« À l’aube de ma vie, vierge de toute expérience, je me prénomme V., et du haut de mes cinq ans, j’attends l’amour. Les pères sont pour leurs filles des remparts. Le mien n’est qu’un courant d’air. » [1] Ce sont les premières lignes du livre de Vanessa Springora, Le Consentement. Dès ces premières lignes, se mesure la vulnérabilité de l’enfant. Son père, aux abonnés absents, « a laissé dans son existence un vide insondable et un immense besoin d’être regardée », quelques-unes des conditions favorables à ce qu’un adulte puisse profiter de cet « infime interstice » pour « s’immiscer » et exercer un pouvoir d’assujettissement sur elle, l’enfant, au service de sa satisfaction sexuelle à lui, l’adulte. « C’est l’élément qui rend la notion de consentement si tangente, […] comment admettre qu’on a été abusé, quand on a ressenti du désir pour cet adulte qui s’est empressé d’en profiter ? » C’est l’un des arguments des pédophiles, auquel répondait François Regnault dans son texte Laissez-les grandir ! Sur les arguments des pédophiles militants [2]. Depuis, la loi a évolué, considérant qu’en deçà de quinze ans, « aucun “consentement” ne saurait être invoqué par un adulte pour se justifier d’avoir abusé d’un mineur et qu’en conséquence tout rapport sexuel qu’il aurait eu avec un enfant ou un adolescent de cet âge relève de la pédocriminalité » [3].
Dans Le Voyage dans l’Est, prix Médicis 2021, Christine Angot dit ce qui de la rencontre incestueuse s’écrit pour une femme en devenir. C’est à treize ans qu’elle rencontre celui dont elle attendait l’amour et une place dans le monde. Il se découvre jouisseur, par-delà même la loi fondamentale de l’interdit de l’inceste. S’engage une traversée tragique pour la jeune fille en position d’infériorité dans ce rapport de force inégal, avec un père. Avec précision, la narratrice accompagne le lecteur sur le chemin de son rapport le plus intime à sa vie. Répondant à une question du public après la représentation d’une de ses pièces, elle dira que ce qu’a vécu la jeune fille de la pièce, elle l’a vécu, « Enfin… Vivre… Vivre les choses… Est-ce qu’on les vit ? Est-ce qu’on est là ? » [4]
Son livre décrit l’effort qu’elle a dû faire pour ne pas penser, « au sens d’une pensée déliée, partageable, dicible », et ne rien ressentir [5]. Elle voyait la situation comme de l’extérieur. Elle avait envie que ça s’arrête mais ne savait pas comment. Elle tentait de rester extérieure à la situation, à son corps, à ses pensées, et ainsi tentait de ne rien éprouver, de désinvestir son corps et sa personne. Elle dit avoir pensé : « le seul pouvoir qui me restait était de prendre acte de mon impuissance, d’accepter la réalité, en essayant de préserver une minuscule zone de liberté. Comme quelqu’un qui constate son incapacité à combattre une autorité, et qui s’incline. » [6] Lui aussi, il s’immisce, en prenant la position de celui qui sait. « Ça veut dire que tu aimes. » [7] ose-t-il. Alors elle, ne sait plus, ni juger les événements de sa vie, ni ses sentiments, ni ceux des autres. Elle ne comprend pas ce qu’elle vit, comme endormie et anesthésiée. « J’ai pensé qu’il valait mieux prendre acte avec lucidité que d’assister à l’échec répété des moyens que je mettais en œuvre depuis des années pour y échapper… J’avais l’impression d’être dans une sorte de néant. » [8]
Quelque chose pourtant insistait à résister, prenant d’abord la forme de cette minuscule zone de liberté : le mensonge. Elle raconte qu’il fallait faire semblant que ce n’était pas grave. « Faire semblant est devenu une attitude générale. Un automatisme. » [9] Elle en faisait une forteresse à l’intérieur de laquelle ce qui existait n’existait pas. Distordre la réalité, maintenir à flot un niveau de fierté, il fallait qu’elle puisse se prétendre heureuse en se convaincant elle-même. « Il fallait traiter les scènes en trop par le mépris, et les considérer comme des scories à déblayer. » [10] Se responsabiliser, se culpabiliser, ont été les moyens par lesquels il lui a été possible d’échapper à la passivité mortifère imposée par la jouissance de ce père. Préférant imaginer qu’elle avait une part de responsabilité plutôt que de se voir comme quelqu’un qui subit passivement sans rien faire, elle s’est forgé une culpabilité. « Ç’a été ma façon de raisonner…, et le moyen de contourner la réalité. » [11]
Elle se décrit partagée entre parler et se taire. Le silence, le briser peut produire ce qui relève de l’insoutenable. Elle nous enseigne le danger du nouvel impératif « Il faut parler ! » et ses conséquences : « voir les choses. Les savoir. Les faire exister dans sa tête. Se les représenter mentalement. Supporter les images. Vivre avec elles. Trouver les mots qui leur correspondaient. Les exprimer », quand se taire permet « de ne pas avoir d’images dans la tête, de continuer à faire semblant. De ne pas savoir vraiment, de ne pas avoir peur, de ne pas donner corps à l’inquiétude, de ne pas donner de réalité à l’impression d’avoir une vie gâchée. Qui existait dans les deux cas, et provoquait une forte angoisse. Il fallait la supporter, la gérer, et la contrôler. » Dans ce cas, l’angoisse ne se manifestait que quand elle était avec lui. Le reste du temps, elle pouvait avoir la tête vide.
Il s’agit donc de respecter le temps nécessaire, la logique d’un temps singulier : « Ce que je n’ai jamais fait, que je n’ai jamais pu, ou voulu faire, ou cru utile, c’est faire reposer toute l’architecture romanesque sur la solidité de mes points de vue, successifs, leur évolution, leur coexistence. » [12] Elle voulait le dire mais ne trouvait pas les mots qui correspondaient : « Ils ne venaient pas. La phrase ne se formait pas. L’intention était là. Elle se fracassait sur un vide. » Lacan a forgé le néologisme de troumatisme [13], comment mieux dire que ce qui fait trauma, c’est la rencontre avec un réel qui fait trou, trou dans la compréhension de ce qui se vit, trou dans le savoir, un intraduisible en mots, un inassimilable. De quoi remettre en cause l’aphorisme « qui ne dit mot consent », comme l’argumente Clotilde Leguil [14]. Il méconnaît le statut du silence dans le traumatisme, qui est la signature du trauma. « C’est là ce que montre Freud dès l’origine de la psychanalyse. Le trauma confronte le sujet à une impossibilité de répondre, aussi bien à l’autre que de ce qui a lieu. […] le rapport à la parole est court-circuité par le forçage dans le corps. » [15]
« Il m’a dénoué des situations terribles » [16] dit son médecin à Christine, à propos d’un psychanalyste. Dénouer ou renouer en faisant place à sa parole, à son point de vue à elle, ne pas attendre de la justice ce qu’elle ne peut garantir. Si la loi énonce ce qui est interdit, la justice n’a pas les moyens de garantir qu’un acte qui ne respecte pas la loi soit empêché, ni même puni s’il n’est pas prouvé. La vérité judiciaire ne se confond pas avec la vérité subjective. Le risque de non-lieu révèle à Christine que ce n’est pas de la justice, ni-même de l’Autre, qu’elle peut attendre la reconnaissance de ce qu’elle a vécu. « La reconstitution. [...] Le point de vue complète, se précise, s’affine, progresse, ça prend toute une vie. » [17]
Lacan dit que, dans le registre de la parole, « ce dont il s’agit, c’est moins de se souvenir que de réécrire l’histoire. » [18] Il nous indique là que c’est la reconstitution de l’histoire du sujet, la réintégration par le sujet de son histoire, jusqu’à ses dernières limites, qui est l’élément essentiel, constitutif et structural du progrès analytique. C’est ainsi qu’un cas ne peut s’entendre que dans sa singularité.
Dans son livre Triste tigre, Neige Sinno écrit qu’il n’y a pas la Langue [19] pour dire le traumatisme. « Le récit est au service de la pensée, même si son cheminement finit par aboutir à un échec de la pensée. Cette énonciation qui bute sur l’impossibilité de la langue à circonscrire ce qui est, n’est-ce pas une façon de travailler le langage en son cœur ? Pourquoi seule la fiction pourrait-elle s’aventurer sur le territoire de l’indicible ? Le témoignage est un outil d’analyse, mais un outil bien affûté arrive jusqu’à l’os. Et quand on touche l’os, l’art n'est jamais loin. Le témoignage me limite, il m’oblige à circonscrire mon expérience à l’enfermer dans sa singularité, à faire qu’elle ne soit pas plus que ce qu’elle est. Mais il s’agit aussi de faire en sorte qu’elle ne soit pas moins que ce qu’elle est, qu’elle ne soit pas réduite à rien, renvoyée au silence d’où elle procède ». [20]
Elle a dénoncé son beau-père à sa majorité, voulant protéger ses frère et sœurs. Elle dit qu’il faut aussi être prêt à perdre quand on décide de parler. Elle perdra sa famille, son village, son enfance, ses souvenirs d’enfance, ses illusions d’enfance. Elle s’est effondrée après la plainte arrêtant ses études, « comme si ma résistance avait atteint cette limite avec la dénonciation » [21]. Elle se posera la question de ce qu’elle y a gagné en échange, « la vérité, mais c’est quoi la vérité, exactement, je ne saurais le dire. » Parce que si le procès permet d’explorer le gouffre, elle sait qu’il ne permet pas d’établir La Vérité. Il permet une confrontation de plusieurs versions d’un même fait, ou série de faits, d’un même événement, de ces conséquences, de ces enjeux. Elle note qu’en dépit de l’évidente imprécision de la mémoire individuelle, le souvenir traumatique est lui très inscrit, qu’« il a tendance à se répéter comme un film, qui surgit même parfois de manière involontaire, dans des moments d’abandon, dans les rêves. Et pourtant ce film dans lequel on est plongé malgré soi ne représente peut-être pas ce qui s’est passé réellement. » [22]
L’accès direct au trauma du réel est impossible, le trauma est infiltré par le fantasme, Freud et Lacan nous l’ont enseigné. Neige en fait l’expérience : « tout cela fonctionne comme de la fiction, après tout c’est une histoire vraie mais ça reste une histoire, et on se concentre sur cet aspect de récit, de fait de langage, pour ne pas avoir à penser sans arrêt au référent […] Ce sont des bouts de réels, irréductibles aux interprétations. Ils ne garantissent pas nécessairement la véracité ou la bonne foi de celle qui écrit, mais ils prennent un peu en charge la responsabilité de porter ce réel à travers le temps. Ils deviennent les fragiles béquilles de ce témoignage sans témoins. » [23] Lacan dit que la vérité n’est pas sans rapport avec ce qu’il a appelé le réel, en tant qu’il est l’impossible à supporter [24], mais que c’est un rapport lâche. « Le plus stupéfiant est que Freud n’y croit jamais, que quiconque lui dise la vérité. Il suffit de lire la Traumdeutung pour s’apercevoir que la vérité, il ne croit jamais qu’il puisse l’atteindre. » [25] Avec ses mots à elle, Neige l’écrit « la vérité n’est pas dans le langage. Je sais que la vérité n’est nulle part. » Elle poursuit : « Quand je me suis rendu compte qu’il fallait que je mente, le “je” m’est apparu comme étant à moi, comme étant moi. Je ne crois pas avoir eu conscience de la solitude absolue qui constitue chaque être humain dans son individualité avant cela. C’est-à-dire que j’ai découvert mon identité dans le même mouvement où la dissimulation s’imposait à moi. Mon monde intérieur s’est forgé dans la conscience de me savoir étrangère au monde auquel je ne pouvais pas révéler qui j’étais réellement. Ce secret, et le fait de savoir que je lui survivais, était ma force. » [26]
Elle aurait pu, comme Didier Éribon, faire d’une phrase de Sartre son principe d’existence : L'important n'est pas ce qu'on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu'on a fait de nous. Elle a envié la réaction de Virginie Despentes : « Je m’étais dit que j’avais bien encaissé, que j’avais la peau dure et autre chose à foutre dans la vie que de laisser trois ploucs me traumatiser » Mais après les premières années d’abus, son corps lâche, on lui découvre une scoliose grave. Elle dit bien comme son corset va fonctionner comme un tuteur pour l’aider à pousser droit, tordu qu’il est comme sous le poids d’une énorme charge. Elle répète qu’il y a des choses plus graves, que c’est moins grave qu’un génocide, elle n’en reste pas moins abîmée autant que cernée par des abîmes [27].
Enseigner à un enfant comment dire non à un agresseur, que son corps est à lui et que personne n’a le droit d’y toucher, comme le font en général les programmes de prévention des violences sexuelles, elle en saisit et en démontre les limites. C’est « comme enseigner le consentement à quelqu’un qui n’a pas les moyens de consentir ou ne pas consentir. Un enfant ne peut pas dire un non à son grand frère ou à son professeur qui le mettra de toute façon dans une situation où le non est impensable. On ne peut pas non plus attendre qu’un enfant parle de lui-même si quelque chose lui arrive […] Il faut des idées pour concevoir des choses, il faut des mots pour les dire ». S’il a toujours été évident pour elle qu’elle n’avait jamais été consentante, à aucun moment, la complexité tient à ce que la modalité de jouissance de son beau-père a été de lui donner du plaisir contre son gré à elle et « en me donnant ce plaisir il me rendait complice de mon viol » [28] ; elle en apprendra que l’orgasme n’est pas nécessairement du plaisir. Elle est précise sur le point qu’un viol est davantage une question de pouvoir que de sexe, il n’est pas tant lié au plaisir physique qu’à une relation de domination. C’est, selon elle, une manière d’assujettir l’autre qui va au-delà des autres formes possibles, « une forme de soumission qui atteint les fondements de l’être » [29]. Est-ce la raison pour laquelle la narratrice protège son lecteur en lui adressant : « Ami lecteur, ami lectrice, ma semblable, ma sœur, voici donc un aveu que je me dois de te faire, car je ne nourris point le désir de te fourvoyer : prends garde à mes propos, ils avanceront toujours masqués. Ne prends pas ce texte dans son ensemble pour une confession. Il n’y a pas de journal intime, pas de sincérité possible, pas de mensonges non plus. Mon espace à moi n’est pas dans ces lignes, il n’existe qu’au-dedans » ?
Dominique Grimbert
[1] Springora V., Le Consentement, Grasset, 2020.
[2] Regnault Fr., « Laissez-les grandir ! Sur les arguments des pédophiles militants », La Cause du désir, n° 105, 2020, pp. 8-12 et « M le Maudit », L’Infini, no 59, Gallimard, numéro spécial, « La question pédophile ».[3] Crépon M., « Un corps violé est un corps volé », Qu’est-ce que consentir ?, LE UN HEBDO, n° 485 du 28 février 2024.
[4] Angot Ch., Le Voyage dans l’Est, Flammarion, 2021, p. 211.
[5] Ibid., p. 22.[6] Ibid., p. 90.
[7] Ibid., p. 57.[8] Ibid., p. 127.[9] Ibid., p. 43.[10] Ibid., p. 52.[11] Ibid., p. 49.[12] Ibid., p. 37.[13] Inédit : Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », inédit.[14] Leguil Cl., « Un élan vers l’autre, pas un forçage », Qu’est-ce que consentir ?, LE UN HEBDO, op. cit.
[15] Ibid.[16] Angot Ch., Le Voyage dans l’Est, op. cit., p. 114.
[17] Ibid., p. 38.
[18] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Sur les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975, p. 20.
[19] Sinno N., Triste tigre, P.O.L., 2023, p. 252.[20] Ibid., p. 259.[21] Ibid., p. 116.[22] Ibid., p. 140.
[23] Ibid., p. 129.
[24] Lacan J., « Ouverture de la Section clinique », Ornicar ?, n° 9, Paris, 1977.
[25] Ibid.
[26] Sinno N., op. cit., p. 179.
[27] Ibid., p. 102.
[28] Ibid., p. 144.
[29] Ibid., p. 165.
Comments