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Théâtre et éducation [1] - Marianne Bourineau

Heinz Wismann conclut son livre Penser entre les langues par un épilogue, intitulé « Théâtre et éducation ». Il faudrait se demander comment ces deux termes peuvent se rejoindre, et, dans ce moment de clôture, plutôt que d’examiner une quelconque pratique du théâtre dans les lieux d’éducation, s’il ne s’agit pas de penser entre ces deux termes (théâtre, éducation) une nouvelle façon d’envisager la question de la transmission.

Le chapitre met en exergue une phrase de Nietzsche extraite de La Volonté de puissance : « L’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité ». C’est donc sous l’autorité de Nietzsche, et sous le signe de la vérité que nous aurons à aborder ce chapitre. Tout d’abord, cette phrase comporte un paradoxe : comment un philosophe, ami proclamé de la vérité, peut-il l’associer à l’idée de la mort ? C’est d’autant plus étonnant que Nietzsche, si l’on suit sa pensée, fait du « dire-oui à la vie [2] » dionysiaque le fil conducteur de sa généalogie.

Wismann pose donc les bases de son propos à partir de ce paradoxe nietzschéen. « La volonté de vérité, en tant que besoin de certitude, voire de sécurité, entre en conflit avec la volonté de puissance, dont elle est pourtant issue, en bloquant l’épanouissement de la vie » [3], « d’où le soupçon que la “volonté de vérité” pourrait être une “volonté cachée de mort” ». La volonté de vérité, y compris scientifique selon Nietzsche, risque de se figer en certitude, en posant des faits constitués, en adoptant sans recul ni questionnement une méthode rigoureuse, dite « sérieuse ».

Wismann met alors en parallèle deux textes de Nietzsche publiés la même année, en 1872, La Naissance de la tragédie, et ses conférences Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, car pour lui, nous dit Wismann, « le théâtre antique est comme une salle de classe ». Dans la tragédie antique, on voit se confronter deux « pulsions » : la pulsion apollinienne, qui représente le rêve, l’illusion, mais aussi l’architecture, les mots et la poésie, l’espace, et la pulsion dionysiaque représentant l’ivresse, l’élan vital qui enflamme tout, rythmé par la musique du chœur antique, le temps. Dans la tragédie, c’est la pulsion dionysiaque qui palpite et agit, emportant l’ensemble.

De même, pour rendre son énergie vitale à l’enseignement, il préconise d’y introduire le concept d’expérience, hérité de la tradition protestante, et réclamant des pédagogues « assez cultivé[s] pour porter sur [leur] culture un jugement modeste, voire méprisant » [4], il fait valoir un « retournement réflexif de la volonté de vérité sur sa propre vérité. Le passage se fait par un dessaisissement, par une distance prise à l’égard des certitudes dont on a mesuré la solidité ». Cette recherche de « vérité de la vérité » s’opère « par non-savoir, et savoir du non-savoir », et permet ainsi de dépasser le caractère mortel de la volonté de la vérité pour se fondre dans l’énergie vitale de la volonté de puissance, « dire-oui à la vie » où l’on retrouve la pulsion dionysiaque de la tragédie antique.

 

Ainsi, à l’école, l’expérience vécue, authentique de l’apprentissage ne peut avoir lieu que par le mouvement de la vie, en passant « par la fascination du non-savoir, plutôt que par la fascination du savoir » [5]. Comme au théâtre, le drame de la connaissance – dans le sens de tension dramatique – se joue tous les jours dans la salle de classe. Loin de dérouler devant un public médusé la richesse des connaissances déjà acquises selon un programme mortifère, il s’agit pour le professeur, à la fois acteur et metteur en scène, d’introduire une « tension entre le moment de la fixité du vrai et le moment du mouvement vers cette vérité établie, qui suppose qu’on s’en dépossède, parce qu’on va au-delà » [6]. Malgré le perfectionnement des manuels, rien ne remplace la dynamique de l’expérience de l’apprentissage. Sur cette scène théâtrale qu’est l’enseignement lui-même, partagé avec l’auditoire des élèves, l’enseignement du théâtre ne saurait « se réduire à la présentation du sens d’une pièce qu’on lit, au décorticage de sa structure, à son inscription dans un contexte historique. […] Au contraire, le théâtre doit contribuer à provoquer la fluidité du non-savoir ; la fluidité du désir de savoir, de ce que Platon appelait éros » [7].

De la salle de classe où se joue le « drame de la connaissance » à la scène de théâtre, où la dramatisation se fait espace et temps, Wismann évoque ensuite deux situations théâtrales où la tension dramatique, face à un auditoire, met en mouvement un processus de transformation.

Il évoque tout d’abord le théâtre de Brecht, dont il a pu voir personnellement les mises en scène au Berliner Ensemble [8] avant la chute du Mur. Brisant le quatrième mur au moyen de la distanciation, par l’adresse au public, le « jouer faux » des acteurs, leur présence dans la salle, Brecht refuse au spectateur le confort bourgeois de l’illusion référentielle et de l’identification aux personnages, créant un effet d’étrangeté et une vérité seconde, « vérité de la vérité » dirait Nietzsche. Certaines mises en scène postérieures, qui se contentent de jouer le texte de Brecht sans faire opérer ces effets de distanciation, ne remettent pas en mouvement de la même façon notre réflexion sur les évidences.

Plus récemment, Bob Wilson propose lui aussi des mises en scène qui perturbent le spectateur et le mettent à l’épreuve. Dans Madame Butterfly, « La musique de Puccini est séduisante et un peu sirupeuse ». Bob Wilson a « sauvé » cette affaire en montrant trois niveaux de dramatisation des enjeux de cet opéra. Le premier niveau est la mise en place d’une atmosphère, créée par un panneau qui reçoit des projections de couleurs, qui se déforment au rythme des violons et des violoncelles. Au deuxième niveau arrivent les personnages, ombres qui se détachent sur le panneau, et dont l’irruption provoque une perturbation suscitant l’interprétation : qui est-ce ? qu’est-ce que c’est ? L’émissaire de Butterfly se présente dans une ombre gigantesque, portant sur scène ce qui semble être un immense phallus, rappel de la tragédie antique. Le troisième niveau est atteint lorsque le personnage tourne dans un mouvement de lumière, et l’on s’aperçoit que ce n’est pas un phallus, mais un sabre de samouraï.

De surprises en réinterprétations, de niveau en niveau, Wilson, qui s’inspire là de la théorie du signe de Peirce, nous amène à « échafauder des hypothèses, à déjouer les interprétations trop faciles, à nous maintenir en mouvement ».

De la même façon, à l’école, l’enseignant compétent enracine les activités pédagogiques dans une théâtralisation du drame de la connaissance, jouant de la succession des hypothèses et des réinterprétations successives, dans une remise en question constante de la vérité première. Tel Churchill, qui, quand il faisait un discours important, se mettait à bégayer, puis déroulait son discours avec une virtuosité absolue, la prise de risque doit être théâtralement présente chez l’enseignant, donnant corps à son désir.

 

Mettre en scène le désir, c’est ce que pratique une troupe de théâtre du nom de Sfumato.

Le sfumato désigne une technique de dessin de la Renaissance, que l’on rencontre chez Léonard de Vinci, consistant à brouiller les contours, comme dans un halo de fumée. Le contexte de cette invention est celui du débat qui eut lieu à la Renaissance pour savoir si la peinture devait être platonicienne – c’est-à-dire partir du dessin et de son contour pour ajouter ensuite la couleur – ou au contraire naître du choc des couleurs qui, en se superposant, allaient créer un contour plus incertain. « Ce geste anti-académique qui donne la priorité à la démarche dynamique et repousse les limites, qui occupe l’espace progressivement, peut ne jamais s’autoriser d’un arrêt définitif qui dirait : c’est ça et pas autre chose. [9] »

Le théâtre subventionné doit produire des maquettes qui définissent au préalable les contours du spectacle, dans une logique d’échange marchand, néfaste au travail avec les comédiens. On se rapproche d’une optique « platonicienne », où l’idée précède la chose. Ce n’est pas la vision du travail théâtral de Sfumato, c’est-à-dire le contour brouillé. L’essence d’un tel théâtre, qui partirait non pas d’une idée présente avant qu’on ne la matérialise, « mais d’une sorte de mouvement qui serait initialement comme un désir […], aurait pour fil conducteur le temps plutôt que l’espace. […] On ne part pas du contour, mais d’une impulsion, qui est la vie même [10] ». Tchekhov est d’ailleurs, avec ses pièces où se traduit particulièrement « ce mouvement du désir, du vivre », l’auteur privilégié de la troupe Sfumato. S’y traduit « une esthétique de la mise en temps et en espace, d’un mouvement, d’un élan du désir qui n’aboutit pas, plus important peut-être à montrer que les mouvements qui aboutissent ».

Pour mettre en scène le surgissement d’un élan qui va vers un but qui ne pourra être atteint, il faut un travail très particulier sur l’acteur. En général, lorsque l’acteur traverse la scène, il doit aller vers quelque chose, et lorsqu’il prend la parole, celle-ci doit être efficace. L’acteur de Sfumato, lui, doit oublier qu’il va quelque part, et on lui demande de se concentrer sur le point de départ plutôt que sur le point d’arrivée. Seul l’élan initial compte. Par ailleurs, dans Les Trois Sœurs, on s’aperçoit que les affirmations les plus importantes, les plus lourdes de conséquences, sont dites dans un souffle, une fois que l’acteur a expiré. Il ne prend pas son souffle pour ensuite lancer sa réplique avec un maximum d’efficacité. On est ainsi renvoyé à ce qu’il y a de plus fort en nous, à savoir cette faiblesse initiale, ce moment où rien n’est décidé. Ainsi l’acteur, par sa technique, nous montre dans le temps réel de la représentation ce qu’il y a de plus enfoui chez nous, de l’ordre de l’élan naissant, du désir originaire.

Là où Sfumato travaille sur la représentation de l’élan, la troupe anglaise Cheek by Jowl, dans As you like it de Shakespeare, joue sur celle des virtualités. Le comédien qui joue la jeune Rosalinde est un garçon, et lorsque, de fille, il se déguise en garçon, il redevient ce qu’il est. Les limites du genre sont effacées, et tout le travail de cette troupe consiste à entretenir ce trouble, à faire en sorte que l’on soit dans l’ambivalence absolue. De plus, le jeune garçon est un jeune Noir qui ne parle pas l’anglais shakespearien, mais un peu le slang new-yorkais. Ce jeu dans les marges des codes fait exploser les certitudes et provoque une certaine jubilation chez le spectateur. Le metteur en scène, Declan Donnellan, déclare : « Quand nous commençons à travailler une pièce, nous n’avons aucune idée préconçue. On laisse faire les comédiens et on travaille à partir de leurs inventions, et progressivement, ça se met en place. » Ce travail n’est donc jamais terminé, et le spectacle continue potentiellement de changer tout le temps « à partir du surgissement, chez le comédien, des virtualités, qui sont autant de manifestations du désir [11] ».

Chez Sfumato comme pour Cheek by Jowl, « quand le comédien marche, il oublie souvent où il va. Il doit l’oublier puisque ce qui importe, ce n’est pas le point où il va, mais l’élan qui le fait aller. Cela attire l’attention sur cette espèce de pulsation de la vie qui est, je dirais, le désir même. »

Pour suivre Nietzsche, au théâtre et en tous lieux d’éducation, il nous faut donc apprendre à devenir artistes, artistes de l’oubli et du non-savoir : « oh comme nous apprenons désormais à bien oublier, à bien ne pas savoir, comme artistes ! [12] »

 



Marianne Bourineau

 

 

[1] Wismann H., Penser entre les langues, Champs essais, 2014, p. 289-308.

[2] Nietzsche F., « Pourquoi j’écris de si bons livres », « Naissance de la tragédie », 3, Ecce homo. « Le dire-oui à la vie y compris dans ses problèmes les plus étranges et les plus rudes ; le vouloir-vivre sacrifiant gaiement ses types les plus élevés à son caractère inépuisable – voilà ce que j’ai appelé dionysiaque. »

[3] Wismann H., op. cit., p. 289.

[4] Nietzsche F., cité par Wismann H., ibid., p. 292.

[5] Ibid., p. 294.

[6] Ibid., p. 295.

[7] Ibid., p. 296.

[8] Le Berliner Ensemble est le théâtre fondé par Brecht en 1949, où il a représenté ses créations.

[9] Wismann H., op. cit., p. 302.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 308.

[12] Nietzsche F., Préface au Gai Savoir, 4, 1886.




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