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Tectonique de l’autisme - Julien Borde

Je reçois Rudy, dix-sept ans, en atelier numérique depuis un peu plus d’un an, et je constate à quel point il se passe très bien de moi. « Tu peux me laisser tranquille, s’il te plaît ? » est la formule qu’il m’adresse une fois qu’il s’installe devant son écran. Sympathique, il consent cependant à ce que je prenne place à ses côtés, à la condition que je me fasse discret et que je laisse mes questions de côté.

L'identité de Rudy apparaît floue et la moindre conversation impliquant plusieurs locuteurs met en évidence sa grande confusion dans l'attribution des énoncés. D'autre part, travailler avec Rudy exige d’accepter le retour du même, sans dialectique et sans signification, dans une itération qui pourrait sembler immuable. Néanmoins, au fil du temps, l’évolution de ses centres d’intérêt indique un travail de recherche minutieux produisant des évolutions dans son rapport aux autres, au langage et au monde.

 

Ouvertures / fermetures

Rudy ouvre, tour à tour, Google Chrome, Firefox et Edge. Consciencieusement, il opère à toute vitesse de subtils réglages dans les paramètres de ces navigateurs internet. Il coche des cases pour empêcher le suivi publicitaire, enclenche le mode privé, efface l’historique et les données de navigation. Il paramètre son navigateur à la manière d’un marin qui scelle les fissures de son navire pour en assurer l’imperméabilité. Tout cela dure un certain temps et constitue un rituel de démarrage auquel il ne déroge jamais.

Parfois, je peux l’observer reculer un peu sa chaise, former un cadre avec ses mains et y faire passer un regard dirigé vers l’écran à la manière d’un Kubrick, en repérage sur son plateau de tournage. La redondance entre le bord de l’écran et le cadre formé par ses mains semble indiquer un travail de cadrage de l’objet regard. YouTube constitue à la fois son terrain de recherche et la fenêtre par laquelle il observe le monde.

L’atelier vise, dans un premier temps, à s’enseigner de la manière dont Rudy use de son objet YouTube comme « catalyseur » de son monde pour que puisse s’élaborer progressivement, de proche en proche, un lien à l’Autre.

Avec Rudy, un temps conséquent est donc nécessaire pour qu’on puisse lire ce qui se joue dans l’atelier, saisir l’usage qu’il fait de YouTube, pour pouvoir ensuite déterminer comment se faire partenaire de son travail d’élaboration. Cela exige de supporter une certaine routine, tout en restant suffisamment vigilant pour être à même d’attraper quelque chose qui puisse faire événement.

 

Je vous propose une série de quatre séquences qui s’étalent sur environ un an et demi et qui permettent, me semble-t-il, d’attraper ce à quoi Rudy est au travail dans l’atelier numérique.

 

Séquence 1 : le dis-pute

Rudy va chercher des extraits de vidéos issues de séries télévisées africaines. Il passe en boucle les moments où les personnages se disputent et s’adressent des invectives. Le plaisir, au rendez-vous dans la répétition des visionnages, n’est pas sans autre puisqu’il me prend immédiatement à témoin : « Hey ! Julien ! Tu as vu, ils se disputent ! » (ils se disent pute). Rudy prélève, pas sans une certaine gourmandise, les formules qui retiennent son intérêt : « Espèce de sorcière ! » – « Fripouille ! » – « Association de malfaiteurs ». Il se les répète doucement, comme en écho à lui-même.

D’autres fois, il visionne des vidéos de Jojo Bernard dont l’intérêt principal semble être la facilité avec laquelle le personnage principal profère des gros mots avec un accent un peu forcé. Ce qui frappe l’observateur est l’effet de l’impact de ces signifiants sur le corps du garçon couplé à l’impératif d’une pure itération : il pourrait rester des heures à observer les gens qui se disent pute dans une solitude que rien ne peut venir troubler.

Mais me voilà à nouveau pris à témoin : « Hey ! Julien ! Il a dit pute ! ». Je lui propose de concevoir un tableau dans lequel nous allons pouvoir comptabiliser les gros mots. Il accepte et notre petite comptabilité dure ainsi plusieurs semaines. Les gros mots de Jojo sont extraits, comptés puis inscrits dans un registre. Le passage à l'écriture favorise la réduction des équivoques langagières et provoque parfois de petites conversations.

 

Séquence 2 : l’alarme un sans dit

Rudy trouve une vidéo dans laquelle retentit le son d’une alarme à incendie. Pendant plusieurs semaines, il semble se délecter des effets que provoque ce son strident sur son entourage. « Ça fait quoi ? » demande-t-il à son camarade qui s’exaspère de ce bruit. D’ordinaire si éloigné de nous, le voilà qui piste la moindre de nos réactions au retentissement de l’alarme. Dans une dynamique transitiviste, Rudy se saisit des signifiants que produit chez ses pairs sa petite entreprise de provocation. « Oui, ça fait peur » me répond-il lorsque je lui demande s’il a lui-même entendu retentir ce son. « Peur » est le signifiant dont il va ensuite user pour qualifier les images qu’il me présentera. Il trouve ainsi une scène dans laquelle une jeune fille hurle de peur à la vue d’une poupée. Un dossier informatique est créé dans lequel nous archivons « les sons qui font peur » qu'il glanera par la suite sur le net.

 

Séquence 3 : retour dans le corps du vibratoire vocal

Les mois qui suivent sont consacrés au visionnage de clip de musique malgache, pays dont est originaire Rudy. L’ensemble de ces clips présente des caractéristiques similaires : ils semblent tous issus d’une conversion VHS de mauvaise qualité et mettent toujours en scène un groupe de jeunes gens qui dansent dans les faubourgs de petits villages. Je note une ressemblance physique entre ces jeunes et Rudy. De son côté, il ne dit rien de ces vidéos mais m’adresse un « tu connais ? » en pointant du doigt le nom du morceau.

Son usage singulier du lecteur de YouTube met en lumière sa manière d’élaborer un instrument complexe à partir de l’interface informatique et de la table sur laquelle celui-ci repose. Ainsi, Rudy augmente systématiquement d’une fois et demie la vitesse de lecture du clip. Il colle ensuite son oreille sur la table qui se fait alors caisse de résonance des vibrations musicales. La mise en œuvre de cet appareillage est pour lui l’occasion de créer des circuits et de domestiquer peu à peu la jouissance qui traverse son corps. Dès lors, la nature de son travail semble s’éclaircir : il s’agit de trouver, dans le contrôle de la vitesse de lecture, la position précise où la modulation sonore va faire entrer son corps en résonance.

 

Séquence 4 : les feux de l’amour

Pendant quelques semaines, le petit groupe reçoit une jeune stagiaire éducatrice. Lorsque je m’approche de lui, je suis surpris de voir Rudy faire mine de cacher son écran. Plus tard, je me rends compte qu’il visionne des extraits de la série télévisée Les Feux de l’amour.

 

Tectonique de l’autisme

L’orientation prônée par la psychanalyse nous invite à « écouter les autistes » [1] et donc à considérer les objets avec lesquels ils présentent des affinités comme des appuis plutôt que des entraves à leur développement. 

Ces intérêts, aussi restreints soient-ils au premier abord, sont à soutenir. Rudy démontre bien comment, de proche en proche, il est possible de travailler à son ouverture vers d’autres intérêts, toujours en lien avec ses affinités premières.

 



Julien Borde

 

 

[1] Maleval, J.-C., Écoutez les autistes !, Navarin, Paris, 2012.




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