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Rencontre avec Ali - Léa Janvier

La situation à Calais est particulière du fait de cette frontière franco-britannique. En effet, la plupart des Mineurs non accompagnés que nous rencontrons sur les camps informels ont le souhait d’aller en Angleterre. Ils sont donc en transit, dans une situation de (sur)vie dans les camps, donc temporaire, et non pas dans un processus de stabilisation en France. Les rencontres sont souvent entre tentative de passage et distribution de vêtements ou de nourriture sur leur lieu de vie.

La souffrance psychique de ces jeunes est indéniable, mais comment offrir une possibilité de pause, de rencontre, de dialogue, lorsque ces jeunes sont dans une logique de survie, quand « tout va bien » parce qu’il faut que tout aille bien jusqu’à ce qu’ils soient de l’autre côté, en Angleterre ? Parce que tant qu’on ne sait pas si on va manger ce soir ou qu’on n’a plus de chaussures, il est compliqué de prendre un temps pour s’ouvrir un peu, sortir de cette dynamique. Comment alors permettre à ces jeunes de se saisir de ce qu’on peut leur offrir, de faire émerger une demande dans cette logique « d’aller vers » ?

Dans ce contexte, j’ai rencontré Ali, jeune Soudanais de seize ans, « stabilisé » malgré lui. Il tentait le passage pour l’Angleterre, il est tombé du camion qui lui a roulé dessus, entraînant une fracture de son pied. Il a été hospitalisé presque quatre mois suite à cela. Il a rencontré mes collègues travailleuses sociales et une rencontre avec moi a été proposée. Ali est poli et ne refuse pas, toujours délicat même si, dans certaines cultures, où la question de la santé mentale est peu présente, comme l’idée de prendre soin de soi, d’oser se plaindre, ou de parler pour un mieux-être, le psychologue peut être perçu comme « pour les fous »

Au gré de nos rencontres, un lien de confiance se crée et Ali se saisit de ces temps avec moi, de ce lieu de parole que je lui propose. Un jour il me dira : « Mais en fait, tu connais tout de moi et moi je connais rien de toi. » Au fur et à mesure des rencontres, je bricole, je me questionne, je repense le cadre, la relation, la distance, c’est peut-être cela ce qu’on appelle la psychothérapie transculturelle, simplement essayer d’être souple et de donner un peu de soi. Je me rends compte que lorsque je rencontre Ali, si je ne réponds pas d’abord à : « Comment va ta famille ? » et « comment va l’équipe ? », chaque membre étant cité un par un, « et toi, ça va ? Il fait froid à Calais, ça doit être difficile », il serait impossible de commencer un échange. Faire un pas vers l’autre et donner un peu de soi pour qu’il donne un peu de lui.

Je suis également invitée à manger et boire quelque chose à chaque fois. Même dans une chambre d’hôpital loin des camps où, de façon générale, nous sommes toujours conviés à boire le thé, je suis invitée à goûter. Au début, je refuse poliment mais il insiste à chaque fois, et, culturellement, pour lui, c’est impoli que je refuse. Et en quoi le fait de manger quelque chose avec lui effacerait ce cadre que j’essaie peut-être de tenir ? Aussi, Ali est maigre, très maigre, « tu sais parfois pendant deux jours, trois jours, tu manges pas sur la route alors, après tu t’habitues à pas manger ». Il me dira aussi « j’aime pas manger seul, chez moi on mange ensemble ». Rencontrer l’autre via sa culture aussi, un autre pas de côté. Alors je prends des goûters avec Ali qui mange pour m’accompagner et nos vrais échanges ont pu commencer… en présence de la mouette aussi ! Régulièrement des mouettes venaient se poser sur le rebord de sa fenêtre d’hôpital. Ali m’avait expliqué qu’une d’entre elles était celle qu’il nourrissait, car elle se faisait attaquer par les autres, alors elle avait plus besoin de son aide. La mouette en question n’avait plus qu’une seule jambe et, quasiment à chaque fois, la mouette unijambiste se joindra à nous.

Au fil des rencontres, il reviendra sur sa vie au Tchad dans un camp de réfugiés. « Toute ma vie, j’ai vécu sur une bâche tu sais ». Il me confie des bribes de son histoire, de son enfance, de son parcours. Sa famille est partie du Soudan pour le Tchad lorsqu’il avait un mois : sa mère, sa sœur et son oncle, qui est devenu son beau-père. La question de son père reviendra beaucoup pendant nos rencontres. En effet, sa mère semble difficilement parler de ce qui s’est passé au Soudan. Elle a simplement dit que sa famille à elle a été torturée et tuée, de même pour la famille du père d’Ali, mais elle ne dit rien sur ce père. « Elle pleure à chaque fois que je lui pose la question, je ne sais pas s’il est vivant, je ne sais même pas son prénom. » « Si je le voyais, je ne le reconnaîtrais pas ». « Quand j'étais petit, je ne mangeais pas et je partais de la maison, je voulais savoir qui était mon père ».

Un jour, il me raconte un rêve : « je frappais mon père alors que je ne le connais pas ». Ces échanges, ce rêve, la question de ce père inconnu me renvoie au fait que je considère la plupart de ces jeunes MNA qu’on rencontre comme ils se présentent, c’est-à-dire des adultes, non plus des enfants ou des adolescents. Je fais le lien avec un jeune Camerounais qui me disait « on me dit je ne suis pas mineur, je ne connais même pas ce mot, je l’ai appris ici en France, je sais pas c’est quoi moi, le mineur ». Ou un autre jeune Afghan m’expliquant, souriant à chaque fois qu’on lui demande s’il est un bambino : « tu sais chez moi à douze ans tu vas à l’école, tu dois aider ta famille, alors quand on me demande si je suis un enfant, quelles activités j’aimerais faire, je sais pas, ça fait longtemps que c’est fini mon enfance ». Ces jeunes sont pourtant bien des adolescents avant d’être des réfugiés. Qu’en est-il de tout ce qui se joue à l’adolescence, des identifications, des questions autour de l’héritage familial et culturel dans un parcours migratoire ?  

Au cours de nos discussions, on aborde des questions autour du mariage, des relations hommes / femmes, les différences entre la religion musulmane et chrétienne. Ce sont beaucoup de questions autour de la culture et des rites de ce nouveau pays. Ali vient d’un pays où à quinze ans, un mariage arrangé est fréquent et la question du choix du partenaire ne se pose plus. C’est culturel, un élément structurel, de passage, qui fait qu’on n’a pas à se poser des questions qu’on se pose ici. Il me confie que beaucoup de ses amis rencontrés sur la route lui ont raconté comment étaient les relations, leurs discussions avec des filles par message. « Moi je ne sais pas, tu sais j’ai vécu toute ma vie dans un camp avec des bâches. » L’exil ou l’école de la vie.

 

De son exil, il me confiera être parti du Tchad sans vraiment savoir où aller ; il est passé par le désert du Niger, puis l’Algérie, le Maroc, et a vécu les violences policières, les tortures, les cicatrices, les amis morts à ses côtés. Il a nagé du Maroc à l’Espagne, sur un kilomètre, avec une chambre à air autour de la taille, tiré par ses amis, ne sachant pas nager. Puis l’Espagne pendant des mois, la faim, l’attente. Lors d’une de nos discussions, il m’avait cité le proverbe « petit à petit l’oiseau fait son nid ». Devant mon regard étonné face à l’usage de cette expression, il m’avait répondu : « Je l’ai appris au Tchad avec une dame qui nous faisait l’école. Mais je l’ai compris en Espagne. »

 

Comme pour de nombreux jeunes que nous rencontrons dans les camps, au fur et à mesure des passages ratés, de la fatigue, de la frustration de l’attente, des évictions des CRS, l’Angleterre fait question. Pour Ali aussi. Finalement, qu’est-ce que l’Angleterre peut lui apporter de plus que la France ? « J’aimerais être médecin, mais je sais que c’est long avec les études et j’ai pas été à l’école. Sinon, je voudrais aussi être joueur de foot professionnel. Je sais que c’est long mais ça je sais faire. » Durant une autre discussion, il me dira « Si on peut aussi parler anglais en France, alors je reste en France ! »

 

Après quatre mois d’hospitalisation, son pied est suffisamment rétabli pour qu’il quitte enfin les lieux. Il part en stabilisation avec France Terre d’Asile, l’association du Nord Pas de Calais qui accueille les MNA et qui leur fait passer l’évaluation de minorité. Ali nous recontactera quelques jours après, disant ne pas aller bien suite à certaines choses qu’il a dû partager pendant l’évaluation, ne dormant plus, avec de terribles migraines. Malgré le fait qu’il soit maintenant pris en charge par le Département, avec l’équipe, nous déciderons que j’aille le revoir au moins une fois, au vu de la relation établie.

 

Je l’attends devant son lieu de vie. Il revient de la mosquée. « J’ai cherché sur Google, en vocal comme je ne sais pas trop lire tu sais, alors je crois que c’est ouvert que le vendredi, et c’était ça ! ». Il fait huit degrés, il est en claquettes et sans béquilles. « Mes chaussures sont pas à la bonne taille avec mon pied qui est gonflé mais je leur ai demandé, t’inquiète pas. Pour les béquilles aussi, mais ne t’inquiète pas, ça va, dis-moi toi, ça va ? C’est comment à Calais ? » Nous partons errer dans les rues de cette ville inconnue pour nous deux, et après que les nouvelles de tous ont été données, je lui propose un café dans un endroit où le Pass Sanitaire n’est pas obligatoire… Nous nous retrouvons au comptoir d’une boulangerie : « Je veux plus faire d’évaluation, c’est trop dur. J’ai mal à la tête depuis, trop mal ». Je l’invite à m’en dire plus sur comment il se sent, sans revenir sur les faits, mais il me racontera : « Je suis pas allé au Niger. J’étais en Libye. En fait, je suis parti avec mon oncle et un ami à lui. En Lybie, on a été en prison. Il est mort. J’ai peur de parler à ma famille et de devoir leur dire que moi, je vais bien ici en France et lui, il est mort. » « À la prison ils le torturaient plus, moi, ils me torturaient moins comme je suis un enfant. C’est grâce au fait qu’il soit mort qu’on nous a laissés partir ». Il y a un tel sentiment de culpabilité pour Ali d’être encore en vie, d’être là, grâce à son oncle, et d’injustice de porter ce décès et d’être le seul à pouvoir porter la nouvelle à sa famille. Ali ne voulait plus en parler. En Espagne, il avait déjà été obligé d’en parler une première fois et avait eu les mêmes symptômes. À nouveau, il a voulu être honnête sur son histoire et dire. Cette obligation de dire, cette logique de devoir prouver son histoire est la même que dans la procédure d’asile avec cette injonction de témoigner, de tout dire même l’indicible, même ce qui fait trauma et n’a pas été symbolisé, verbalisé, digéré, accepté.

 

 « Je n’en parle pas. Même à Mohammad je n’en ai pas parlé, il me connaît pas. À personne. Toi, je te dis tout, je sais pas pourquoi. Même ma mère, mes frères et sœurs, ils savent pas. Depuis le premier jour je t’ai rencontrée, j’ai eu envie de te faire confiance. » Il semble qu’il ait pu se saisir de nos temps d’échanges, représentant une sorte de béquille, pour lui qui n’en a pas.

 

Ali en a marre d’attendre, attendre dans les camps, puis à l’hôpital, puis maintenant dans son foyer, attendre la réponse, que son avenir soit toujours dans les mains des autres, de procédures administratives. « Je veux retourner à Calais, au moins je pense pas, je suis toujours avec des gens. »

 

« J’ai peur d’oublier. Quand tout ira mieux, j’ai peur d’oublier. J’ai peur de pas arriver à l’école car je sais pas lire et écrire. Je veux aussi aider les autres. On m’a toujours aidé, toi, les autres, et moi, je fais rien. » Nous finirons par reparler de l’école et de tout ce qui le fait tenir.  

 

Durant mon retour en voiture, je reçois un appel d’Ali. « Je suis positif ! j’ai eu la réponse ! je suis positif. Wallah ça y est, c’est le karma ! » Ali intégrera un foyer pour MNA dans les semaines à venir.



Léa Janvier




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