Messieurs ! Vous avez entendu avec une grande satisfaction le plaidoyer du maître d’école qui ne veut pas abandonner l’institution qui lui est chère sous la pression d’une accusation injustifiée. Mais je sais que, de toute façon, vous n’incliniez pas à tenir facilement pour crédible le grief selon lequel l’école pousserait ses écoliers au suicide. Cependant, ne nous laissons pas entraîner trop loin par la sympathie que nous portons à celui qui a ici subi un préjudice. Tous les arguments de celui qui a pris la parole avant moi ne me paraissent pas probants. Si les suicides d’adolescents ne concernent pas seulement les élèves de l’enseignement secondaire, mais aussi des apprentis et autres, cette circonstance ne suffit pas à elle seule à acquitter les établissements d’enseignement secondaire ; elle requiert peut-être cette interprétation que lesdits établissements produisent pour leurs élèves l’équivalent des traumas que d’autres adolescents trouvent dans leurs autres conditions de vie. Toutefois, l’enseignement secondaire doit faire plus que ne pas pousser les jeunes gens au suicide ; il doit leur donner envie de vivre et leur fournir appuis et repères en une période de la vie où ils sont contraints par les conditions de leur développement à desserrer leurs liens avec leur maison parentale et leur famille. Il me paraît incontestable qu’elle ne le fait pas et qu’en bien des points elle n’est pas à la hauteur de sa tâche qui consisterait à fournir un substitut à la famille et à susciter de l’intérêt pour la vie qui se joue dehors dans le monde. Ce n’est pas ici le lieu de critiquer l’enseignement secondaire dans sa forme actuelle. Mais peut-être suis-je autorisé à faire ressortir un seul facteur. L’école ne doit jamais oublier qu’elle a affaire à des individus qui ne sont pas encore mûrs et auxquels on ne peut dénier le droit de s’attarder à certains stades de développement, y compris peu réjouissants. Elle ne doit pas revendiquer pour elle le côté impitoyable de la vie ; elle n’a pas le droit de vouloir être plus qu’un lieu où l’on joue à la vie.
Mot de conclusion à la discussion sur le suicide
Messieurs, j’ai l’impression qu’en dépit de tout le précieux matériel qui a été apporté ici nous ne sommes pas parvenus à une décision quant au problème qui nous intéresse. Nous voulions avant tout savoir comment il devient possible de faire plier la si extraordinairement forte pulsion de vie, si cela ne peut réussir qu’à l’aide de la libido déçue ou s’il y a là une renonciation du moi à son affirmation à partir de motifs qui lui sont propres. Peut-être que nous n’avons pas pu bien réussir à répondre à cette question psychologique pour la raison que nous n’avons pas un bon accès à elle. Je veux dire qu’on ne peut partir ici que de l’état cliniquement connu de la mélancolie et de sa comparaison avec l’affect du deuil. Or, pour l’instant, les processus affectifs à l’œuvre dans la mélancolie, les destins de la libido dans cet état nous sont totalement inconnus, et l’affect du deuil quand il est permanent n’a pas encore été non plus rendu compréhensible d’un point de vue psychanalytique. Différons donc notre jugement jusqu’à ce que l’expérience soit venue à bout de cette tâche.
Sigmund Freud
[1] Freud S., « Pour introduire la discussion sur le suicide », nouvelle traduction de Fernand Cambon, in Lacadée Ph., La vraie vie à l’école, Éditions Michèle, 2013.
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