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Les ados et les réseaux sociaux atouts et risques du numérique [1] - Ariane Chottin

 

Introduction

 

Le texte de l’intervention qui suit a été préparé pour une journée consacrée aux atouts et aux risques du numérique pour les adolescent.es.

Cette journée a eu lieu en 2013. Facebook, créé en 2004, était arrivé en Europe en 2009 et les adolescents s’en étaient tout de suite emparés, faisant mille usages des murs inventés par cette application où ils installaient photos, dessins et autres créations pour se présenter et se relier entre ami.es. En un peu plus de dix ans, le paysage a profondément changé, les médias sociaux se sont diversifiés et étendus, X, Youtube, Whastapp, Instagram, SnapChat, TikTok déployant de nouvelles propositions dont les adolescents se saisissent à chaque fois.

L’ampleur prise par ces usages, le temps qui y est englouti, la façon dont les liens s’en trouvent remodelés, soulèvent de nombreuses questions pour lesquelles l’éclairage de la psychanalyse est un atout crucial.

En relisant ce texte apparaît aussi une donnée de notre modernité : la brèche ouverte par l’apparition de ces technologies et la vitesse à laquelle leurs effets ont modifié de fond en comble les liens sociaux.

 

Argument

 

Internet a fait son entrée dans notre monde, et sa toile s’étend désormais jusqu’aux moindres événements de notre vie quotidienne. Les smartphones se sont glissés dans toutes les poches des adolescents, objets devenus indispensables pour se connecter aux autres. Dorénavant, les réseaux sociaux des ados se déploient sur le Web, terrain privilégié pour se faire des « amis », de façon exponentielle. Faut-il s’en inquiéter ? Sont-ils grâce à cela moins seuls ? Quelle est la nature de ce lien à l’Autre ? Quelle valeur prennent ces gadgets qui les relient en faisant l’économie semble-t-il d’une présence incarnée ? Et comment, en tant qu’adulte responsable dans une collectivité d’adolescents, manœuvrer avec cette nouvelle donne pour retrouver une place de « grande personne » comme le disait Lacan, et être un Autre qui compte pour les ados, au un par un ? Comment les accompagner et se faire leur partenaire, à leurs côtés, pour s’orienter sur la toile ?

 

Intervention

 

Tout d’abord je tiens à vous remercier de cette invitation. Si je travaille avec des adolescents, en particulier dans le cadre de l’association parADOxes (qui reçoit, à Paris, des adolescents pour des consultations gratuites et limitées dans le temps et aussi des ateliers), je connaissais en fait bien peu de choses aux réseaux sociaux, n’en faisant pas usage moi-même, et je me suis aperçue que j’avais une connaissance superficielle de l’usage qu’en font les adolescents.

C’est donc à partir du désir que votre invitation a éveillé pour moi et de ce savoir à construire que je vais aborder aujourd’hui la question avec vous.

M’est revenu d’un texte déjà ancien, La Dispute de Marivaux, un extrait, il s’agit de la scène 3 : Eglé qui n’a jamais vu le monde y est conduite par sa servante Carise :

 

Carise – Venez, Églé, suivez-moi ; voici de nouvelles terres que vous n’avez jamais vues, et que vous pouvez parcourir en sûreté.

 

 Églé — Que vois-je ? quelle quantité de nouveaux mondes !

 

Carise – C’est toujours le même, mais vous n’en connaissez pas toute l’étendue.

 

Églé – Que de pays ! Que d’habitations ! Il me semble que je ne suis plus rien dans un si grand espace, cela me fait plaisir et peur. (Elle regarde et s’arrête à un ruisseau.) Qu’est-ce que c’est que cette eau que je vois et qui roule à terre ? Je n’ai rien vu de semblable à cela dans le monde d’où je sors.

 

Carise – Vous avez raison, et c’est ce qu’on appelle un ruisseau.

 

Églé, regardant – Ah ! Carise, approchez, venez voir, il y a quelque chose qui habite dans le ruisseau qui est fait comme une personne, et elle paraît aussi étonnée de moi que je le suis d’elle.

 

Carise, riant – Eh ! non, c’est vous que vous y voyez ; tous les ruisseaux font cet effet-là.

 

Églé – Quoi ! c’est là moi, c’est mon visage ?

 

Cet extrait m’a semblé résonner avec le sujet d’aujourd’hui : les réseaux sociaux ouvrent de nouvelles terres, quantité de nouveaux mondes, qui sont toujours le même mais dont on ne connaît pas l’étendue, ce qui fait plaisir et peur. Mais cette répartition plaisir/peur semble s’effectuer selon une ligne qui départage les générations ou du moins les places quand il s’agit des adolescents et des adultes qui les accompagnent. Le plaisir du côté des adolescents, avec les smartphones qui ne quittent plus leurs poches, les écrans qui ne quittent plus leurs chambres, irait jusqu’à l’excès – d’être sans cesse connectés – et la peur du côté des adultes pour qui ces nouveaux objets du désir, en ce qu’ils échappent au savoir dont ils disposaient (ou croyaient disposer) jusque-là, convoquent toutes sortes de représentations alimentées par les récits de dangers encourus et l’imaginaire qui les enferment.

Pourtant, ces objets s’appuient à un désir « d’être connecté » qui n’est pas nouveau. Cela évoque l’histoire de la correspondance qui a toujours été un espace de déploiement et d’exploration du désir, un espace où engager le plus intime, où chercher à s’adresser, où conquérir de nouveaux mondes.

L’aube de la correspondance est marquée par les messagers qui transmettent le courrier de l’Antiquité au Moyen-âge, les premiers relais de poste apparaissent au XVe siècle, ces relais sont alors distants de 7 lieues (une lieue = 4 km) – c’est de là que viennent les bottes de sept lieues du petit Poucet –, au XVIIe siècle le courrier est transporté à cheval, moyennant paiement, Mme de Sévigné écrit 3000 lettres à sa fille ; le premier timbre apparaît en 1849, Georges Sand écrira 20 000 lettres; puis la carte postale arrive au XXe siècle avec la photographie, le premier avion postal date de 1911, et sont inventés le télégraphe, le téléphone, le fax et, en 1970, le courrier électronique.

Correspondance vient du latin cum respondere et a le sens de répondre.

Si le roman épistolaire, et le genre épistolaire est très ancien et a vu la publication de nombreuses lettres, le support d’internet pour le courrier électronique a sorti plus radicalement encore que la publication la correspondance de son enveloppe et c’est ainsi qu’elle s’est poursuivie sur les réseaux sociaux.

Le terme de courrier, qui dérive de correre (courir), désignait d’abord celui qui courait en avant des voitures de Poste, tandis que connecter définit ce qui lie, attache ensemble, ce qui noue (nectere) avec-con.

Plus d’enveloppes de cuir de parchemin, de papier, plus de messagers aux bottes de sept lieues, mais le développement d’un réseau qui lie ensemble.

La langue porte l’empreinte de ces changements, jusque et y compris dans le choix de l’anglais, to connect mail, facebook, youtube, skype, twitter et un nouveau qui arrive du Japon, line.

Pour les adolescents, être connecté c’est principalement être sur Facebook.

The facebook, fondé en 2004 par l’étudiant Mark Zuckenberg, est un réseau social surnommé « face de bouc » par certains, se désignant donc comme « album photo » (telle est la traduction du nom) qui avait pour première vocation la publication d’informations (photos, liens, textes en contrôlant leur visibilité) pour les étudiants de l’Université de Harvard avant de devenir accessible aux autres universités puis de s’étendre à tous en 2006 et de devenir Facebook (sans l’article) deuxième site le plus visité après Google.

1,15 milliards d’utilisateurs actifs par mois, dont 819 millions sur mobiles et 26 millions par mois en France (66 millions d’habitants) où il ouvre sans restriction comme ailleurs en Europe en 2009, ce qui n’est pas le cas d’autres pays comme la Chine, l’Afghanistan, la Syrie, le Vietnam, l’Iran, l’Ouzbekistan et le Bengladesh. C’est d’un fleuve qu’il s’agit donc ici, au débit élevé, charriant un milliard de contenus en ligne par jour, un fleuve tout à fait inimaginable, à la puissance d’un raz de marée, et les métaphores qui l’accompagnent pour le désigner sont empruntées au monde aquatique. Ceux qui naviguent sur le web sont des internautes ou cybernautes. Si les usages de ce réseau social incroyablement étendu sont variés, du monde privé au monde de l’entreprise, ils varient aussi considérablement selon les générations et l’usage qu’en font les adolescents est sans doute un des plus inventifs.

Les sociologues appellent la génération Y, celle qui est née avec Facebook et qui plus que toute autre sait surfer sur internet, et vivre avec les réseaux sociaux, ainsi Monique Dagnaud [2] les désigne comme « des vif-argent qui ne supportent pas la hiérarchie et circulent à la vitesse du vent entre ici et ailleurs on line ». Elle dit encore : « À nouveaux médias nouvelles sollicitations des sens, nouveaux usages, nouvelles perceptions. Internet serait le sésame d’un nouveau modèle social parce qu’il réorganise les rapports entre les individus en alliant des valeurs d’émancipation à une puissance de diffusion sans précédent. Modification du rapport au travail et au savoir, conversation généralisée, effacement des frontières entre professionnels et amateurs, générosité de l’esprit collaboratif, c’est depuis la révolution de l’écriture la plus importante révolution dans la façon dont l’humanité échange, produit, analyse, interprète et mémorise des données symboliques. »

 

Ah ! Carise, approchez, venez voir, il y a quelque chose qui habite dans le ruisseau qui est fait comme une personne, et elle paraît aussi étonnée de moi que je le suis d’elle.

 

Carise, riant — Eh ! non, c’est vous que vous y voyez ; tous les ruisseaux font cet effet-là…

 

À l’adolescence, les rives de l’enfance s’éloignent, et le jeune sujet se trouve en exil au moment même où le bouleversement de la puberté l’éveille à de nouvelles sensations, à des émotions et des troubles inconnus. Cet éveil et cet exil simultanés, pour reprendre ici le titre du beau livre de Philippe Lacadée [3], le précipitent dans un passage difficile, où les pulsions se manifestent avec impétuosité et où les mots pour dire ce nouveau qui surgit manquent : « Les transformations, écrit-il, introduites dans l’image du corps, peuvent être vécues comme relevant d’une inquiétante étrangeté, que l’on pense seulement à la poussée des seins chez les filles dont la clinique nous apprend que, pour plusieurs, cela ne va pas sans éveiller de l’angoisse et pour cause ! Car il s’agit de l’apparition sur la surface du corps d’une des formes de l’objet a. »

 

Avec ces transformations, quelque chose d’inédit apparaît qui déchire le voile de l’enfance et laisse tout à coup voir les parents, leurs liens, (la vérité du couple parental) sous un angle nouveau, et dans le même temps quelque chose de nouveau se joue à même le corps, et ça se voit : l’adolescent est renvoyé, dans le discours et sous le regard de l’Autre, aux transformations de son corps comme signant l’avènement de son être sexué. Il est alors pris dans cette pince qui modifie le regard (le sien sur les autres et celui des autres sur lui) et bouleverse les perspectives.

 

Le scintillement à la surface du corps de ce qu’on appelle les caractères sexuels secondaires, les formes, la pilosité, les traits du visage qui s’accentuent, la voix qui mue, marquent d’une part le surgissement du réel de la puberté face à quoi le fantasme du sujet qui le tenait jusque-là et lui donnait place dans les idéaux familiaux, défaille, et d’autre part le surgissement d’un organe qui ne se réduit pas à l’organique : la libido en tant que Lacan la définit comme un organe hors-corps marqué par le langage.

 

Le savoir dont l’adolescent croyait pouvoir disposer sur le sens de la vie s’éloigne et il revient à chacun de trouver une traduction à cette part d’indicible qui peut laisser sans voix.

Ce bouleversement suscite des modes d’être nouveaux, des débordements, des malaises qui transitent par les objets du désir (principalement le regard et la voix), s’inscrivent profondément dans la langue, mettent à vif ou isolent.

 

L’étonnement d’Eglé devant son reflet dans le ruisseau est celui-là même qu’éprouve chaque adolescent, je est un Autre, disait Rimbaud, et c’est ici la réponse et le rire de Carise qui accompagnent la découverte d’Eglé et lui permettent de faire avec cette image d’elle inconnue. Facebook pourrait-il être ce ruisseau où se penche l’adolescent pour apprivoiser son reflet ?

 

Ici le reflet se construit, s’élabore comme un masque et il revient à chaque adolescent de l’animer à son goût. Pour accéder au réseau il faut s’y être inscrit puis y construire sa page. À gauche se trouve le profil où chacun décide de l’image qui le présente, en haut un bandeau, qui donne la tonalité esthétique de la page, et puis il y a le mur où chacun affiche ce qu’il aime, un peu à la façon des murs d’une chambre. Photo, textes, poésie, dessins, mais aussi musique, liens...

 

C’est ce qu’Hervé Glévarec (chercheur au CNRS en communication) a appelé la culture de la chambre : « premiers pas de l’individuation hors du cocon familial. Contrairement à la télévision qui se regarde souvent en famille et occupe une place au centre du lieu familial, internet fait l’objet d’une appropriation privée. Avec une certaine transparence, 85 % des jeunes internautes y mettent volontiers leur nom de famille, y déposent des photos, y dévoilent leurs intérêts personnels ; s’y dessine une personnalité qui se décline comme une comptine par les goûts / j’aime ou j’aime pas. Ex : j’aime les murs décrépis, les rideaux écrus, les grandes fenêtres, le noir et les chats, M, les cannelés de Bordeaux, le piano, la peinture, le cinéma, Leonardo di Caprio, Georges Brassens, Bénabar, Radiohead, Eiffel...j’aime pas les abribus, les choux de Bruxelles, les endives, la pluie fine, les barres de métro, la chaleur, les gens cons, Mme Ch*, les feux pour piétons, Nivea, les gels douches Ushuaïa, les médicaments, les slims, les gens qui mastiquent leur chewing-gum... C’est comme se dévoiler par petites touches, dessiner une aquarelle de soi, les goûts effaçant les références socio-culturelles, s’affranchissent de la carte d’identité administrative pour une complicité au sein de sa propre génération ».

 

À l’heure où le sujet a du mal à se débrouiller avec l’Autre, où à cet âge de la vie se joue le heurt à la question « du mystère douloureux » [4] qu’est le sujet pour lui-même, ce reflet impressionniste, pourrait être un des traitements contemporains du réel de la puberté. Ce réel, qui surgit à cet âge sur le mode de la tuché, de la rencontre, du jamais vu, de l’innommable, c’est le « troumatisme », le trou dans le savoir ouvert par l’inexistence du rapport sexuel car aucun savoir établi ne vient soutenir l’adolescent face à l’énigme du sexe et de la mort, et la langue dont il se servait jusque-là se trouve en défaut.

 

Dans cet éprouvé d’une solitude radicale, la connexion au réseau, la collecte d’images choisies ou échangées, détournées ou customisées, de musiques, la possibilité d’une conversation ininterrompue avec ses pairs peuvent alors produire ce que Jacques-Alain Miller décrit à propos du Witz [5], « le miracle de la satisfaction qui a lieu au moment où, dans votre propre message toujours insuffisant, toujours à côté, l’Autre arrive à entendre ce qu’il y a au-delà, c’est-à-dire qu’il arrive à vous entendre jusque dans votre échec à dire. D’une certaine façon, il n’est de bonheur que dans l’échec à dire — quand l’Autre vous interprète dans votre échec à dire, dans votre lapsus, dans votre trébuchement, dans votre limite et vous entend au-delà, à l’horizon [...] c’est une satisfaction très proche de la reconnaissance ».

 

N'est-ce pas le fantasme d’une correspondance avec cet « Autre qui arrive à entendre ce qu’il y a au-delà du message » qui est justement à l’horizon des constructions sur Facebook ? Une tentative du traitement du malentendu dont la relation entre les sexes est marquée ?

 

« Être reconnu », la satisfaction de la reconnaissance, c’est précisément ce que m’a rapporté Damien, lorsqu’il s’est exclamé stupéfait lors d’une séance récente « elle m’a reconnu ! » à propos d’une jeune serveuse qui a engagé la conversation avec lui, dans un café où il se rendait pour la deuxième fois.

Désignant là, comme en creux, quelque chose d’encore inaperçu de lui. Être reconnu prenait cette fois un nouveau tour. Damien joue en réseau, discute sur Facebook, passe beaucoup de temps connecté, c’est ce « symptôme » qui a inquiété son père qui l’accompagné jusqu’à mon cabinet. Le réseau d’amis que Damien s’est constitué est très développé et c’est avec ce réseau qu’il a enveloppé longtemps l’extrême solitude dans laquelle il se trouve depuis que son père, qui a rencontré une nouvelle compagne, deux ans après la mort de sa mère, s’absente longuement de l’appartement. Au moment où, au seuil de l’adolescence, Damien s’était trouvé comme doublement mis un « hors lieu » de son enfance, plongé dans l’incertitude de la place qu’il avait pour l’Autre, de par la mort de sa mère et le surgissement de la puberté dans son corps, Facebook a représenté pour lui à la fois un lieu et un lien, pour reprendre le titre du cours que Jacques-Alain Miller [6], car « la place à l’occasion on se la dispute, tandis que le lieu c’est beaucoup plus pacifique : plusieurs y voisinent. Il peut arriver que ces plusieurs soient coordonnés, soient là le lien qui arrive. Si ces plusieurs sont coordonnés, alors il y a chance que chacun ait sa place. »

Damien s’est ainsi trouvé une place, qui l’assurait d’être en lien, mais son corps de vivant sexué ne pouvait s’y animer. Damien a progressivement trouvé comment se servir de ses séances pour interroger pas à pas, la réalité dans laquelle il vit et qu’il apercevait peu, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas dans son écran. C’est un peu comme si ce qui était hors de l’écran était resté plongé dans un sommeil de « Belle au bois dormant ». Laisser la réalité en friche, lui préférer les univers oniriques et ludiques du net et des avatars, les correspondances sans contraintes et sans horaires avec ses amis de Facebook c’est ce que Damien avait trouvé.

Prendre un peu de distance avec l’écran, le fait s’interroger sur le chaos de sa chambre, sur comment faire venir ses amis chez lui, comment les recevoir, il cherche à cuisiner un peu, et parle de la préparation d’un voyage qu’il envisage de faire (au Japon). Il déplace ainsi la culture qu’il s’est construite par le net pour la localiser dans un lieu inscrit géographiquement sur la carte du monde, il envisage un autre lointain, étranger, à découvrir. Peu à peu tout ce qui semblait n’animer que son monde virtuel, éveille, par petites touches, son quotidien. Il se détache de son avatar. Il prend appui sur la présence de l’analyste pour s’assurer d’être accueilli en engageant son corps et sa présence à l’intérieur d’un autre univers que celui que le virtuel lui avait réservé et où il s’était longuement réfugié. Son regard très fixe s’anime, devient mobile.

Et c’est en parlant qu’il opère, lentement, ce détachement du seul réseau dont l’usage s’il lui avait d’abord servi à tamponner son angoisse, et à mettre à distance le laissé-tomber dangereux qui le menaçait, risquait de devenir ruineux pour lui. Il en parle aujourd’hui en y faisant référence, il y a développé des connaissances qu’il consent à mettre en mots et sa parole jusque-là très empêchée prend peu à peu un tour plus fluide.

 

Si le passage de l’enfant à l’adulte s’accompagne d’inhibitions, symptômes, angoisses qui forment des digues qui protègent ou enferment et isolent tour à tour, la question, nous dit alors Hélène Deltombe [7], « est de savoir comment un adolescent, aux prises avec ses pulsions, peut y trouver une issue favorable, sans verser dans une jouissance débridée, et sans rester prisonnier de ses inhibitions et de ses symptômes qui limitent considérablement son espace de vie ». L’espace de vie de Damien qui s’était développé et complexifié dans le monde virtuel, lui avait permis de trouver un traitement provisoire de ses fortes inhibitions, en excluant son corps de vivant, en pleine puberté, avec lequel il était mal à l’aise. Privé de la parole et du sourire d’un autre – privé d’une Carise – pour apprivoiser son reflet, il avait choisi d’élaborer la façon dont il souhaitait faire apparaître le sien dans le ruisseau de Facebook devant ses pairs et nouer des liens. Mais cette construction symptomatique grâce à laquelle il parvenait à se soutenir, à redonner un brillant phallique à son être de déchet, était devenue une prison. Venir consulter lui a permis d’entrebâiller la porte, d’engager au fil des questions de l’analyste la culture qu’il s’était faite, les amis qu’il avait rencontrés. Le monde virtuel s’est trouvé peu à peu décomplété, et Damien s’est dépris de la jouissance mortifère dont sa pratique s’était colorée. L’écran, le réseau n’étaient plus tout son univers, le faire passer dans sa vie non-virtuelle est devenu un enjeu majeur de chacun des rendez-vous. Le bouleversement qu’il a éprouvé tout récemment d’être reconnu par la jeune serveuse du café en témoigne.

 

Si la génération Y a affaire dans son ensemble aux réseaux sociaux, nous avons beaucoup à apprendre des adolescents nés avec cette technologie nouvelle qui appareille les modes de jouissance contemporains. Les inquiétudes que soulèvent les nouveaux usages du net ne permettent pas d’établir un partage tranché entre des nouveaux symptômes et des symptômes qui semblent plus anciens rapportés uniquement à ces supports. Pour chacun, le lien au réseau occupe une place singulière, et si des pratiques inquiétantes existent (le harcèlement, les rumeurs, certaines rencontres), elles restent minoritaires et demandent d’être traitées au cas par cas.

 

Les adolescents le disent, le réseau, c’est pour discuter « vite fait », s’écrire de petites phrases, c’est savoir distinguer entre les amis exponentiels et les vrais amis, c’est aussi organiser des rencontres au dehors, des mobilisations (on l’a vu récemment autour des manifestations autour de l’expulsion de la jeune Léonarda), c’est jouer et inventer avec ces nouveaux supports, de nouvelles images et une nouvelle langue. C’est là, nous dit Philippe Lacadée, « où l’adolescent est de fait toujours moderne, illustrant en acte notre modernité ironique : il veut faire entendre sa façon de dire, montrer sa façon de jouir, plutôt que parier sur les idéaux véhiculés par l’Autre. » (Texte paru dans les actes du CIEN du 10/12/13).

 

Comment en tant qu’adulte responsable dans une collectivité d’adolescents, faire avec cette nouvelle donne pour retrouver une place de « grande personne » comme le disait Lacan ? Comment se faire partenaire de ces adolescents au un par un et les aider à s’orienter sur la toile ?

 

Il est tout à fait frappant de constater que la vitesse qui a accompagné l’avancée des nouvelles technologies et des applications qu’elles développent ne font jusqu’ici l’objet d’aucune nouvelle discipline d’enseignement. Le monde de l’image dans lequel le XXIe siècle est baigné est resté aux portes de l’école. D’où l’écart de plus en plus grand entre le vécu des nouvelles générations et l’univers scolaire. On peut souhaiter à court terme l’ouverture de lieux de réflexion, de lecture et de critique sur le contenu et les usages de ces supports et de leurs contenus. De lieux où apprendre par exemple ce qui distingue les idoles de l’icône, comme le propose Marie José Mondzain : « le débordement des visibilités fait peser sur le destin des images et par conséquences sur la responsabilité du regard un vraie menace, car l’image est un bien précieux inséparable de ce qui construit l’humanité, car elle est solidaire de la parole et de la pensée ».

 

La production incessante des nouveaux objets technologiques est liée à leur capacité de causer le désir. Le désir a été reconnu aux fins d’être manipulé dans le sens de la demande par rapport à quoi se détermine une offre, et l’individualisme corrélé à l’inexistence de l’Autre autorise le sujet à revendiquer comme un droit de jouir à sa façon. Sortir l’usage de ces nouveaux objets de la pauvreté de cette impasse c’est chercher comment accompagner les adolescents, et comment retrouver auprès d’eux une place de « grande personne ».

 

Ne s’agit-il pas de faire le pari, au un par un, de leur demander de nous y orienter ? De nous transmettre le savoir qu’ils en ont a tiré dans son usage singulier, et que nous peinons à saisir ? Ne s’agit-il pas, pour reprendre une proposition de Philippe Lacadée, de s’asseoir en leur compagnie et de prendre langue, et de permettre ainsi de faire déconsister la certitude par exemple que ces réseaux, où l’on pourrait tout dire, tout voir, aurait à voir avec la vérité, de border les effets ravageants de ce qui peut être vécu comme une exigence de transparence pour un sujet qui ne saurait faire autre chose que de s’y conformer ? Ne revient-il pas à l’adulte en place de « grande personne » de transmette l’importance de ne pas tout chercher à voir ou à savoir, de converser pour que puisse se dire la jouissance prise dans le débordement des visibilités dont ces réseaux peuvent être porteurs et dont la surveillance serait une impasse et une réponse féroce (l’irruption ou l’espionnage des parents sur le Facebook de leurs enfants ne saurait constituer qu’une réponse ravageante), de veiller à réintroduire le tact et le voile pour border ce qui peut parfois apparaître comme un défaut de clôture, le manque d’un point de capiton.

 


Ariane Chottin

 

 


[1] Intervention prononcée lors de la journée « Les ados et les réseaux sociaux atouts et risques du numérique », organisée le 9 octobre 2013, à Verneuil sur Avre, à l’initiative de Psychanalyse en Normandie, voir le site de l’ACF-Normandie.

[2] Dagnaud M., Génération Y, éditions de Sciences Po, Paris 2013.

[3] Lacadée Ph., L’Éveil et l’exil, éd. Cécile Defaut, Paris 2007.

[4] Miller J.-A., Un début dans la vie, Éditions Gallimard, 2002, p. VII.

[5] Miller J.-A., … du nouveau ! Introduction au Séminaire V de Lacan, Rue Huysmans, collection éditée par l’ECF, p. 35.

[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien » [2000-2001], enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours de novembre 2000, inédit.

[7] Deltombe Hélène, Les enjeux de l’adolescence, Éditions Michèle, Paris 2010.




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