Sauver la langue - Marianne Bourineau
- Marianne Bourineau
- 15 juin
- 17 min de lecture
Une lecture de deux ouvrages d’Olivier Mannoni : Traduire Hitler, et Coulée brune
En 2021, est paru chez Fayard une traduction du livre monstre Mein Kampf, sous le titre Historiciser le mal, qui « propose une analyse critique, une mise en contexte, une déconstruction, ligne par ligne, de Mein Kampf, une des sources malheureusement fondamentales pour comprendre l’histoire du xxe siècle. » [1] Cette traduction a été menée par Olivier Mannoni, qui a ensuite travaillé avec une équipe d’historiens, tous spécialistes du nazisme, de la Shoah et de l’histoire des Juifs. Dans ses deux livres, Traduire Hitler [2] et Coulée brune [3], il revient sur l’expérience éprouvante de cette traduction. Elle lui aura permis de lire, en interrogeant la fonction du langage, dans la confusion généralisée du discours politique actuel, aux sources de ce qu’on appelle aujourd’hui le complotisme, les remugles nauséabonds et à peine voilés de ce texte auquel il a consacré une dizaine d’années de sa vie de traducteur.
Traduire Hitler
En 2013, Olivier Mannoni accepte la proposition des Éditions Fayard de retraduire Mein Kampf, « le pavé de Hitler, sept cents pages que je savais exécrables » [4]. La première édition française aux Nouvelles Éditions Latines datait de 1934, et répondait aux normes de l’époque : « lisibilité et fluidité. Deux principes en soi respectables, si ce n’est que l’original est rigoureusement illisible. […] La traduction gomme l’illisible […] et rend mal la balourdise des passages pleins d’élan. » Le traducteur a donc accepté ce défi, « sous réserve des conditions habituelles que j’exige pour ce genre de travaux : pas de publication “brute” du texte source, mais un accompagnement par un appareil critique solide établi par des historiens » [5]. C’est cet objet, ce livre de haine, « fétiche maléfique », que le traducteur allait devoir manier au cours des années suivantes.
En 2007, le traducteur s’était déjà confronté au « flot brun » des textes nazis, comme la traduction du tome III du Journal de Goebbels, dans un « long corps à corps avec un premier texte tordu, indigeste, vicieux, marqué par des tics de langage récurrents et des manies linguistiques insupportables » [6]. Le ton y est parfois emphatique jusqu’au grotesque, comme ses envolées énamourées sur le Führer : « Le Führer a belle allure, et il semble bien se porter » ; « Le Führer est merveilleux. Chaque conversation avec lui est une nouvelle source d’énergie » [7]. Ce qui frappe également dans ces textes-sources, c’est la permanence d’un langage crypté, que l’on retrouve par exemple dans la correspondance de Himmler avec son épouse, où le mot « décent » apparaît de façon obsessionnelle. « Le comportement de Himmler est cohérent. Il agit de façon méticuleuse et correcte. Il est criminel par conviction et morale. “Nous, Allemands qui sommes les seuls au monde à avoir une attitude honnête envers l’animal, nous aurons aussi une attitude décente envers ces animaux humains”. […] La traduction des sources, pour ce qui concerne les acteurs criminels du nazisme, est toujours un cheminement malsain entre des monuments de banalité, d’insanité, de violence, de non-dit. » [8]
Après deux années de travail sur la traduction de Mein Kampf, Olivier Mannoni rencontre l’équipe d’historiens qui participeront à l’élaboration d’Historiciser le mal. Florent Brayard, notamment, lui demande alors de retravailler le texte : « je vais devoir le remonter de telle sorte que le livre soit exactement dans l’état, si j’ose dire, où Hitler l’avait laissé en 1925 : bourbeux, criblé de fautes et de répétitions, souvent illisible, doté d’une syntaxe hasardeuse et truffé de tournures obsessionnelles. » [9] « Ne plus traduire, transcrire. Re-hitlériser Mein Kampf. » [10] La longue descente dans ce « bourbier » prendra encore huit années au traducteur, qui en sortira exsangue, « le dos cassé ».
En trente ans, depuis les premiers textes de la Révolution conservatrice jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale et la chute du nazisme, les nazis « avaient démembré et disloqué la langue allemande, qui s’appuyait pourtant sur un immense capital culturel et littéraire » [11] Victor Klemperer dans LTI – « le texte fondamental pour quiconque veut comprendre ce qu’a été l’usage de la langue par le nazisme » [12] explique : « La domination absolue qu’exerçait la norme linguistique de cette petite minorité, voire de ce seul homme, s’étendit sur l’ensemble de l’aire linguistique allemande […] tout en elle était discours, tout devait être harangue, sommation, galvanisation. […] Le style obligatoire pour tout le monde était donc celui de l’agitateur charlatanesque. » [13] Après la fin de la guerre, nombreux sont les écrivains allemands qui feront vœu de restituer à cette langue sa pureté et sa noblesse. Ainsi, Elias Canetti déclare-t-il : « Je veux conserver en moi, en tant que Juif, ce qui reste d’un pays dévasté de toutes les manières possibles. Le sort de ses fils est aussi le mien, mais j’apporte aussi un héritage à l’humanité tout entière. Je veux rendre à la langue ce que je lui dois. » [14]
Les nazis ont été très inventifs en termes de communication. C’est Goebbels qui, « à compter des années 1934-1935, a ordonné aux distributeurs de réduire au strict minimum les discours politiques à la radio et les films d’exaltation nazie au cinéma. C’est lui qui, le premier, a compris que pour embrigader le peuple, une bonne guimauve valait mieux qu’un long discours et a fait produire à la chaîne de mièvres bluettes vibrantes d’optimisme. » [15] De même, la « petite phrase » sous sa forme moderne, doit beaucoup aux nazis. « L’idée que la véhémence oratoire coupée de tout contexte logique, l’appel aux émotions les plus primitives […] fut mise en œuvre par les nazis de manière systématique. […] “À l’époque, écrit Hitler en 1924, j’ai adopté ce point de vue : peu importe qu’ils se moquent de nous ou qu’ils nous injurient, qu’ils nous accusent d’être des pitres ou des criminels ; l’essentiel est qu’ils parlent de nous […] Ce que nous sommes réellement, ce que nous voulons réellement, nous le montrerons bien un beau jour à la meute juive de la presse. » [16] De même, Himmler a beaucoup fait pour la transformation de la langue administrative allemande en un langage crypté. Ainsi, après l’incendie du Reichstag, les opposants politiques ont fait l’objet d’une mesure d’envoi systématique en camp de concentration dans le cadre de la Schutzhaft, la « détention de protection », terme dont Hitler et ses sbires feront un mot passe-partout en jouant sur l’ambiguïté. « Il n’en montre pas moins comment les nazis surent manier les ressources du langage pour dissimuler d’abord leurs intentions puis leurs crimes. » [17] « L’usage de l’euphémisme, du détournement de termes courants, de la création de mots polysémiques, tout cela permit de cacher longtemps au monde et à une partie de la population allemande le massacre que perpétrait le pouvoir nazi en Europe. » [18] Ainsi, dans un discours aux Gruppenführer de la ss, Himmler parle de « l’évacuation des Juifs », soit « l’une de ces expressions utilisées pour camoufler la déportation des Juifs européens, puis leur extermination dans les camps situés en Pologne occupée » [19]. Ce jour-là, il déclare aussi : « le peuple juif sera éradiqué ». Il reconnaît aussi l’extermination en expliquant qu’ils ont “tué un bacille”, recourant à ce langage hygiéniste et médical que les nazis affectionnaient tant. » [20]
À partir de l’analyse d’une phrase prélevée dans le chapitre II, 9, Olivier Mannoni fait la démonstration que « la structure syntaxique aberrante, récurrente à outrance dans la totalité des sept cents pages de Mein Kampf, est systématiquement mise au service d’une pensée perverse. » [21] Les phrases n’ont aucun sens. « Mais Hitler n’en a cure, il s’agit ici de démontrer une thèse, d’étayer la “réalité alternative” qui peut servir sa cause [La revendication d’une terre d’accueil pour les Juifs serait une ruse diabolique pour que les Allemands croient qu’ils n’ont plus rien à « craindre »] – et tous les moyens rhétoriques sont bons pour y parvenir, comme le glissement du “peuple” à la “race” que permet assez facilement la polysémie du mot Volk. […] L’accumulation de phrases d’une lourdeur excessive, les glissements sémantiques discrets sautent aux yeux dès qu’on examine le texte. Sa complexité syntaxique et grammaticale donne l’impression d’une profondeur, mais ce n’est qu’un fatras déferlant telle une avalanche sur un lecteur qu’il s’agit d’assommer. » [22] Une des singularités de Mein Kampf est également « la fréquence avec laquelle l’auteur inverse la polarité des mots. Des termes aussi négatifs qu’“impitoyable” ou “implacable” [rücksichtlos] “brutal” et surtout “fanatique” se trouvent employés dans un sens résolument positif. Comme on le sait, le philologue Victor Klemperer a fait de ce type d’inversions une caractéristique fondamentale du langage nazi dans son fameux ouvrage LTI, la langue du iiie Reich » [23] Le chapitre qu’il consacre à l’éducation « transpire le dégoût du savoir, de la connaissance et des enseignants, et en appelle à l‘éducation physique des jeunes guerriers […] il s’agit, en quelque sorte, de produire des cerveaux disponibles pour la haine et des corps prêts à mourir pour la patrie » [24]
Dans la dernière partie de son ouvrage, Olivier Mannoni évoque les « échos lugubres » de cette période, qui retentissent dans des phénomènes que l’on connaît en France depuis la fin des années 1990 – « la remontée des égouts de l’histoire » [25]. Il y reviendra de façon plus approfondie dans son ouvrage suivant.
Coulée brune
Dans ce livre, paru quelques semaines avant l’élection de Donald Trump, Olivier Mannoni, qui a traduit le texte d’un des plus grands usurpateurs de l’histoire du xxe siècle, s’est mis à écouter autrement le langage politique, nous donnant ainsi des nouvelles du logos dans nos sociétés contemporaines. En cette année 2024, il ressent comme un cauchemar la montée des mouvements fascisants dans le monde : Trump ; Milei en Argentine, Meloni en Italie, la percée de l’AfD en Allemagne, la victoire de l’extrême droite en France aux élections européennes du mois de juin ; hors d’Europe, la constitution d’un axe des pires dictatures du moment, notamment Téhéran, Pékin, Moscou et Pyongyang. « En Russie comme aux États-Unis, des idéologues spécialistes de la manipulation du langage œuvrent à réactiver le langage politique de l’ancien ennemi commun, l’Allemagne nazie. » [26] Cette avancée est d’autant plus insidieuse qu’elle est soutenue par le développement des réseaux sociaux depuis le début des années 2000, qui « ont joué un rôle considérable dans la dégradation du langage que nous connaissons aujourd’hui. Conçus comme des instruments de débat, ils sont rapidement devenus des lieux d’échange de slogans simplistes, de diffusion de la haine et des fausses nouvelles. […] La propagande ne passe donc plus directement par un discours rationnel et construit mais par une agitation permanente, insidieuse, souvent d’une grande violence verbale, n’hésitant pas à utiliser l’injure, la menace, les fausses nouvelles, les montages vidéo et photographiques dans le but de décrédibiliser les démocraties. » [27]
En France, depuis De Gaulle et Mitterrand, on constate une dégradation constante du langage politique. « Au fil des ans, le slogan, la phrase “choc” et le trompe-l’œil linguistique [sont] devenus les maîtres du discours des politiciens de tout bord. » [28] Cela s’accompagne d’une défiance croissante à l’égard des gouvernants et des partis. En 1995, Jacques Chirac s’était fait élire sur un projet de « réduction de la fracture sociale », slogan qui avait fait florès. Il mena en réalité, au cours de ses deux mandats, une politique sans équivoque de restriction des droits sociaux. En mai 2005, un référendum portant sur le projet de Constitution européenne fut repoussé par 55 % d’électeurs. La volonté populaire fut contournée par la promulgation en décembre 2007 d’un texte quasiment identique, le traité de Lisbonne, remettant en cause le principe même de référendum, le « peuple souverain » se voyant ainsi clairement désavoué par ses dirigeants. Le flou s’emparait des idées et des projets, en même temps que disparaissaient les grands rhéteurs à la tête de la Ve République.
La pratique de la « triangulation » est l’une des techniques « modernes » qui ont largement contribué à la désarticulation du langage politique, selon la méthode qui consiste « aller piocher dans les idées de son adversaire les éléments que l’on pourrait reprendre à son compte, même s’ils ne correspondent pas aux thèses que l’on défend » [29]. En mars 2007, avant le premier tour, face à Jean-Marie Le Pen, Nicolas Sarkozy annonce son intention de créer un « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale ». Le choix de ces deux thèmes, obsessions chères aux mouvements identitaires français, ne doit rien au hasard. L’homme qui dirige la campagne électorale est un ancien militant d’Action française, ancien journaliste à Minute, ancien collaborateur de Jean-Marie Le Pen : Patrick Buisson. L’immigration est l’un des thèmes fétiches de l’extrême droite française, quant à l’identité, le mouvement « identitaire » vise avant tout à chasser celui qui a une identité différente. « Aller chaparder dans la besace de l’adversaire les idées qui, une fois reprises à son compte, permettent à un candidat de capter une partie de son électorat qui ne devrait pas être le sien, telle est aussi la stratégie de Nicolas Sarkozy pour conquérir le pouvoir. Cette méthode le conduira à la victoire. » [30] Cinq ans après l’échec de Nicolas Sarkozy face à François Hollande, Emmanuel Macron était élu président de la République. « Réputé brillant, beau parleur, énergique, il fit des petites techniques de récupération sarkozystes un véritable programme et de la “triangulation” une méthode systématique » [31], dévoyant le langage politique et le menant à l’impasse.
Mais en novembre 2018, le mouvement des « Gilets jaunes » est une déflagration. 282000 personnes investissent les ronds-points et les routes, le port du gilet de sécurité jaune les identifiant comme appartenant à cette France « du bas », « celle-là même que les gouvernants invoquent depuis des années en parlant, autre expression récurrente de la novlangue nationale, de “ceux qui se lèvent tôt”. » [32] Les premiers textes émanant de ce mouvement sont dignes, contenus. Dans un appel diffusé dès le mois de mai [33], Priscillia Ludosky expose clairement ses visées. Le texte porte presque exclusivement sur la hausse du prix des carburants à la pompe. Il s’assortit d’une série de propositions raisonnables, et s’achève sur ces mots dont la modération est difficilement contestable : « Je pense pouvoir parler au nom de toutes les personnes qui n'en peuvent plus de payer pour les erreurs des dirigeants et qui ne souhaitent pas toujours tout payer et à n’importe quel prix ! Je vous invite à signer cette pétition pour permettre le franchissement d’une étape allant vers le dialogue. » : il s’agit bien de s’écouter, et de retrouver un langage commun. Au début du mois de décembre, un collectif de Gilets jaunes publie dans le Journal du dimanche [34] un appel intitulé : « Nous voulons être les porte-parole d’une colère constructive », au nom des « oubliés de la République », qui souhaitent « faire valoir leur droit à vivre dignement et dans des conditions économiques décentes. » Mais sur le terrain, les choses prennent une autre tournure. Le 1er décembre, des affrontements brutaux ont lieu sur les Champs-Élysées et font de nombreuses victimes parmi les manifestants et les forces de l’ordre. Le 8 décembre, plus de 1700 manifestants sont placés en garde à vue. On compte plus de mille blessés, parmi les manifestants et les forces de l’ordre. « Une chose est sûre : le message des Gilets jaunes, d’abord limpide, va rapidement se perdre dans le flou, la contradiction, puis la fièvre. » [35]
Très vite le mouvement se délite, et se transforme en un véritable chaos : les objectifs politiques s’éparpillent, les violences sont fréquentes, les manifestations réprimées. Des personnages peu recommandables en deviennent les meneurs médiatiques. Du soutien au mouvement populaire, on tombe dans une instrumentalisation politique : Marine Le Pen parle de refus de l’« humiliation » et attise le déni de dialogue démocratique. Jean-Luc Mélenchon, avec grandiloquence, rend un hommage vibrant à Éric Drouet, à l’égard de qui il déclare sa « fascination ». C’est pourtant ce même personnage douteux qui, avec Maxime Nicolle, alias Fly Rider, sera à l’origine des rumeurs les plus folles, puisées dans le registre de la propagande d’extrême droite, concernant notamment le « pacte de Marrakech ». Il s’agirait, d’après eux, d’accueillir « 480 millions de migrants dans huit pays différents et de donner la place de siège permanent de l’ONU [de la France] à quelqu’un d’autre ». « C’est la technique utilisée dans Mein Kampf […] Le fantasme teinté de xénophobie et de racisme prend la place du réel, désigne un adversaire imaginaire […] dont on ne pourra venir à bout puisqu’il n’existe pas. » [36] Tout un réseau d’autodidactes fleurit : pour démasquer les conjurations, on « fait ses propres recherches », c’est-à-dire glaner des informations éparses et souvent mensongères, selon les règles du conspirationnisme. La presse historique est qualifiée de « mainstream », ses lecteurs sont des « moutons » et tous servent l’oppression mondiale. Le discours antisémite et la violence contre des cibles énigmatiques viennent compléter le tableau. Étienne Chouard, le théoricien du « Référendum d’initiative citoyenne en toutes matières » (RIC), propagera à son tour un discours antisémite, aussitôt relayé par Alain Soral sur son site Égalité et Réconciliation. « La confusion généralisée du langage, la pratique du “doute absolu” au profit du révisionnisme et du négationnisme, la récupération politique, la désagrégation du discours politique ont fait basculer ce mouvement d’essence démocratique dans le complotisme et son corollaire, la pensée fascisante. » [37]
En janvier 2020, la pandémie du Covid-19 franchit la frontière française. « Le 16 mars, tout se referma sur un pays anxieux ». Le premier « confinement », tel qu’on n’en avait pas connu depuis les grandes épidémies de peste au Moyen Âge, se mettait en place. On entendit le même jour Emmanuel Macron, le président de la République, annoncer que la France « était en guerre » contre ce virus, et que cet adversaire diabolique était un « ennemi invisible ». « Le choix des mots révélait déjà toute l’ampleur de la torsion que la langue politique, médicale et médiatique allait imposer à la réalité au cours des mois suivants. » [38] Politiques, médecins, intellectuels se lancent alors dans un immense concours Lépine du meilleur remède possible. À Marseille, le Pr Raoult, infectiologue réputé, rassure sur cette infection respiratoire nouvelle, selon lui « la plus facile à traiter de toutes » : « elle va faire moins de morts que les accidents de trottinette ». Dix-huit mois plus tard, on dénombrerait 116000 morts dans notre pays ; et en 2023, près de sept millions dans le monde. Outre tous les faux prophètes, certains acteurs politiques aux abois ont su mettre à profit le Covid-19 et la peur qu’il suscitait pour alimenter leurs affaires. C’est le cas de Florian Philippot, ancien bras droit de Marine Le Pen, qui tente de se refaire une santé politique après avoir été chassé du parti d’extrême droite. Il a recréé un parti, pompeusement baptisé Les Patriotes. Il deviendra le pourfendeur du masque, celui du confinement, et plus encore, de « passeport vaccinal » mis en place en août 2021. On le verra s’extasier devant la « passion de l’égalité » des Français, s’ériger en porte-parole d’une « colère contre les élites », et le leader d’un combat contre la « dérive autoritaire ». « Le vocabulaire qui émerge dans ces récits paranoïaques est typique. Pendant la pandémie, Philippot promet ainsi qu’on sera “prochainement débarrassé du monstre covido-mondialiste”, que l’on accomplira une rupture totale avec l’ordre mondialiste – refrain d’extrême droite. » [39] Une nuée de personnages interlopes va ainsi prospérer dans son sillage, autour d’un « canevas paranoïaque sur lequel se brode l’image d’une société liberticide, voire meurtrière, fonctionnant sur la base d’un immense complot mondial » [40]. Ces graines linguistiques prennent avec l’essor des réseaux sociaux des dimensions invraisemblables. On verra en 2021, lors d’une des manifestations contre le pass sanitaire, des pancartes portant la question « QUI ? », attribuant à une mystérieuse entité la responsabilité du virus ou du vaccin. Le « Qui ? », évidemment, désigne les juifs – dont les noms figurent d’ailleurs également sur la pancarte en question : Laurent Fabius, Jacques Attali, Patrick Drahi, Bernard-Henri Lévy, mais aussi Emmanuel Macron, que l’extrême droite aime beaucoup judaïser. « C’est aussi l’entité Big Pharma qui va servir de bouc émissaire systématique : une industrie pharmaceutique censée n’être qu’une immense machine à produire de l’argent, sans s’arrêter aux problèmes des malades, pire : en agissant contre eux. » [41] Ceux qui revendiquent la « liberté » de ne pas se vacciner vont, à l’instar de « l’humoriste » Jean-Marie Bigard, comparer le pass sanitaire à l’étoile jaune imposée aux juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. On promet un « Nuremberg 2 » contre ceux qui auraient « dans le cadre d’une collaboration criminelle mondiale », commis des « crimes contre l’humanité […] sous la forme d’une pandémie planifiée appelée Covid-19 ». C’est dire l’obsession de ces groupes pour le langage et les symboles nazis.
« Les adeptes du complotisme cherchent juste à semer le trouble dans le monde. Et pour ça ils s’attaquent aux démocraties en partageant toutes sortes de théories du complot diverses et variées », explique la chercheuse Eva Leray [42]. « Ils n’ont pas besoin d’adhérer au message pour le partager. L’important, c’est de laisser planer le doute et de déclencher le chaos. » Pour Florian Philippot, dont on a vu qu’il cherchait à exploiter à son profit tout sujet susceptible de propager la peur, il nourrit le levain de l’indignation en reprenant directement une fausse information diffusée par Moscou : « Monstrueux. 2000 soldats français en partance pour l’Ukraine ? Les militaires français doivent refuser cet ordre qui risque de déclencher la Troisième Guerre mondiale et un chaos pour notre pays ! » Sa source ? le « patriote » Philippot la cite sans le moindre complexe : le chef du renseignement russe… Sur internet, depuis 2017, des armées de robots électroniques (des « bots ») transmettent sur les réseaux, par le biais d’« usines à trolls », la propagande de Vladimir Poutine ou de Xi Jinping dans les pays européens. Parallèlement, une nuée de « journalistes » gagnent leur vie avec l’indignation feinte, les scandales imaginaires et les informations fabriquées. « L’activité intense et concomitante s’une extrême droite prorusse, fascisante et raciste, et de ces mouvements “conspirationnistes” qui sont aussi des entreprises très rentables, n’a qu’une seule et unique cible : la démocratie. » [43] Giuliano da Empoli les nomme Les Ingénieurs du chaos [44]. « Ces comptes, suivis par des dizaines de milliers de personnes, sont pris au pied de la lettre par une légion de “cerveaux disponibles”. La propagande de Poutine, de Trump et de l’extrême droite passe par les mêmes canaux, utilise les mêmes techniques de déstabilisation mentale et a la même cible : notre langue commune, celle qui fonde une démocratie dont ils veulent la mort. » [45]
Force est de constater, face aux blogs complotistes et aux assertions sans fondement, que les protestations fondées sur la rationalité et le savoir n’ont que peu de poids. Malgré « le travail d’une petite armée de fact-checkers actifs et bien documentés, leur langage et leurs méthodes sont en train de contaminer toute la parole politique » [46]. En 1933-1934, la radio allemande, sur l’impulsion de Goebbels qui avait théorisé la question, se mit à multiplier les émissions légères, de basse qualité, bluettes et guimauves où le message nazi se mêlait à la variété bas de gamme. Dans notre pays, la télévision, depuis l’attribution par Mitterrand d’une fréquence nationale à Silvio Berlusconi, en 1986, a basculé dans le divertissement vulgaire. Il s’agit de servir une soupe mièvre à la « masse » des téléspectateurs, ces « temps de cerveaux disponibles », selon l’expression utilisée en 2004 par Patrick Le Lay, à l’époque P.-D.G. de TF1. En 2014, le groupe Canal +, appartenant au groupe Vivendi, passe dans les mains de son actionnaire principal, Vincent Bolloré, homme d’affaires réputé pour ses succès industriels en Afrique, ses origines bretonnes et aussi l’amour qu’il porte au catholicisme traditionaliste et à une « droite » qui vire de plus en plus à l’extrême. En 2016, la mise au pas de la chaîne I-Télé, rebaptisée CNews, « ouvrira la voie à une dérive vers une télévision d’opinion où l’extrême droite aura quotidiennement ses couverts » [47]. Mais c’est une autre chaîne, C8, détenue par Bolloré et le groupe Canal +, qui a vu naître l’émission Touche pas à mon poste ! (TPMP), créée par Cyril Hanouna, devenue un vrai dépotoir, de spaghettis glissés dans la culotte des chroniqueurs en humiliation publique des invités. Mais c’est l’agenda politique de l’émission qui met en alerte, car les nouvelles figures de l’extrême droite y ont prospéré, surtout à partir de 2020, se déployant au rythme de l’entreprise idéologique de Vincent Bolloré, en faisant une émission de pure propagande. TPMP fut dès le début un accueil pour les Gilets jaunes, qui disposèrent d’un temps d’antenne considérable. Après 2019, ce fut l’arrivée des « antivax » et de leur propagande antiscientifique ; « la tribune qu’elle offre régulièrement à la sphère conspirationniste et aux charlatans en tout genre contribue largement à leur diffusion » [48]. « TPMP s’efforce très régulièrement de brouiller les pistes, de brandir l’ignorance et l’inculture comme des qualités maîtresses face aux “bobos” et aux “intellos” et de priver les auditeurs de toute capacité de réflexion. » [49] Face à toutes ces dérives et condamnée par l’Arcom, la chaîne C8 a cessé d’émettre depuis le 1er mars 2025. Mais deux chiffres cependant résument la réalité de la menace : en 2024, TPMP était suivie par 2.33 millions de spectateurs. L’émission d’information 28 minutes, sur Arte, en réunissait 568000.
« Confusionnisme, désarticulation du discours, haine de la science et du savoir, détestation de la culture et de ceux qui la portent. » [50] Ce sont ces maux qu’Olivier Mannoni nous invite à combattre dans la fin de son livre. « Nous devons reprendre la maîtrise de notre langage, récuser les phrases creuses de la politique […] ne plus accepter que des partis ressuscités des années 1930 envisagent la “remigration”, c’est-à-dire, en clair, la déportation de populations entières, refuser les mots de la haine, de l’exclusion et de l’humiliation de l’autre. » [51] Il s’agit bien plutôt, pour Olivier Mannoni, de célébrer la langue sauvée, selon le titre d’un beau livre d’Elias Canetti [52].
Marianne Bourineau
[1]Brayard F., Wirsching A., Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, Fayard, en collaboration avec l’Institut de Zeitgeschichte, 2021, https://www.fayard.fr/livre/historiciser-le-mal-9782213671185/
[2] Mannoni O., Traduire Hitler, Éditions Héloïse d’Ormesson, Controverses, 2022.
[3] Mannoni O., Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue, Éditions Héloïse d’Ormesson, Controverses, 2024.
[4] Mannoni O., Traduire Hitler, op. cit., p. 10
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 26.
[7] Ibid., p. 27-28.
[8] Ibid., p. 28-29.
[9] Ibid., p. 34.
[10] Ibid., p. 55.
[11] Ibid., p. 58.
[12] Ibid.
[13] Klemperer V., LTI, la langue du iiie Reich, trad. Élisabeth Guillot, Paris, Albin Michel, 1996, rep. Pocket, 2013, p. 49.
[14] Canetti E., Le Territoire de l’homme, trad. Armel Guerne, Paris, Albin Michel, 1978, p. 78.
[15] Mannoni O., Traduire Hitler, op. cit., p. 59.
[16] Ibid., p. 63.
[17] Ibid., p. 68.
[18] Ibid., p. 70.
[19] Ibid., p. 71.
[20] Ibid., p. 72.
[21] Ibid., p. 82.
[22] Ibid., p. 85.
[23] Ibid., p. 86.
[24] Ibid., p. 88-89.
[25] Ibid., p. 112.
[26] Mannoni O., Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue, op. cit., p. 22.
[27] Ibid., p. 24-25.
[28] Ibid., p. 28.
[29] Ibid., p. 39.
[30] Ibid., p. 42.
[31] Ibid., p. 44.
[32] Ibid., p. 47.
[34] Le Journal du dimanche, 1er décembre 2018.
[35] Mannoni O., Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue, op. cit., p. 53.
[36] Ibid., p. 60.
[37] Ibid., p. 75.
[38] Ibid., p. 79.
[39] Ibid., p. 90.
[40] Ibid., p. 92.
[41] Ibid., p. 95.
[42] Leray E., « Que cherchent vraiment les adeptes des théories du complot ? », Ouest-France, 4 janvier 2024.
[43] Mannoni O., Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue, op. cit., p. 146.
[44] Da Empoli G., Les Ingénieurs du chaos, Paris, Gallimard, 2023.
[45] Mannoni O., Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue, op. cit., p. 154.
[46] Ibid., p. 155.
[47] Ibid., p. 161.
[48] Ibid., p. 167.
[49] Ibid., p. 165.
[50] Ibid., p. 182.
[51] Ibid., p. 183.
[52] Canetti E., La Langue sauvée. Histoire d’une jeunesse 1905-1921, Paris, Albin Michel, 2005.
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