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Rêve bizarre et « cauchemar tempéré » - Morgane Léger

Hector, trois ans, me lance lors de notre première rencontre : « je fais des cauchemars terribles », il n’en dira pas plus ce jour-là sur le terrible de ses cauchemars.

Il faut bien dire que, dans ma pratique avec des enfants, des jeunes enfants notamment, j’entends davantage parler de cauchemars que de rêves, de « méchants rêves » plus que de « rêves gentils » pour reprendre la distinction qu’opère Ninon, trois ans également, à propos des fictions qui peuplent ses nuits.

Une référence de Lacan sur ce point m’a éclairée. Dans le Séminaire xxiii, Lacan dit : « un rêve, comme tout rêve, est un cauchemar, même s’il est un cauchemar tempéré » [1]. Cette inversion m’a paru très opérante : le cauchemar n’est pas tant une variante du rêve, c’est plutôt le rêve qui est une variante du cauchemar. Tout rêve est un cauchemar, j’entends cette indication comme le fait qu’il y a dans tout rêve un point cauchemardesque, un point d’insupportable qui, parfois, réveille le rêveur. Le rêve constitue une fiction du point d’insupportable, c’est une solution du sujet pour tenter de dire un point de réel, tout en le voilant.

Jacques-Alain Miller parle du jeu de l’enfant comme d’un « filet de signifiants jeté sur le réel ». Ainsi, nous pourrions faire l’hypothèse que le rêve de l’enfant constitue ce filet de signifiants jeté sur le réel.

 

Lorsqu’un « jeune sujet » [2] parle de son rêve, il est fréquent que le récit du rêve s’entremêle allégrement avec celle d’une petite histoire fantasmatique. Ainsi, Ninon, tout en dessinant un monstre, m’adresse : « C’est difficile. Je fais des cauchemars avec un monstre et un loup. J’appelle maman la nuit, je pleure. » Elle poursuit son récit du cauchemar dont il devient plus difficile de suivre le fil. « Le monstre est énervé, il se calme pas, il veut pas prêter, il crie fort comme ça » et elle se met à crier bouche grande ouverte. Elle me dit qu’elle est allée dans la forêt, il y avait un loup et « un jeune monstre », mais aussi « une dame avec un appareil photo ».

Pour s’y retrouver dans cette forêt de fiction, la boussole que propose Daniel Roy est précieuse : « le récit du rêve et ses associations, qui forment un second récit, ont la même structure, une structure de “fiction”. » [3] Le récit du rêve et ses associations chez l’enfant sont donc à considérer comme le faisait Freud avec l’adulte : les associations, déchiffrements, constructions qui s’ajoutent au récit du rêve font partie du rêve [4].

Considérons le rêve de l’enfant et ses associations comme une fiction qui vient donner forme à ce contre quoi l’enfant bute dans son quotidien.

 

« Il y a un dragon qui veut me manger. Maman est là et elle me dit « Cours ma chérie, cours ». Je cours, je cours. Mais le dragon m’attrape quand même et il me croque ».

Chloé fait ce récit sur un ton guilleret qui tranche avec la tonalité cauchemardesque du rêve. Elle vient me rencontrer depuis quelques semaines pour un symptôme d’anorexie qui perdure depuis ses premiers jours de vie. Lorsque cette petite fille de quatre ans me raconte ce cauchemar, le mot « croquer » semble avoir pour elle un goût exquis. Le rêve signe ici la satisfaction insue de Chloé de s’offrir à l’Autre comme bonne à croquer. Il a constitué une indication pour la suite du travail : permettre à Chloé de se dégager de cette position de petite fille à croquer. Ce n’est qu’à cette condition que le refus de s’alimenter a pu cesser, non sans que Chloé en passe d’abord par de nombreux refus qui désolaient ses parents, jusque-là habitués à côtoyer une « poupée » sage comme une image.

 

Ulysse, cinq ans, me raconte scrupuleusement ses cauchemars, dont j’ai par ailleurs des échos par sa mère inquiète. Chaque séance débute de façon immuable : Ulysse me raconte avec sérieux le cauchemar dont il a fait le matin même le récit à sa mère. Je fais le choix de n’y prêter qu’une oreille distraite, faisant l’hypothèse qu’avec le récit de ses cauchemars, Ulysse vient me donner ce qu’il suppose me satisfaire.

Je note toutefois l’usage qu’il fait des séances : « j’arrête pas de penser et j’arrive pas à changer de pensées comme pour le cauchemar. Quand je viens, je te raconte mon cauchemar, après je joue et j’oublie mon cauchemar ».

Lors d’une séance, il m’explique avoir offert à sa mère une mosaïque faite par ses soins. Il associe sur sa nuit mouvementée, ponctuée de nombreux réveils à cause d’un cauchemar. « J’ai raconté mon cauchemar à maman. J’ai fait une nuit en morceaux, comme une mosaïque ». J’interviens : « Tu as offert une mosaïque de cauchemar à maman ? ». Ulysse demande à jouer et ne semble pas prêter attention à ma question. Je reçois ses parents dans les semaines qui suivent. « Ulysse m’a dit qu’il me donnait des cauchemars comme des mosaïques. Je n’ai rien compris ! », m’explique sa mère. « Je me rends compte, ajoutera-t-elle au cours de cette séance, que je me préoccupe tout le temps d’Ulysse mais je ne m’en occupe pas. »

En séance, Ulysse parle moins de ses cauchemars, il cherche maintenant à cerner ce qui s’agite dans son corps. Il parle de la sensation « bizarre dans [son] zizi qui a peur ». Il parle aussi de la naissance d’un petit frère et de ses réveils la nuit : « Il a besoin de boire au biberon la nuit parce qu’il a un an. Moi aussi j’ai un biberon, comme Étienne (un copain de classe), il a cinq ans et demi. Ça fait plaisir de boire au biberon. Papa et maman ils veulent plus que j’aie le biberon mais moi je veux l’avoir ».

 

Alice, six ans, est en difficulté pour apprendre à lire et écrire. Très prise dans le discours de son entourage qui s’inquiète de ses difficultés de lecture, elle est un peu agitée en séance et évite la discussion avec moi. Elle élude tout recours à un petit scénario imaginaire, toute mise en scène fictive. Alors qu’un jour, elle chantonne tout en s’affairant « à la salade, je suis malade, à la céleri je suis guérie », je m’alarme : « ouhlala tu es malade ! qu’est-ce qu’il t’arrive ? » Alice me fait remarquer que ce n’est pas pour de vrai. Je lui réponds « oui mais on peut jouer à être malade ». Alice se saisit joyeusement de cette invitation : « j’ai une gastro », elle vomit sur mes chaussures, puis mes jambes, mon ventre, mes yeux. « Je suis une vieille sorcière, je te vomis dessus et maintenant, je te mange ».

La séance suivante. Alice dessine une petite fille coincée dans une barbe à papa. Elle m’explique : « la petite fille a peur, elle ne peut pas sortir de la barbe à papa, elle va se faire manger mais elle se réveille, c’était un rêve ! ». Pour Alice qui était jusque-là surtout parlée par son entourage, le rêve constitue le point de départ à partir duquel elle va pouvoir prendre la parole et se faire entendre comme sujet.

 

En 1900, Freud faisait de « l’interprétation des rêves […] la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient » [5]. Un siècle plus tard, le rêve n’a rien perdu de sa noblesse et l’accueil qui en est fait, dans la cure avec l’enfant, constitue un enjeu crucial pour faire une place à l’inconscient, en restaurant les dimensions de l’énigme et de l’intime.

À cet égard, l’éthique de Rose, huit ans, est enseignante. « Je trouve que les rêves, c’est important. Je ne sais pas pourquoi. Quand je fais un rêve bizarre, je me dis : je pourrai en parler à Mme Léger mercredi ». Cette jeune fille est au travail, séance après séance, pour interpréter ses rêves, s’attachant à déchiffrer en particulier le point de bizarrerie, l’élément discordant dans la trame de son rêve. Ainsi, il y a l’image de cette ambulance comme dans un jeu vidéo qui tranche avec le contenu manifeste de son rêve et qui l’amène à associer sur le jeu Pacman et son rapport complexe à l’objet oral. Une autre fois, elle s’intéresse à cet élément « rigolo » du rêve qui surgit quand son rêve « ne fait pas rire du tout ». Ce travail de déchiffrage l’amène à faire une place à la dimension bizarre qui gît en elle, et au-delà à la place d’objet bizarre qu’elle peut être pour ses parents.

 

Il est fréquent de constater qu’au cours de la cure avec l’enfant, les cauchemars se tempèrent, faisant place à des récits de rêves moins angoissants. Cet allègement est à rapprocher du trajet de l’analysant qui passe « du tragique de son histoire personnelle à son aspect de comédie » [6]. Le tragique des cauchemars s’estompe pour l’enfant à mesure que celui-ci n’est plus « enseveli sous le signifiant qui l’accable » [7].

 



Morgane Léger

 

 

 

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 2005, p. 125.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, 1998, p. 89.

[3] Roy D., texte de présentation du thème de la 8e Journée de l’Institut de l’enfant « Rêves et fantasmes chez l’enfant », disponible sur le site de l’Institut de l’enfant : https://institut-enfant.fr/orientation/presentation-du-theme/reves-et-fantasmes-chez-lenfant/

[4] La Sagna Ph., « Mais ce n’est qu’un rêve ? », Lacan Quotidien, n° 896. https://lacanquotidien.fr/blog/2020/11/lacan-quotidien-n-896/

[5] Freud S., L’Interprétation des rêves, PUF, 1926, 5ème éd. 1980, p. 517.

[6] Miller J.-A., « L’école et son psychanalyste », Comment finissent les analyses. Paradoxes de la passe, Paris, Navarin, 2022, p. 152.

[7] Miller J.-A., « Préface », in Bonnaud H., L’Inconscient de l’enfant. Du symptôme au désir de savoir, Paris, Navarin, 2013, p. 10.




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