Eugène Durif écrit ne jamais avoir « supporté de localiser l’autre et son étrangeté de façon aussi limitée » [1] que dans un diagnostic nosographique. Il aurait aimé retrouver des documents à propos de Lucia Joyce, ses poèmes, ce petit récit qu’elle avait consacré à son père, sans doute pour suivre au plus près le fil de ses mots à elle. Mais tous les documents ont été perdus ou brûlés. Depuis son adaptation théâtrale d’Ulysse de James Joyce en 1975, il n’a cessé ses recherches, lu beaucoup de livres, autant de lieux où se mêlent des zones d’ombre autour de celle qui semble être restée la fille de son père, un creuset où s’épure pour le dramaturge et écrivain français le désir d’écrire.
« Comme un voyageur figé à jamais dans les glaces » [2], internée par son frère à l’occasion du cinquantième anniversaire de son père, Lucia, diagnostiquée schizophrène, se fige à jamais dans ces chambres d’hôpitaux où elle demeurera jusqu’à sa mort, à soixante-quinze ans. « Dans ma vie, je n’ai cessé de croiser des gens atteints par la maladie de l’âme. On peut appeler ça comme ça, pour ne pas avoir à utiliser la nosographie et ce qu’elle a d’impersonnel. Moi, je n’y arrive pas : schizophrénie, hébéphrénie, paranoïa… ».[3] Alors, dans ce qu’il nomme une rêverie, répondant au creux formé par l’énigme qui le hante, Eugène Durif entre dans la peau de celle qui devient un pur personnage de fiction. Il lui offre un lieu pour se raconter, comme réalisant qu’elle puisse s’historiser [4] en logeant là ce qui aurait pu être ses paroles. Lucia devient la narratrice de sa propre histoire ou des quelques traces qui dévoilent un chemin d’égarement.
Elle doit sa naissance, le 26 juillet 1907, à l’inefficacité des contraceptifs de l’époque, sa mère ne souhaitant pas d’autre enfant que son fils Giorgio. Privé du sein maternel, généreusement offert à son frère, le rapport fille-mère en est empreint à jamais, trace laissée en Lucia d’un manque d’amour. « Moi, bien sûr, je n’ai pas eu droit au sein… Lait caillé, le lait aigre de l’absence je l’ai encore dans ma bouche ! » [5] C’est par l’ironie qu’elle le traite, une ironie qui va contre sa mère. Le strabisme, dont elle souffre, vécu comme un héritage reçu de la lignée maternelle, de sa tante, l’alimente un peu plus. Et, bien que son père puisse le nommer « une coquetterie » [6], cette marque sur son corps est comme une tache dans le miroir, aussi douloureuse que les moqueries qui l’accompagnent et à laquelle l’opération chirurgicale ne viendra pas mettre fin ni apporter quelque soulagement.
Petite fille joyeuse auprès de son père Babbo, qu’elle dit aimer « comme une folle » [7], elle vit avec plaisir l’errance et la précarité que les conditions de vie de ses parents lui imposent, Trieste, Paris... Car partager le lit de son grand frère lui tient chaud et écouter « une suite de tristesse et de chansons » [8] de la voix de son père rentrant le soir, l’endort. Il est, pour elle, le plus grand des écrivains, personne ne lui arrive à la cheville. Incompris de son pays natal autant que de sa femme, elle veut lui élever une statue, guider ses pas, écrire le roman qui s’appellerait La vraie vie de James Joyce. Elle a toutes les phrases prêtes, comme si son père les lui disait quand elle les écrit, comme des paroles imposées parce que la télépathie les unit, il y croit lui aussi, un souffle à l’oreille, comme dans un rêve d’enfant. Mais elle serre aussi à son bras parfois l’ombre de ce père, « fantôme cadavérique, drôle de spectre décati condamné à parcourir le monde, les poches pleines de cailloux à jeter aux chiens faméliques ou aux enfants criardeurs qui les poursuivent de leurs glapissements ». [9] Et par moments, elle lui en veut tellement : « je ne sais pas pourquoi… Quelque chose de moi qui resté en toi… Enfermé en toi ! Ou que tu m’as laissé ». [10] Quand sa mère se moque de lui en public, souvent, elle voudrait qu’elle se taise, elle a honte pour lui, mal pour lui. Elle n’aime pas que celle-ci dise à tout le monde que son papa est impossible à vivre au quotidien, même si c’est un peu vrai…
Entre les langues des différents pays, « on ne savait plus très bien, nous-mêmes, dans quelle langue on pensait, on parlait, on rêvait » [11], alors elle construit la sienne avec Giorgio. Ils étaient encore si proches, et avaient un tel plaisir, non dissimulé, que leur langue échappe à tous les autres. Autant dire que l’école l’ennuie. « Est-ce qu’on a besoin d’une école quand on a quelqu’un comme Babbo à la maison ? Je suis une artiste… Je serai une grande artiste… » [12] Elle veut danser et chanter. Un pas de danse, puis des milliers. « Vous n’en ferez jamais assez de toute votre vie » [13] lui disait Mme Egorova, sa professeure « despote adorée ». Et « ne comptez jamais sur ce miroir-là pour vous dire que vous êtes la plus belle ! » [14] Alors, elle travaille sans relâche pour y arriver ; ce qui n’est pas sans inquiéter ses parents, ils craignent qu’elle soit trop sensible, qu’elle se fatigue trop… « Chaque jour je danse, chaque jour j’approche à petits pas de celle que je voudrais être […] un jour je serai aimée, pour cela. » [15] Et elle s’offre lumineuse sur la scène à Paris, ce qui lui vaut d’y être remarquée au point qu’un journal publie : « James Joyce un jour sera connu comme le père de sa fille. » [16] Son corps dansant la fait briller avec éclat ; vivante, elle éprouve « les tremblements du désir qui ressemble aux rues de Paris » [17] ; elle veut qu’on l’embrasse… Le temps d’une étincelle.
« Un jour, j’ai été une autre. J’aurais pu être celle-là […] Ce n’est qu’une question de circonstances. De pas de côté à faire au moment où il le fallait. Un pas ». [18] Si son père reconnaît en elle une artiste, il lui dit qu’elle mérite mieux que de s’agiter sur une scène. Pour son bien, parce que ça ne lui « vaut rien », elle devra arrêter la danse. « Là j’ai encore mal de tous ces gestes que je ne pouvais plus faire, une danse rentrée dans mon corps, je la sentais qui continuait à battre en moi, mais ce n’était plus le bon rythme. » [19] Son sentiment d’identité vacille, elle doit renoncer à devenir danseuse. « …tu ne danseras plus, a dit Dieu le père tout-puissant, tu resteras près de moi, par toi j’entendrai ce qui est à entendre, moi presqu’aussi aveugle qu’un vieil accordeur de piano, je verrai par tes yeux, tu resteras près de moi et comme une petite fille, tu dessineras. » [20] Elle laisse derrière elle des années de vie, « tout ce qui me tenait debout ».[21] Elle ne dansera plus. Le point de bascule est irréversible.
S’offrir à Samuel Becket, ce jeune écrivain proche de son père, vouloir faire Un avec lui, se donner toute à lui, ne restera que désir inassouvi. Le prétendu ne s’avance pas aussi prétendant qu’elle en rêve, et offre une nouvelle fois à son père l’occasion de lui répéter : « Je ne pense pas que ce soit bon pour toi… Tu es sensible, Lucia, je ne veux pas que cet homme te fasse du mal ! » [22] Des paroles, auxquelles s’ajoutent celles de sa mère, qui sont de l’ordre de l’insupportable, témoignant de l’emprise à laquelle elle ne pourra échapper. Se sentant condamnée à ne vivre que pour son père, c’est un sentiment d’impuissance qui l’envahit et la désespère. L’ironie devient cynisme, son discours se fragmente, y surgissent des épiphanies comme des trous noirs, traces d’une expérience énigmatique discordante, résiduelle, ouvrant la voie de l’errance.
Chaque jour, Lucia s’égare davantage, jusqu’au cinquantième jour d’anniversaire de son père. Elle a alors vingt-cinq ans. Son frère et sa compagne attendent un enfant, une jouissance dont elle se sent exclue, voire inaccessible. Celui qu’elle nomme l’absent pour son père, John, son grand-père, est mort quelques jours auparavant. Elle se reproche de ne pas avoir pris garde au signe. Croiser un rat sur le chemin de sa dernière visite chez lui en était un. « Sa voix a pénétré ma gorge depuis qu’il nous a quittés, aucune parole que je prononcerai ne sera plus jamais la même, ne sera plus jamais la mienne. Je le sens souvent en moi, qui tente de me parler à travers ma voix… quand je me tais, cela continue dans ma tête. Les pécheurs que nous sommes sont sauvés par l’amour filial. » [23] La violence qu’elle éprouve s’agit, ne trouvant plus moyen de la border, elle sera internée à l’initiative de son frère. Sa rencontre avec le Dr Jung ne lui sera pas d’un grand secours, lui qui définissait l’écriture de son père comme une « salade de mots » [24], loin de prendre en compte le traitement du réel qu’opère l’écriture.
C’est ainsi que Lucia resta à jamais la fille de son père. La lumière ne brilla qu’un instant, juste le temps d’une danse, puis s’est éteinte comme un prénom, Lucia, qui n’existe pas. « Ce que j’ai d’étincelle ou de don a été transmis à Lucia [...] et a allumé un feu dans son cerveau » [25], disait James Joyce, son père, un don auquel il croyait donc, un feu sans limites qui a consumé progressivement tout l’être de sa fille. Eugène Durif la fait renaître de ces cendres, le temps d’une lecture, au rythme des pulsations émouvantes d’un rendez-vous manqué d’un corps parlant avec la danse de sa vie.
Dominique Grimbert
[1] Durif E., Lucia Joyce, folle fille de son père, Éditions du Canoë, Paris, 2022, p. 211.
[1] Ibid., p. 11.
[1] Ibid., p. 211.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre i, Les Écrits techniques de Freud, Seuil, 1975, p. 19.
[1] Durif E., Lucia Joyce, folle fille de son père, op.cit., p. 44.
[1] Ibid., p. 11.
[1] Ibid.., p. 14.
[1] Ibid., p. 16.
[1] Ibid., p. 31.
[1] Ibid.
[1] Ibid., p. 17.
[1] Ibid., p. 20.
[1] Ibid.
[1] Ibid.
[1] Ibid., p. 50.
[1] Ibid.
[1] Ibid.
[1] Ibid., p. 15.
[1] Ibid., p. 50.
[1] Ibid., p. 53.
[1] Ibid., p. 50.
[1] Ibid., p. 68.
[1] Ibid., p. 83.
[1] Ibid., p. 37.
[1] Ellmann R., James Joyce, Paris, Gallimard, 1962, p. 683.
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