tori, le garçon qu’elle dit être son frère. Reconnu par l’Office des Étrangers [2] comme étant un enfant sorcier persécuté dans son pays, il est autorisé à résider en Belgique. Ce n’est pas le cas de Lokita. Pour obtenir un droit d’asile en Belgique, il lui faut prouver qu’elle aussi, est en danger dans son pays, ou qu’elle a un lien de parenté avec Tori. Les questions de l’évaluatrice fusent : Comment a-t-elle retrouvé Tori à l’orphelinat ? Comment a-t-elle su que c’était son frère et qu’il s’appelait Tori, puisque c’est l’orphelinat qui l’a prénommé ainsi ? Lokita est sommée de répondre aux questions qui visent à évaluer la véracité de son récit, et qui ont pour effet un vacillement chez l’adolescente, au point que l’éducatrice qui l’accompagne, lui manifeste son inquiétude. À cet instant, elle n’a d’autre recours que de demander à la jeune fille si elle a ses médicaments – que nous supposons être des sédatifs – avec elle.  L’issue de cet entretien est déterminante pour Lokita, puisque de cette audition et des suivantes, dépend l’autorisation pour la jeune fille, de s’installer en Belgique et de concrétiser son intention de devenir aide-ménagère et de vivre avec celui qui est pour elle un frère.

 

Crises d’angoisse

Nous apprenons donc que Lokita a des « crises d’angoisse ». C’est ainsi qu’elle nomme ce qui, comme le souligne Jacques Lacan, « apparaît dans la séparation »[3]. Une première manifestation de l’angoisse a lieu lors de cette audition ; la deuxième advient lorsque, dans la chambre du foyer institutionnel qui accueille les deux enfants, Tori interroge Lokita, en prévision des questions qui pourraient lui être posées, lors d’une autre audition. Enfin, Lokita est en proie à une troisième crise d’angoisse lorsqu’elle présage qu’elle ne pourra parler à Tori pendant plusieurs jours, alors qu’elle est enfermée et isolée dans un hangar, travaillant dans une plantation de cannabis, afin d’obtenir, en échange, des papiers d’identité. Car son projet d’obtenir un titre de séjour et de s’inscrire dans une formation d’aide-ménagère, est compromis par le protocole de l’administration belge à laquelle elle a affaire. Malgré l’angoisse qui l’envahit, elle assume sa décision d’être « jardinière » dans cette ferme clandestine et lutte pour parler à Tori. Décidée, elle explique à Betim, le patron des trafiquants : « Je vais bien. Je veux juste parler à mon frère [...] C’est une crise d’angoisse. C’est pas grave [...] Il faut juste que je m’habitue à être seule … Si je pouvais parler à mon frère, ça irait mieux ». Dans son Séminaire, Jacques Lacan rappelle que Freud définit l’angoisse comme étant « un phénomène de bord, un signal qui se produit à la limite du moi quand celui-ci est menacé par quelque chose qui ne doit pas apparaître. Ceci est le a, le reste, abhorré de l’Autre »[4]. Alors interrogeons-nous un instant… Que se passe-t-il pour Lokita ? Les crises d’angoisse se déclenchent quand s’annonce le risque qu’elle soit séparée de Tori, qu’elle ne puisse plus lui parler, qu’elle soit désarrimée d’un lien puissant, qui réside dans les paroles qu’elle lui adresse, qu’il sait recevoir, et auxquelles il répond. Est-ce à ce lien social auquel elle tient, comme elle le dit si bien à Betim ?

 

Sans elle j’étais mort

« En fin de compte, il n’y a que ça, le lien social. » [5]. « Parler aux gens, faire le lien entre eux […] On ne tient pas les gens sans paroles. » [6]. Ce que soulignent J. Lacan puis J. Oury est très enseignant pour aborder ce film, car Lokita et Tori, qui participent à un réseau de vente de drogue, afin de rembourser les passeurs et d’envoyer de l’argent à la famille, ont affaire à un autre ravageant, non divisé. Lorsque Betim refuse de payer Lokita pour le travail qu’elle fournit, Tori envisage de continuer à livrer de la drogue, après ses journées de classe. Lokita lui répond en agissant malgré elle un surmoi gourmand : « C’est à moi de gagner de l’argent pour la famille. C’est à moi ! » se lamente-t-elle en se tapant la tête. Ici, « l’activité paradoxale du surmoi, telle que Freud, puis Lacan, l’ont dépeinte dans la férocité du sujet envers lui-même […] s’exerce sur les deux versants opposés de l’inhibition et de la compulsion » [7]. Puis, lorsque Tori prend soin de Lokita parce qu’elle s’est blessée, elle lui dit : « Tu es gentil Tori. Il n’y a personne comme toi ». Ces mots d’amour traduisent bien autre chose que ce qu’induit la génétique, ce à quoi se réfère l’évaluatrice dans sa fonction, qui envisage, suivant la proposition de l’avocat de Lokita, de vérifier scientifiquement un lien de parenté entre les deux enfants. Tori le dit bien lorsqu’il pose des questions incisives à la professionnelle qui mène l’entretien, qu’il souligne son incompréhension et par conséquent, nous confronte à l’absurdité d’une logique administrative quand il s’agit du un par un : « Je vous jure que c’est ma sœur. Sans elle, j’étais mort. Pourquoi moi j’ai mes papiers et elle, elle peut pas les avoir ? ». À ce propos, Marie Darrieussecq interroge un changement de vocabulaire dans le langage courant : « […] comment est-on passé de ce mot des années 1990, “sans-papiers”, une expression juste, descriptive, à ce mot de “migrant”, qui maintient les exilés en l’air, en suspens, au participe présent, quand les émigrés, au participe passé, peuvent enfin se poser ? »[8]. Mais le film met surtout l’accent sur ce lien que Tori et Lokita ont tissé dans le langage, et sur lequel ils prennent appui pour traverser des situations extrêmes.

 

Une fin qui fait place à des questions

En réponse aux interrogations de Tori, l’évaluatrice s’excuse puis s’absente, faisant valoir une réunion de travail : « J’ai une réunion, excuse-moi ». Tori quant à lui, ne lâche pas et continue à questionner : « Madame, qu’est-ce que je vais faire moi ici sans elle ? » Ce lien avec Lokita, lui offre-t-il un lieu, où il lui arrive d’être moins seul dans son exil ? Est-il question dans leur rencontre, de « Cette reconnaissance [qui] n’est rien d’autre que la façon dont le rapport dit sexuel – devenu là rapport de sujet à sujet, sujet en tant qu’il n’est que l’effet du savoir inconscient – cesse de ne pas s’écrire » [9] ? Revenons à Lokita qui, isolée dans la plantation de cannabis, souffre de ne pouvoir parler à Tori. Elle trouve des appuis dans le regard et la voix, en regardant une photo de Tori et en fredonnant une chanson qu’elle lui a chanté. Est-ce une façon de raviver des souvenirs partagés avec celui qu’elle nomme son frère qui lui manque, ainsi que « la promesse implicite [qu’il produise] […] un signe en retour [lui] permettant […] de se voir digne d’être aimé[e] » [10] ? Et puis, Tori sait y faire pour alléger les tourments de Lokita, lorsqu’elle fait part de ses impasses. Il lui redonne espoir : « On trouvera, t’inquiète pas ! » lui dit-il. Et en effet, Tori vaillant et astucieux, trouve des solutions, va chercher Lokita dans le hangar où elle est dé-tenue. Les deux enfants réussissent à s’en échapper et à se diriger vers la route qui mène à la ville. Pourtant, c’est le réel de la mort qu’ils rencontreront. Le film termine par les obsèques de Lokita et cette remarque saisissante de Tori, qui continue à lui parler : « Lokita, si tu avais eu tes papiers, tu serais devenue aide-ménagère et on aurait habité ensemble en Belgique. Maintenant t’es morte et je suis tout seul ». Est-ce que Jean-Pierre et Luc Dardenne souhaitent, en choisissant cette conclusion fatale – n’oublions pas que Tori, enfant sorcier, est dit de mauvais augure dans son pays –, nous alerter sur l’immense vulnérabilité de ces enfants ?

Comme la poétesse Anna Akhmatova évoquée par Leïla Slimani, les réalisateurs de ce film peuvent décrire un drame subjectif et social qui rappelle l’actualité, et ce que nous disent les adolescents étrangers que nous rencontrons dans les institutions et dont nous parlons dans le laboratoire « S’instruire des a-ccompagnés ». Alors comment faire réponse à chacun des jeunes que nous recevons, afin de favoriser une rencontre entre les langues, qui fasse hospitalité et point de fixation pour que chacun invente et trace sa route, en s’orientant de son désir ?

 


Marie-Ève Saraïs

 


 

[1] Dardenne J.-P. & Dardenne L., Tori et Lokita, Belgique, 2022.

[2] L’Office des Étrangers prend les décisions relatives à l’accès des étrangers sur le territoire belge.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 2004, p. 195.

[4] Ibid., pp. 140-141.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 1975, p. 51.

[6] Oury J., À quelle heure passe le train… Conversations sur la folie, Calmann-Lévy, 2003, p. 312.

[7] Lacadée Ph., Le Malentendu de l’enfant, Payot-Lausanne, 2003, p. 120.

[8] Darrieussecq M., Pas dormir, P.O.L, 2021, p. 165.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., pp. 131-132.

[10] Lacadée Ph., Le Malentendu de l’enfant, op. cit., p. 385. La citation exacte est : « […] la promesse implicite de produire un signe en retour permettant au sujet de se voir digne d’être aimé ».




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