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Sidérations - Virginie Leblanc-Roïc

« E.G. — Qu’est-ce qui ne va pas aujourd’hui chez l’homme ? »

« J. L. — Il y a cette grande fatigue de vivre comme résultat de la course au progrès. »



Cette réponse de Lacan à la journaliste Emilia Granzotto pour le journal Panorama[1], à Rome, le 21 novembre 1974, semble résumer en une formule saisissante ce que chacune et chacun d’entre nous ne peut manquer d’entendre de la bouche de ses analysants, sur les écrans des smartphones qui vibrent seconde après seconde des soubresauts du monde, ou dans les rues des villes françaises par exemple, ces derniers temps, où l’on a entendu marteler un désir d’autre chose que la course au progrès sous la forme du travailler plus, et la revendication d’un autre modèle de civilisation. Dire que ces mots de Lacan sur notre actuel malaise, cette grande fatigue de vivre comme résultat de la course au progrès, n’ont pas pris une ride, serait-ce faire de lui un prophète ? [2]


Lacan ajoute et avance de manière surprenante : « Je ne suis pas pessimiste. Il n’arrivera rien. Pour la simple raison que l’homme est un bon à rien, même pas capable de se détruire. » Doit-on considérer qu’il s’agit d’un changement par rapport à ce que dit Freud dans les années trente et son Malaise dans la civilisation ?


Le signifiant « déboussolé » a été employé il y a longtemps déjà, plus de dix ans par Jacques-Alain Miller dans sa célèbre intervention « Une fantaisie » [3], où il explicite l’expression de Lacan (1970, « Radiophonie ») sur « la montée de l’objet a au zénith social ». Il y évoque le « déboussolement généralisé » et y formule que « les sujets contemporains, postmodernes, voire hypermodernes, sont … des desamparados, des déboussolés » [4]. « Désemparés » désigne bien cette incertitude généralisée. Selon lui, ce déboussolement remonte à l’ébranlement de la « morale civilisée », par la modernité, mouvement auquel la psychanalyse a largement contribué. Dès que Freud se met à l’écoute des sujets hystériques, c’est déjà une certaine forme de remise en question du patriarcat. Cette « morale civilisée » est celle du Père, celle de la répression des pulsions au nom de la Civilisation, celle du surmoi et de la culpabilité. La tyrannie d’aujourd’hui serait plutôt celle de la gourmandise du surmoi [5], dans sa version Jouis ! Consomme !


Ce dévoilement des semblants n’entraîne-t-il pas en effet le risque que cette lucidité fasse tomber dans la mélancolie ? Dans Deuil et mélancolie [6], Freud a bien mis en évidence à quel point la lucidité est le trait du sujet mélancolique, qui a vu de trop près la vérité, le réel n’étant pas suffisamment voilé. Une figure de la lucidité crue, Greta Thunberg, a embarqué à sa suite des milliers de jeunes, pour faire honte à la génération de leurs parents et aux dirigeants qui, selon eux, ne font rien de tangible pour « sauver la planète ». Un double de cette jeune fille se trouve dans le roman contemporain Sidérations du romancier américain Richard Powers [7]. Le livre fait le portrait d’un enfant qui serait le double de Greta, qui partage avec elle son autisme, donc un certain rapport à une lucidité pointue qui va droit à l’affaire sans s’embarrasser des semblants.


Un couple père-fils à l’époque de « l’évaporation du père »


Sidérations, c’est le titre du dernier récit de l’immense écrivain américain Richard Powers, connu pour ses romans-mondes polyphoniques, où il entremêle les destins individuels de ses personnages à l’histoire collective américaine. Ici, il resserre la focale autour d’un couple en crise dans un monde en crise. Ce couple, c’est celui d’un père et de son fils, qui doivent affronter la disparition de celle qui rendait possible la joie au quotidien, Alyssa, la mère de l’enfant.


Ce monde, c’est le nôtre, mais pas tout à fait : par une légère distorsion fictionnelle, Powers amplifie et condense notre malaise dans la civilisation, en accélérant en quelque sorte les phénomènes auxquels nous sommes confrontés ces dernières années, crises à répétitions de gouvernements de type trumpiste, multiplication des pandémies et des accidents climatiques. On sait d’ailleurs à quel point Lacan prenait au sérieux la science-fiction comme art possible du dévoilement des impasses de la croyance dans le progrès scientifique.


Et justement : Théo, le père, est astrophysicien, explorateur des confins de l’univers à la recherche de nouvelles planètes, il est un père démuni, un père de l’époque de « l’évaporation du père » [8], démuni face aux questions de son fils, Robin qui, à neuf ans, est en passe d’être exclu de l’école au motif qu’il est incapable de s’extraire des intérêts très spécifiques qu’il a développés – pour les espèces animales en voie de disparition en particulier qu’il passe son temps à dessiner.


Dans le récit, il y a différents niveaux de sidérations (« bewilderment », en anglais, signifie aussi bien la sidération que la perplexité) auxquels ont affaire le père et le fils mais qui ne sont pas sans concerner le lecteur, ce qui fait la puissance et la profondeur de cet ouvrage, puisqu’au fond, la sidération est autant intime que collective, politique, et pour R. Powers, c’est la fonction du romancier que de la dévoiler.


La première sidération, celle du père


La première sidération est bien celle du père qui ne parvenant pas à surmonter la perte de sa femme, ne parvient pas non plus à trouver les mots pour faire entendre et soutenir la singularité de son fils dans un monde qu’il ne reconnaît plus. Son désir est littéralement en panne… à cet égard, le choix du titre et l’empan qu’il dévoile est très fort, car étymologiquement, désirer, c’est cesser de contempler l’étoile (sidera), de regretter son absence, soit faire avec la perte. Or, précisément, Théo est astrophysicien, et la seule consolation qu’il offre à son fils réside dans leur rituel de coucher, où ils passent des heures à imaginer la vie sur des planètes fictives : occasion de pages d’une beauté saisissante à cause de la langue si poétique de Powers, mais surtout du fait de la contingence du surgissement de la vie dans les lieux les plus improbables et les conditions les plus hostiles.


Mais, fasciné par sa quête, Théo ne parvient pas à affronter la perplexité – disons structurelle – de Robin, qui se mue là aussi chez l’enfant en sidération devant le fait qu’autour de lui, personne ne semble se préoccuper plus que cela de cette sixième extinction de masse, la perte irréversible de la biodiversité du monde sauvage, pour reprendre le wild du bewilderment, due aux conséquences du réchauffement climatique contre laquelle la mère se battait.


La sidération du fils au-delà de l’usage des semblants


Cette sidération, c’est donc aussi et surtout celle du fils, la lucidité d’un enfant qui ne fait pas usage des semblants qui fondent notre rapport au monde et peuvent permettre parfois d’en supporter la crudité. Robin se révèle au fond comme une sorte de double fictif de la jeune militante Greta Thunberg (qui a d’ailleurs pu dire à quel point son autisme avait été un appui pour se lancer dans la lutte pour le climat), Greta, que Robin aperçoit d’ailleurs à la télévision avec soulagement en s’exclamant : « elle est comme moi ».


L’invention du fils


Il fait de très beaux tableaux. Pour contribuer à la cause des associations de défense, il veut gagner de l’argent. Il part à l’école, plein d’espoir, pour vendre ses tableaux à ses camarades, mais il se fait insulter, et dépouiller de son argent. Tout le monde se moque de lui : « Donne-moi une de tes peintures, comme ça, ça me fera un souvenir de toi quand tu auras disparu. » À la question du père sur la réaction de l’enseignante, Robin répond : « Elle m’a donné un blâme, elle a dit c’est interdit par le règlement de vendre des trucs dans l’enceinte de l’école, et que je devrais le savoir […]. Je roulais sans rien dire. Je ne voyais pas d’argument qui puisse l’aider. J’en avais fini avec les humains [celui qui parle c’est le père] […]. Un soir, la chaîne d’info que je trouvais la moins suspecte délaissa la crise constitutionnelle déclinante pour une interview avec l’ado de quatorze ans la plus célèbre du monde. L’activiste Inga Alder avait lancé une nouvelle campagne, en se rendant à vélo de chez elle, près de Zurich, jusqu’à Bruxelles. En chemin, elle recruta une armée de cyclistes adolescents pour aller avec elle faire honte au Conseil de l’Union européenne. Le journaliste lui demanda combien de cyclistes s’étaient joints à sa caravane. Miss Alder fronça les sourcils en quête d’une précision qu’elle ne pouvait fournir. « Leur nombre change tous les jours. Mais aujourd’hui nous sommes plus de dix mille. Le journaliste demanda : “Mais ils ne vont pas à l’école ? Ils ne sont pas censés être en classe ?” La jeune fille au visage ovale et aux couettes serrées imita un bruit de pet […]. “Ma maison est en feu. Et vous voulez que j’attende la fin des cours avant de rentrer l’éteindre ? […] Elle est comme moi papa”. »


La mélancolie du père et la remise des clés de l’humanité à l’enfant


« Je ne voyais pas d’arguments pour l’aider, j’en avais fini avec les humains », pense le père qui se mure alors dans le silence. Il y a quelque chose chez le père de l’ordre de la mélancolie, les semblants sont trop dévoilés pour lui. Ce n’est pas étonnant que ce soit dans ce moment que l’enfant lui-même devient ou représente est un de ces objets a de la civilisation : l’enfant comme un objet de réussite, objet narcissique, ou aussi bien comme enfant-roi.


On retrouve ici ce changement de paradigme majeur : on remet les clés de l’humanité à l’enfant. Cela va évidemment mal se terminer, en tout cas dans le livre, où Robin apparaît comme une figure du sacrifice, avec le scientifique qui angoisse, mais est lui-même sidéré et se perd dans les neurones de la machine qui lui permet de retrouver virtuellement son fils, faute de savoir se séparer (pousse-au-sacrifice du fils)


Tout se passe comme si Powers nous montrait à quel désastre mène la position du père qui mise sur la science sans assumer sa jouissance et sa part de responsabilité dans l’affaire. Comment s’extraire de la sidération, de la fascination pour la science alors même que ce sont ses effets dans la civilisation qui sont responsables d’une certaine façon de la sidération précisément ?


Comment s’extraire de la fascination pour la science ?


C’est la question que pose Éric Laurent, et la thèse extrêmement forte qu’il développe dans son dernier article, « L’angoisse du savant et son symptôme écologique » [9]Il revient ainsi sur cette évocation de Lacan de l’angoisse du scientifique, sa mention la plus connue figurant dans cet entretien pour Panorama que j’ai déjà cité :

E. G. — « Quel rapport y a-t-il aujourd’hui entre la science et la psychanalyse ? ».

J. L. — « Pour moi l’unique science vraie, sérieuse, à suivre, c’est la science-fiction. L’autre, celle qui est officielle, qui a ses autels dans les laboratoires, avance à tâtons sans but et elle commence même à avoir peur de son ombre. Il semble que soit arrivé aussi pour les scientifiques le moment de l’angoisse. Dans leurs laboratoires aseptisés, revêtus de leurs blouses amidonnées, ces vieux enfants qui jouent avec des choses inconnues, manipulant des appareils toujours plus compliqués, et inventant des formules toujours plus abstruses, commencent à se demander ce qui pourra survenir demain et ce que finiront par apporter ces recherches toujours nouvelles. Enfin, dirai-je, et si c’était trop tard ? On les appelle biologistes, physiciens, chimistes, pour moi ce sont des fous. »


Désir de savoir et passion de la science


Cette folie, dont nous pouvons mesurer à l’heure actuelle la portée, avec les images également que nous avons de ces scientifiques qui se révoltent justement, désobéissent et mènent des actions spectaculaires pour qu’on entende enfin ce qu’ils tentent de dire de leurs découvertes sur les conséquences du réchauffement climatique depuis des années, Éric Laurent la relie à la distinction opérée par Lacan entre désir de savoir et passion du savant : si Freud faisait de la science un idéal, idéal de vérité à atteindre pour la psychanalyse, la figure du savant se donnant comme un incontestable aboutissement de la civilisation, Lacan, comme nous le rappelle É. Laurent écrit dans les années trente, « […] après la boucherie de la Première Guerre mondiale et au moment où se prépare la seconde, se lève le voile sur la partie ignorée par Freud et qui est l’envers de la quête de vérité, à savoir la position du savant ».


Lacan n’aura donc de cesse de questionner non la psychologie du savant, mais bien plutôt sa position, non comme idéal, mais comme figure du désir, figure qui s’est réfugiée dans la passion, comme le dit Lacan dans L’Éthique, en juillet 1960, dans cette phrase qui fait véritablement boussole sur bien des interrogations contemporaines : « Le désir de l’homme, longuement tâté, anesthésié, endormi par les moralistes, domestiqué par des éducateurs, trahi par les académies, s’est tout simplement réfugié, refoulé, dans la passion la plus subtile, et aussi la plus aveugle, comme nous le montre l’histoire d’Œdipe, la passion du savoir. C’est celle-là qui est en train de mener son train qui n’a pas dit son dernier mot. »


Le désir de savoir et la crise d’angoisse : Un nouvel usage du Nom-du-père


« Ainsi le désir de savoir tel que la psychanalyse le distingue de la passion du savoir en ceci qu’il ne doit pas méconnaître les conséquences de son action » (É. Laurent). Ainsi mis au service du maître, dans ce contexte de montée au zénith de la science alliée au capitalisme, le savant, désinhibé, désincarné, coupé de sa responsabilité subjective, pourrait être le symbole du sujet de la science, coupé de son corps, coupé de l’angoisse qui peut accompagner le savoir, désarrimé du discours, dans une quête de savoir illimitée.

Comment réarrimer la science au discours, quand le sujet de la science est coupé de ses déterminations signifiantes, forcluant le trauma affectant le corps, excluant la jouissance de ses recherches ? Voilà pourquoi, s’orientant des crises d’angoisse qui ont pu saisir les physiciens qui mirent au point la bombe atomique, comme Robert Oppenheimer, en passant par celles de biologistes devant la production de bactéries inarrêtables jusqu’aux scientifiques qui aujourd’hui mènent des actions spectaculaires et s’engagent, mus par leur angoisse, c’est-à-dire leur responsabilité, Éric Laurent redonne toutes ses lettres de noblesse à la crise d’angoisse comme productrice d’interdit – « comme le montre la logique de la phobie » –, réponse à l’envahissement du Petit Hans par exemple, constitution d’un bord qui circonscrit via la mise en forme, signifiante, d’un objet d’abord irreprésentable.


Ne pourrait-on s’orienter alors d’une telle angoisse, celle des savants qui « appelle à un débat public sur la place de la science dans notre monde », celle de nos analysants, la nôtre aussi bien, comme possibilité de viser la séparation sans la ségrégation, ou une ségrégation interne disons, ou extime [10] ? Ou pour citer É. Laurent : « plutôt que la méconnaissance et le rejet de ce point d’horreur rencontré, l’angoisse, si elle est constituante, peut-être l’aiguillon qui ouvre un monde clos ».


Voilà en quoi il est sans doute possible de s’orienter non de la boussole du Nom-du-Père symbolique (ce n’est pas un hasard sans doute si la fin du Séminaire x L’Angoisse [11] était censée ouvrir à la pluralisation des noms du père, Séminaire que Lacan ne tiendra jamais), mais boussole de l’angoisse comme productrice, constituante, un usage donc, qu’on peut rapprocher de cet usage que Lacan nous invite à faire du Nom-du-Père, « s’en passer, mais pour s’en servir » [12], dans ce moment civilisationnel de dévoilement des semblants et de mise au jour du réel hors sens qui est notre lot quotidien, comme analystes, mais aussi comme analystes-citoyens.



[1] Interview de Jacques Lacan par Emilia Granzotto, Panorama (Journal en Italien), Rome, le 21 novembre 1974.

[2] Le Pari de la Conversation remercie Virginie Leblanc de nous avoir permis d’extraire ce passage de son exposé présenté à Lausanne lors d’une journée sur La pulsion de mort à vif, organisée par la NLS, avec François Ansermet, Philippe Lacadée et Sandra Cisternas.

[3] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n° 15, février 2005, p. 9-27, disponible sur internet : http://2012.congresoamp.com/fr/template.php ?file=Textos/Conferencia-de-Jacques-Alain-Miller-en-Comandatuba.html.

[4] Ibid., p. 9.

[5] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 530. Voir aussi « La gourmandise du surmoi », La Lettre mensuelle, n° 135, Paris, École de la Cause freudienne, janvier 1995.

[6] Freud, S., Deuil et mélancolie (1917), Paris, PB Payot, 2013.

[7] Powers R., Sidérations, Arles, Actes Sud, 2021 : https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature-etrangere/siderations .

[8] Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n° 89, mars 2015, p. 8. Réponse à Michel de Certeau.

[9] Laurent É., « L’angoisse du savant et son symptôme écologique » in Mental, n° 46, novembre 2022.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’Éthique de la psychanalyse (1959-1960), Seuil, 1986.

[11] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse (1962-1963), Seuil, 2004.

[12] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 145.






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