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Laissez-les grandir ! – Philippe Cousty

Sur les arguments des pédophiles militants [1] de François Regnault


Publié en 1997 sous le titre « M le Maudit » [2] dans le numéro spécial de l’Infini n°59 sur la question pédophile, « Laissez-les grandir ! Sur les arguments des pédophiles militants » est le titre actualisé de l’article publié par François Regnault dans La Cause du désir « Sortir du capitalisme », en 2020. Comme l’indique l’introduction de ce texte, François Regnault y « aborde de sa plume aiguisée les arguments des “pédophiles militants” en se centrant sur la question du consentement souvent invoquée pour justifier une supposée liberté de la victime ».

 

 « Ce fut sans doute un réquisit implicite en même temps qu’une idée fausse, lors des événements de 1968, que la liberté sexuelle enfin déclarée dans le mot d’ordre “jouir sans entraves” dût entraîner que chacun trouverait enfin chaussure à son pied », écrit François Regnault pour commencer son argumentation. Non seulement la logique d’un « jouir sans entraves” » comporte en elle-même la croyance de trouver chaussure à son pied mais a pour conséquence une question : « pourquoi ne disposerait-on pas enfin librement des enfants, ces pervers polymorphes ? » Comme il nous l’indique, Lacan répondrait qu’il n’y pas de rapport sexuel, aucune chance donc de trouver chaussure à son pied. Et l’entrave qui s’oppose à cette idée, qui a valeur de fantasme, est celle du consentement de l’autre.

 

Alors comment aborder la question du consentement lorsqu’il s’agit d’un enfant ? « L’amoureux d’enfants » n’hésitera pas à dire que l’enfant le veut bien, voire que parfois il ne demande que cela. François Regnault rétorque clairement : « c’est précisément parce que cela peut entrer dans leurs vues qu’il n’y faut pas consentir et refuser leur demande. Car ils ne demandent pas mieux non plus que de se bourrer de bonbons, de marcher sur le rebord des fenêtres, d’absorber des poisons, de faire du mal à leurs camarades, de mentir, de voler et de tuer, si on les laisse faire, et l’expérience prouve aujourd’hui qu’on leur laisse faire un peu de tout cela. » Doit-on rappeler ce que Lacan affirmait en 1967 : « toute formation humaine a pour essence et non par accident de réfréner la jouissance »[3].

 

Comme l’écrivait Freud dans Le Malaise dans la civilisation : « La part de vérité […] qu’on nie volontiers se résume ainsi : l’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, […] mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement » [4].

 

Et comment parler de consentement dans le cas d’un enfant alors qu’il n’est ni libre, ni assez fort, qu’on peut s’emparer de lui, et faire de lui ce qu’on veut ? Quelle légitimité y a-t-il à parler de consentement quand « le désir d’un enfant, si on doit lui en supposer un, le seul peut-être, et qu’on devrait écouter au-delà de sa demande, c’est celui de devenir grand » ? Si, à la place du rapport sexuel qu’il n’y a pas, il y a l’amour, « à la place du rapport pédophilique, qu’il n’y a pas, l’amour s’appelle pédagogie. […] Le pédophile, c’est l’envers du pédagogue » écrit, dans une formule choc, François Regnault. L’intérêt porté à l’enfant en tant qu’inachevé, rencontre son revers, à ne pas être avisé.

 

Freud situa l’enfant en tant qu’Idéal du Moi, idéal du couple, His Majesty the Baby, ce qui deviendra l’enfant roi. Jacques Lacan va faire valoir le versant objet de l’enfant, c’est-à-dire l’enfant pris comme objet a, objet de la jouissance de l’Autre, et bien avant tout, la sienne. La problématique de l’enfant s’en déplace, il n’est plus l’enfant pris dans la seule métaphore œdipienne, y occupant la place du phallus, dont manque la mère, il est aussi pris dans la logique du discours que l’on tient sur lui, ce qui implique un reste, soit ce qui de sa jouissance échappe au signifiant phallique. 

 

Éric Laurent le précise : « l’enfant est donc l’objet petit a, vient à la place d’un objet petit a, et c’est à partir de là que se structure la famille. Elle se constitue non plus à partir de la métaphore paternelle qui était la phase classique du complexe d’Œdipe, mais entièrement dans la façon dont l’enfant est objet de jouissance de la famille, pas seulement de la mère, mais de la famille et au-delà de la civilisation. L’enfant c’est l'objet petit a libéré, produit. » [5] Il s’agit de faire sa place, toute sa place à cette question de la jouissance dont chaque être humain porte la marque, et en subit l’appel.

 

La rencontre avec l’Autre, dès sa naissance, c’est la rencontre avec un Autre où l’enfant est avant tout en position d’objet, objet de soin, d’un désir, objet dont l’amour qui, dans le meilleur des cas, voile le côté « brut » de la chose mais, au nom de cet amour, ou sous son prétexte, l’enfant peut être objet de jouissance, ainsi que les livres Le Consentement [6] et Triste Tigre [7] en sont le témoignage. L’objet de jouissance est ce qui échappe à la symbolisation signifiante car pas-tout de la jouissance n’est absorbé par le langage, une part lui échappe et ce reste qui échappe au programme de la civilisation tend à vouloir se satisfaire. Personne ne s’en excepte :

« C’est un monde où victime et bourreau sont réunis. Je crois que ce sont les mêmes ténèbres, ou presque les mêmes. C’est un monde où l’on ne peut pas ignorer le mal. Il est là, partout, il change la couleur et la saveur de toute chose. L’ignorer ou l’oublier n’est pas une option, car plus on le fuit, plus vite il vous rattrape. Mais on peut se maintenir au bord sans y pénétrer. » [8]

 

François Regnault précise que Freud parlait de pervers polymorphe. « Il est instructif de constater que, sous l’influence de la séduction, l’enfant peut deve­nir pervers polymorphe et être entraîné à tous les débordements inimaginables. […] les digues psychiques qui entravent les excès sexuels : pudeur, dégoût et morale, ne sont pas encore établies ou sont seulement en cours d’édification. » [9]. Ce qui ne veut pas dire que l’enfant demande à être abusé. L’enfant éprouve en lui des pulsions qui demandent à se satisfaire, à travers les objets qu’il rencontre dans le monde et vers lesquels il dirige son amour, ses parents et aussi tous ceux qui en deviendront les substituts, ainsi que Freud l’explique dans son texte Sur la psychologie du lycéen [10]. En cela, l’enfant ne demande pas mieux que d’être objet de l’autre, il demande sans cesse, et tout peut faire demande. Son jeu de séduction peut très tôt l’asservir à obtenir l’objet demandé, mais il confond l’objet mis en jeu dans la pulsion avec sa demande d’amour de l’autre. Il s’agit de séparer l’enfant de cette confusion car, avant tout son vrai besoin est de grandir, précise François Regnault se référençant à Hegel, besoin spontané qui ne peut trouver à se satisfaire sans l’Autre qui est là, prenant en compte l’appel de jouissance qui gîte en lui tout en l’agitant, cet enfant. C’est là où la réponse de l’Autre situe la dimension de l’éthique. En lui démontrant comment lui s’en débrouille, sait-y-faire avec sa propre jouissance qui aussi le déborde, l’agite, l’Autre ouvre alors à l’enfant, de sa place d’exception, la voie en retour de s’en rendre responsable, en lui permettant d’y prendre appui. C’est là une chance inventive, celle de se séparer d’une position de jouissance qui peut s’avérer ruineuse ou autistique tout ne cédant pas sur son désir.

 

François Regnault le dit : « l’idée soixante-huitarde est un fantasme ». Rappelant que Freud même l’a dit : « l’univers entier – le macrocosme aussi bien que le microcosme – cherche querelle ». Les lois que la société établit pour protéger les enfants ne garantissent pas que justice soit faite, la pédophilie se voile et rencontre l’impunité par l’efficacité de ses réseaux. Mais la proposition, en 1997, d’une campagne de prévention pour déceler les pédophiles « à vue de nez », avant même qu’ils n’agissent, et à les dénoncer, mettrait sur « le même plan éthique le signalement d’un colis supposé piégé, la déclaration dans les mairies d’une hospitalité non conforme, et le repérage, même sur simple soupçon, du pédophile en liberté » ; la promesse d’un Matin brun [11] qui pourrait sans aucun doute satisfaire les délateurs, non sans que chacun en soit inquiété, et « les ogres continueront leur festin ». François Regnault conclut que la psychanalyse, qui n’a pas à se substituer aux lois, ni à se conformer aux mœurs, « se dérobe à toute entreprise physiognomonique ou comportementale ».

 



Philippe Cousty

 


[1] Regnault F., « Laissez-les grandir ! Sur les arguments des pédophiles militants », La Cause du désir, n° 105, 2020, pp. 8-12.

[2] Regnault F., « M le Maudit », L’Infini, no 59, Gallimard, numéro spécial, « La question pédophile ».

[3] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 364.

[4] Freud S., Malaise dans la civilisation (1929), Paris, puf, 1978, p. 64-65.

[5] Laurent É., « L’enfant objet a libéré », La Lettre mensuelle, n° 251, p. 6.

[6] Springora V., Le Consentement, Paris, éd. Grasset, 2020.

[7] Sinno N., Triste Tigre, éd. pol, 2023.

[8] Sinno N., op. cit., p. 276.

[9] Freud, S., Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Paris, Folio essais, 1985.

[10] Freud S., « Sur la psychologie du lycéen », Résultats, idées, problèmes, T. 1, Paris, PUF, 1984, p. 227-231. 

[11] Pavloff F., Matin brun, Cheyne Éditeur, 2002.




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