Dans la postface de Psychopathologie de la vie quotidienne de Sigmund Freud, de la traduction revue pour la petite bibliothèque Payot de 1987, on peut lire que ce livre est sans doute le plus original de Freud, le plus personnel aussi, qu’il s’y livre davantage qu'ailleurs. Je cite : « Cet ouvrage révèle quelle était sa méthode de recherche, le “laboratoire” en quelque sorte, dont les découvertes lui ont permis de trouver une explication aux actes les plus courants de la vie quotidienne (lapsus, actes manqués, erreurs de lecture ou d'écriture, etc.). » Cette Journée des laboratoires du CIEN à Bordeaux 2024 a été l’occasion pour nous de vous présenter quelques-unes des découvertes des laboratoires par la voix des élaborations individuelles de quelques-uns de leurs participants portées par un désir de recherche et d’y mettre du CIEN.
Le CIEN, je le rappelle, est un réseau international du Champ freudien créé en 1996 face au malaise dans la civilisation, s’inscrivant dans l’Institut de l’Enfant, et qui se structure autour de ce dispositif original qu’est le laboratoire de recherche, une instance souple, initiée par le désir d’un ou deux orientés par la psychanalyse d’orientation lacanienne, qui réunit des partenaires de différentes disciplines autour d’un axe de recherche par la mise en jeu du pari de la conversation des questions qu’ils rencontrent dans les discours sur les enfants ou avec les enfants.
Cette Journée « Ça c’rêve l’écran ! » a traité, en la subvertissant à la façon du CIEN, la question des rêves et des fantasmes des enfants et des adolescents, thème proposé pour la future Journée de l’Institut de l’Enfant dont Daniel Roy nous parlera dans quelques instants. Les travaux présentés nous ont rappelé que chaque enfant est singulier et que, si les écrans font partie des sujets d’actualité qui préoccupent, il serait bien périlleux de conclure à la possibilité d’une même réponse pour tous. Comme nous l’avons entendu, si l’écran peut enfermer certains enfants dans un monde d’images immédiates, les rendant addicts, parfois autant que les adultes qui les entourent, les isoler dans leur solitude, il peut aussi avoir la fonction d’adresser à un professeur une question ou un rêve, se révéler médiateur d’une relation à l’Autre supportable, voire les socialiser, et peut représenter un espace intime, une respiration, quand le poids de la collectivité se fait lourd pour eux. Les conversations inter-disciplinaires participent à cet effet inestimable, celui de desserrer les prédicats et d’alléger la pratique de celui qui y participe du poids écrasant de l’idéal et de la norme qui pèse sur l’enfant qu’il accompagne, comme sur lui.
« La psychanalyse est à prendre au sérieux » disait Lacan dans son Séminaire Le Moment de conclure. « C’est une pratique de bavardage. Aucun bavardage n’est sans risques. » Ce qui veut dire qu’il n’y a pas que les phrases […] qui impliquent des conséquences, les mots aussi. Bavardage met la parole au rang de baver ou de postillonner. Elle la réduit à la sorte d’éclaboussement qui en résulte. Souhaitons que cette journée vous ait quelque peu éclaboussés, car, comme le dit ici Lacan, « l’analyse a des conséquences : elle dit quelque chose ». Pour conclure cette journée, ce qu’il nous enseigne sur le rêve et le fantasme, dans ce Séminaire qui conclut son enseignement, a son importance. Je le cite : « Dire a quelque chose à faire avec le temps. L’absence de temps – c’est une chose qu’on rêve – c’est ce qu’on appelle « l’éternité ». On passe son temps à rêver […] On ne rêve pas seulement quand on dort … l’inconscient, c’est très exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort. […] Ce qu’on appelle “le raisonnable” est un fantasme. » Et il apporte la précision suivante qu’« un fantasme n’est pas un rêve, c’est une aspiration ». L’aspiration, si elle peut être définie comme l’action de porter ses désirs vers un idéal, s’entend aussi comme l’action d’aspirer l’air dans ses poumons, elle participe à la respiration. Il donne l’exemple de la ligne droite qui pourrait correspondre à un fantasme, un idéal, que la respiration qu’offre l’expérience analytique participe à envisager davantage du côté d’un tissage. « L’idée de voisinage, c’est simplement l’idée de consistance, si tant est qu’on se permette de donner corps au mot idée. […] Une idée, ça a un corps : c’est le mot qui la représente. Et le mot a une propriété tout à fait curieuse, c’est qu’il fait la chose. Il n’y a que des supports multiples du langage qui s’appellent « lalangue » ». Philippe Lacadée évoquait, dans son Un trou-diction, la matière voire la motérialité sur laquelle opère l’acte analytique. L’analyse est, pour Lacan, ce qui permet d’arriver « à défaire par la parole ce qui s’est fait par la parole. »
Il y a donc de l’écriture dans l’inconscient, c’est ce que nous enseigne Freud, ne serait-ce que parce que le rêve, principe de l’inconscient, le lapsus et même le trait d’esprit se définissent par le lisible : « un rêve, on le fait, on ne sait pas pourquoi et puis après coup, ça se lit. » L’inconscient, dit Lacan, c’est la face de Réel, « c’est la face de Réel de ce dont on est empêtré. » La science a des effets, la télévision et l’écran, par exemple, font partie de ses effets. Et ils ne tiennent à rien qu’au fantasme qui « hycroit » [1]. La réalité n’est constituée que par le fantasme, et le fantasme est aussi bien ce qui donne aussi matière à la poésie.
La question de l’écran, Freud l’a introduite, dès la naissance de la psychanalyse, à la fin du xixe siècle. Quand il s’intéresse au rêve et qu’il construit alors progressivement sa théorie du fantasme, il s’intéresse aux souvenirs d’enfance auxquels il donne une place très importante. Dans Psychopathologie de la vie quotidienne [2], il introduit cette notion d’écran par ce qu’il désigne les souvenirs-écrans. Ce sont des souvenirs qui doivent leur conservation, non à leur propre contenu, mais à un rapport d'association qui existe entre leur contenu et un autre refoulé. Le souvenir-écran est comme une « défectuosité de la mémoire » qui reproduit « non le souvenir exact, mais quelque chose qui le remplace ». Il a donc la fonction de « recouvrir » un contenu insupportable, irreprésentable. « […] Nous rêvons tous de préférence en images visuelles », dit-il, et « pour les souvenirs d'enfance, on observe, […] la même régression que pour les rêves : ces souvenirs prennent un caractère plastiquement visuel ». Bruno De Halleux nous le disait dans sa conférence.
Dans un article suivant « Sur les souvenirs-écrans » [3], Freud précise, sur les « traces ineffaçables dans notre intériorité psychique », que c’est « l’expression verbale qui […] établit la liaison entre le souvenir-écran et celui qui est recouvert », il l’illustrera à partir de sa clinique et de l’exploration de ses propres souvenirs d’enfance. Les lois du langage, métaphore, métonymie, les formations de l’inconscient, déplacement, condensation, œuvrent « pour ainsi dire en un poème », le souvenir-écran est alors aussi désigné par lui comme « pont verbal ». Ce terme de « pont verbal » résonne bien avec les travaux d’aujourd’hui et ce que les enfants adressent, parfois à leur insu, à celui qui s’offre destinataire d’une parole singulière, par exemple Koulibaly et son « n’avenir » que Florian Rive entend de son oreille avertie.
Ce « trésor de souvenirs » [4] que représente le souvenir-écran, comme le nomme Lacan, « avec le fantasme, nous nous trouvons devant quelque chose du même ordre, qui fixe, réduit à l’état d’instant, le cours de la mémoire en l’arrêtant en ce point qui s’appelle le souvenir-écran ». Ce souvenir fait écran, protégeant le sujet de ce qui est de l’ordre de l’irreprésentable, ou de l’inassimilable pour lui et pourtant ineffaçable.
Le duo rêve et fantasme a donc une fonction, celle de faire écran à la pulsion, de voiler autant que faire se peut ce qui vient crever l’écran, le réel du trou auquel la vie le confronte par la sexualité, la mort, la perte, protégeant ainsi le joint le plus intime du sentiment de la vie. Pour ceux qui sont engagés dans l’expérience analytique, comme le dit Jacques-Alain Miller, dans Comment finissent les analyses [5], « Le souvenir d’analyse n’est pas sans rapport avec le souvenir-écran. Il en a la brillance et il est comme lui fort précieux […] mais sans doute est-ce un souvenir qui […] ne fait pas écran, un souvenir plutôt crève-écran ».
Dominique Grimbert
[1] « hycroit » qui ne serait pas à entendre du côté du vrai, mais qui ferait plutôt référence à quelque chose qui se situe, à partir du trou constitutif du non-rapport sexuel, du côté d’un nouage des registres de l’expérience, qui permet de « croire que ça s’écrit, que ça veut dire quelque chose » et ainsi que « la vie continue ».
[2] Freud S., « Souvenirs d’enfance et « souvenirs-écrans », Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite Bibliothèque Payot, p. 55 et sq., 1995.
[3] Freud S., Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 113.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre iv, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 119.
[5] Miller J.-A., Comment finissent les analyses, Paris, Navarin, 2022, p. 194.
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