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Le terrain de la différence - Lucille Collard et Viviana Saint-Cyr



Le terrain de la différence

Lucille Collard



Aujourd’hui, je souhaite aborder la question de l’accueil de la différence à travers l’histoire de Tony, un jeune garçon âgé de onze ans. Ma question est la suivante : « Comment accueillir la différence ? Est-ce que la manière dont on présente un jeune, et dont on parle de lui, peut avoir une incidence sur sa manière d’être ? »


Tony


Tony est un jeune garçon agréable, rieur, affectueux et très curieux. Il est intelligent et se questionne beaucoup sur le monde qui l’entoure. Plus il grandit, plus ses questionnements sont profonds et réfléchis. Il a beaucoup de centres d’intérêt différents. En premier lieu, la console et les jeux vidéo, il connaît tous les jeux et leurs champs lexicaux. Il est doué et se définit lui-même comme « gamer ». Cela m’énerve car je suis très mauvaise joueuse et, chaque fois qu’il gagne contre moi, il a un petit sourire de satisfaction que je lui ferais bien avaler, pardon je divague... Il paraît parfois comme happé par le jeu et il faut insister pour avoir son attention. Il adore aussi la lecture, surtout les comics. Il connaît par cœur l’univers de Marvel et adore en discuter aussi bien avec ses pairs qu’avec les adultes. Il peut être à l’origine de débats animés, lors des repas, sur qui est le plus fort des super-héros ou quel est le meilleur des pouvoirs. Il est aussi très tête en l’air et dispersé et a tendance à perdre régulièrement ses affaires : « Je suis tête en l’air, un jour, j’ai perdu ma Switch alors que j’étais en train de jouer avec ! »


Tony possède une sensibilité particulière à l’injustice. Il n’hésite pas à s’engager dans des négociations avec les éducateurs pour remettre en question une sanction qu’il considère injuste. Il a du mal à lâcher prise. Il peut parfois se montrer harcelant avec l’adulte, répétant par exemple en boucle toujours la même question. Il a des difficultés à comprendre les codes sociaux et à se confronter aux attentes des autres. Ses questionnements et ses réflexions peuvent parfois prendre le pas sur la conversation. Il peut, par exemple, focaliser sur l’utilisation d’un mot dans une phrase et se mettre à en débattre en oubliant le sujet abordé de base. Tony accorde une grande importance à l’utilisation des mots. Il aime que les choses soient claires et bien expliquées.


Il y a peu de temps, un soir, nous avons eu un souci de repas. J’ai donc dû, avec l’autorisation de la hiérarchie, aller acheter des pizzas. Trois jeunes m’ont accompagnée. Il faut savoir qu’il y a un tableau des tâches à faire tous les soirs et que les jeunes ont chacun un rôle. Les jeunes ne parlent pas de tâches mais appellent ça « faire son service ». À notre retour, il manquait deux assiettes et mon collègue a demandé à Tony s’il voulait bien lui rendre un « petit service » et aller chercher les deux assiettes qui manquaient. Tony a refusé, scandant le fait que ce n’était pas son « service » et qu’il ne le ferait pas. J’ai été surprise par son comportement ! Il campait sur ses positions et ne voulait rien entendre « ce n’est pas mon service ! ». Plus tard, dans la soirée, je reprendrai les choses avec lui et lui ferai savoir que je suis un peu déçue de son refus catégorique, et là, encore une fois, on ne se comprend pas ! Il crie à l’injustice me rappelant, une nouvelle fois, que ce n’est pas son service. J’arrêterai l’échange, voyant que rien ne pourrait le faire changer d’avis. Le soir, sur le chemin pour rentrer chez moi, j’y repense. J’ai comme une illumination ! Je comprends que le problème s’est trouvé dans l’utilisation des mots. En effet, mon collègue lui a demandé de lui rendre un service, mais dans « rendre un service » il y a « service » qui, pour lui, implique une tâche à accomplir plutôt qu’une aide gratuite offerte avec plaisir ! La voilà la raison de son refus ! Pour Tony, le service est une obligation et non quelque chose qu’on fait volontairement pour aider.


Un autre exemple me vient aussi. Au début de son accueil sur le groupe, une des spécialités de Tony était de poser des questions « philosophiques » juste avant de dormir comme, par exemple, « pourquoi il pleut, comment est fait la pluie ? » ou encore « est-ce que tu préfères avoir la force d’Hulk ou les pouvoirs magique de Tornade ? », ou bien « si tu pouvais choisir tu préfèrerais être super rapide ou invisible ? ». Un soir, il avait questionné un de mes collègues sur les bombes nucléaires et sur le fait qu’elles puissent nous faire tous exploser. Mon collègue, peu informé sur le sujet, voulant surtout que Tony cesse de discuter et s’endorme, lui a répondu : « en tout cas, on ne va pas exploser ce soir ! », et puis pour faire un peu d’humour, il avait ajouté : « mais peut-être demain ». Tony n’a pas dormi de la nuit, persuadé qu’une bombe allait exploser. Nous avons vite repris les choses avec Tony, en lui donnant des informations concrètes grâce à des livres ou à des documentaires dans le but de le rassurer, tout en lui donnant des faits réels. Nous avons appris grâce à cela l’importance des mots et des faits pour lui.


Lorsqu’il fait ses devoirs, Tony adopte des positions toutes plus inconfortables les unes que les autres : allongé par terre, à moitié par terre, à moitié sur le lit ou sur des coins de tables. Pour moi, l’essentiel est qu’il fasse ses devoirs, peu importe la posture. Je ne lui demande pas de s’asseoir à son bureau, je m’installe par terre avec lui. Ses cahiers, à l’image de sa tête sont désordonnés : des feuilles non collées, numéros d’exercices non notés. Le pire, c’est en mathématiques où il n’utilise jamais le haut du cahier ; tous les exercices étaient faits en bas de page. Lorsque je le questionne, il me dit avec un petit rictus qu’il n’aime pas trop, les hauts de page, car c’est trop haut.


Tony est régulièrement en décalage avec la réalité, il n’est pas là ou il devrait être, répond à côté de la plaque. Cela peut être exaspérant, surtout sur des temps de collectivité. En octobre, nous avons organisé un weekend d’intégration avec tous les jeunes et tous les éducateurs du groupe. L’idée étant de créer un lien, une unité entre les jeunes du groupe et les éducateurs. Tony était perpétuellement déconnecté du reste du groupe, encore en pyjama, devant la télé, alors que tout le monde est déjà prêt et l’attend : « Oui, mais on ne m’a rien dit à moi ! », pas présent aux rendez-vous donnés, en retard aux repas. Le dernier jour, nous sommes allés au buffet chinois à volonté. Nous avions bien expliqué le concept du « à volonté » aux jeunes, mais pourtant Tony n’a pas compris et est sorti du restaurant avec un petit panier repas dans ses mains et dans ses poches (beignets, desserts, bonbons...). Lorsque nous avons repris avec lui, il semblait stupéfait et ne comprenait pas pourquoi nous étions fâchés : « C’est à volonté, je peux tout prendre ! ». Il était vraiment à la marge du groupe et cela pouvait être assez agaçant. Il peut susciter du rejet. Il semble très nonchalant et semble presque l’avoir fait exprès. Bien que cela puisse énerver, fatiguer, Tony ne le fait pas exprès.


Je suis peut-être étrange mais j’adore ses bizarreries, son décalage, m’allonger sur le sol pour faire les devoirs, lorsqu’il répond à côté de la plaque. Même si moi aussi, des fois, cela me rend dingue. Ils font de lui ce qu’il est, c’est sa signature, ce qui le différencie des autres. Ce qui le rend attachant. Mon rôle est de l’accompagner dans sa différence. Je ne veux pas le formater. Il faut qu’il garde sa pâte mais elle doit rentrer dans la forme donnée par la société. En tant qu’éducatrice mon rôle implique de lui permettre d’évoluer dans un cadre tout en appréciant sa différence. Je dois l’aider à trouver sa place.


Le premier cadre auquel il se confronte est celui de l’école. C’est là qu’il fait ses premiers pas dans la société.


Tony en primaire : « Responsable des exercices de maths »


Depuis son arrivée, Tony est scolarisé dans la même école élémentaire. C’est un petit établissement du village où tout le monde se connaît, situé tout près de la maison d’enfants. Tony a des difficultés dans les apprentissages. Il n’a pas de problème cognitif mais semble avoir de grandes difficultés à se concentrer. Il faut constamment le recadrer et capter son attention. Cela dit, lorsque le sujet le passionne, la tâche est beaucoup moins ardue. Tony se montre concentré et intéressé. Les mathématiques et les sciences sont ses matières préférées, il a un très bon niveau et peut même aider ses camarades en difficulté.


En CM1, son maître suggère un redoublement. Le choix étant laissé aux familles, le père de Tony refuse le positionnement de l’école. Il émet le souhait qu’un bilan plus approfondi soit engagé. Il évoque une forme d’ennui de la part de son fils et ne conçoit pas qu’il soit en difficulté. Tony passe donc en CM2. Dans sa nouvelle classe, une rencontre a lieu entre Tony et sa maîtresse. Il noue une vraie relation avec elle. Elle le comprend et reconnaît sa singularité. Elle lui permet de lire ou de dessiner lorsqu’il semble difficile pour lui de se concentrer ou de terminer le travail engagé. Elle est sa confidente et lui permet de se sentir bien. Elle reconnaît sa différence sans pour autant en faire une faiblesse. Elle fait de sa singularité une force. Elle le nommait, par exemple, responsable d’un exercice de math, il devait l’expliquer aux autres et les corriger. Ou encore, elle lui permettait de faire régulièrement des exposés sur des sujets qui l’intéressaient. Entre sujets sur les super-héros ou sur des faits scientifiques, je me rappelle un exposé sur le couscous qui a eu beaucoup de succès !


Je suis en lien régulier avec elle. Lorsqu’une proposition d’orientation en SEGPA est faite par le directeur de l’école, elle s’y oppose. Elle est convaincue que Tony a toutes les capacités pour aller au collège. Bien qu’il ait besoin d’être soutenu, elle croit en son potentiel. Nous nous questionnons sur la possibilité d’une reconnaissance MDPH, afin de lui obtenir un accompagnement en classe. En milieu d’année, la psychologue scolaire lui fait passer le WISC (test permettant d’évaluer l’efficience cognitive de l’enfant). Les résultats révèlent que Tony possède un quotient intellectuel élevé et qu’il ne présente aucun retard cognitif. Il est capable d’élaborer ses idées de manière précise et dispose d’une excellente capacité d’expression. Cela confirme le positionnement de la maîtresse et le nôtre : Tony n’a pas sa place en SEGPA. Il est capable d’aller dans une classe ordinaire au collège.


En fin d’année, nous luis faisons pratiquer un bilan psychométrique. Il met en évidence son trouble de l’attention mais aussi que c’est un enfant avec un haut potentiel intellectuel, dit HPI. Je mets cela dans un coin de ma tête. Cela peut nous donner des éléments de compréhension mais j’ai du mal à y mettre du sens. J’ai le sentiment que ça veut tout et rien dire.


Tony au collège : « Autiste » ?


En septembre 2022, Tony fait son entrée au collège. Je me questionne sur sa rentrée, dois-je présenter le jeune au collège afin d’éviter qu’il soit stigmatisé ? Apporter des éléments de compréhension au corps enseignant afin qu’il puisse l’accompagner au mieux ? Cependant, je crains que cela puisse avoir l’effet inverse en le catégorisant et en renforçant la stigmatisation liée à sa différence, le faisant se sentir exclu des autres. Tony, quant à lui, est confiant et il envisage la rentrée avec beaucoup de sérénité. Il ne semble pas perdu ni inquiet. Il est comme les autres jeunes de son âge. Je décide donc de le laisser gérer et s’intégrer du mieux possible. Mais très vite, les choses se corsent, si je puis dire. Nous sommes interpellés par le collège qui a très vite décelé les différences de Tony.


Lors d’un premier rendez-vous avec sa prof principale, les choses m’apparaissent clairement. Elle pense que Tony est autiste et que nous avons manqué cela. Elle évoque ses comportements différents des autres jeunes comme, par exemple, son isolement, sa volonté d’être seul parfois, sa présence quotidienne au CDI, le fait que, lorsqu’elle discute avec lui, il a du mal à la regarder dans les yeux. Elle parle aussi de son agitation et de ses comportements pas adaptés, comme le fait de rentrer dans le bureau de la CPE sans y avoir été convié.


Je culpabilise, je m’en veux de n’avoir pas pris les devants. J’aurais dû anticiper. Tony s’est perdu dans cette immensité qu’est le collège, une machine à instruire très impersonnelle où il est attendu de se conformer au parcours préétabli. Ce qui est impossible pour Tony. Au début, il donne le change et semble réussir à s’accrocher mais, très vite, nous avons pu voir apparaître des difficultés.


Tony est un jeune agréable qui ne posait pas de soucis de comportement ni au sein de l’école ni au sein du foyer. Comme dit plus haut, il a un bon caractère et ne supporte pas l’injustice. Il peut se montrer tenace lorsqu’il se sent bafoué mais jamais de violence ni d’agressivité. Pourtant, au sein du collège, des comportements agressifs ont commencé à voir le jour, disputes et bagarres avec d’autres camarades, comportements provocants envers les professeurs et, pour finir, doigts d’honneur derrière le dos de son professeur de français. Ce qui conduira à une procédure disciplinaire en novembre. Cela a été très violent pour le jeune, pour moi et pour l’institution. Je n’ai pas compris la réponse du collège, elle m’a paru injuste et démesurée ! On n’essaye pas de le comprendre, on le sanctionne ! Cette situation était tellement insupportable pour moi que j’ai préféré laisser ma collègue y aller à ma place, de peur que certains mots dépassent ma pensée. Le directeur et la cheffe de service était aussi présents. Tony s’est retrouvé face à une quinzaine d’adultes, c’était son procès ! Pour la MECS, il s’agissait là de réinstaurer un lien avec le collège et de permettre un travail avec Tony. Ce fut difficile, mais porteur pour le jeune. Il ne sera pas exclu mais aura un sursis d’un an. Il changera également de classe.


Tony a été très touché par ce rappel à l’ordre. Il a d’ailleurs écrit une lettre d’excuses à son professeur, dans laquelle il a pu expliquer son mal-être et les raisons de son geste : « je suis toujours tout seul », « je n’ai pas d’amis », « j’ai fait ça pour faire l’intéressant, pour que les autres m’apprécient ». Il était vraiment mal et se remettait beaucoup en question, il se sentait différent et ne trouvait pas sa place.


En janvier, un rendez-vous a eu lieu au collège avec la psychologue scolaire et le corps enseignant. Le but étant de nous expliquer ce qu’est un HPI et de voir comment le travail sera adapté. La psychologue nous remet des documents et je me rends compte qu’il s’agit là de trouver une case dans laquelle ranger Tony. Il y a plusieurs « sortes » d’HPI. Il y a les performants, les autonomes, les inhibés, les provocateurs, les sous-réalisateurs... Pour moi, il est tout ça à la fois ! Cela n’a pas vraiment de sens. Avec ma collègue présente, on cherche ce qui lui ressemble le plus, dans quel item le ranger. Est-il plus provocateur ou persévérant et curieux ? A-t-il des difficultés à être avec ses pairs ou cherche-t-il à s’intégrer mais reste en décalage ? Oui, certains propos ou prédicats le concernent, mais ce n’est pas lui ! Cela ne reflète pas sa véritable identité, sa singularité propre. Ce sont des termes généraux. Au contraire j’ai l’impression qu’on l’enferme dans quelque chose, qu’on lui enlève son authenticité.


Je comprends, en observant la réaction et l’implication du corps professoral, que cette classification, cette catégorisation est rassurante pour eux. Ils ont des consignes pour l’accompagner au mieux. Cela donne du sens à leur prise en charge, ils reconnaissent sa différence, et cela devient supportable. Donner un nom à cette différence permet au collège d’accueillir Tony et de lui trouver une place.


Conclusion


Aujourd’hui, Tony se porte bien ! Il se sent mieux au sein du collège. Il semble rassuré et motivé pour faire de son mieux. Récemment, il a pris l’initiative de s’installer à son bureau, il m’a même demandé de l’aider pour le ranger ! Ce n’est pas encore gagné mais, désormais, il écrit les numéros d’exercice. Alors, pas parce que c’est demandé, mais parce que ça lui permet de prouver qu’il a bien fait ses devoirs. Auparavant, nous devions fouiller dans son cahier et, parfois même, lui ne les retrouvait pas. Nous les lui faisions alors refaire, ce qui l’énervait beaucoup. Ainsi, selon sa logique, noter les exercices permet de montrer qu’il les a bien réalisés. Pour ma part, cela me convient parfaitement.


La reconnaissance de sa différence lui permet de se sentir bien et de trouver sa place. Il est considéré et apprécié par les autres. Ce n’est pas la même chose de parler de lui en tant que responsable des exercices de maths que de lui en tant qu’autiste. Cela change sa manière d’être. Il semble donc évident que la manière dont nous accueillons et nommons la différence chez un jeune a une incidence significative sur lui. Je dirais même que cela détermine son comportement. Plus il se sent compris et accepté, plus il peut s’épanouir !

Cette expérience avec Tony m’a appris l’importance de la bienveillance de l’écoute et de l’adaptation dans mon rôle d’éducatrice. Chaque jeune est unique, avec ses forces et ses faiblesses, et il est de notre responsabilité de créer un environnement inclusif où chacun peut s’épanouir.






Terrain ou terreur de la différence

Viviana Saint-Cyr, psychologue à la MECS Bois Renard


Commencez par ne pas croire que vous comprenez

J. Lacan, Le Séminaire, livre iii



Lucile nous propose une réflexion autour de l’accueil : qu’est-ce qu’on accueille et comment le fait-on ? Dans la situation qu’elle nous présente, il s’agit d’accueillir ce qu’elle appelle « la différence » de Tony, son décalage, son débordement, le fait qu’il ne rentre pas dans la case. Sommes-nous disponibles pour l’accueillir ? disponibles professionnellement parlant, chacun d’entre nous, mais également en tant qu’institution, les institutions socio-éducative et scolaire, sont-elles en mesure de l’accueillir ?


Voilà des questions intéressantes qui surgissent de la lecture du texte de ma collègue éducatrice. Elle nous transmet sa manière à elle, sa disponibilité d’accueillir Tony : « Je dois être étrange » nous dit-elle « mais j’adore les bizarreries de Tony ». Non seulement elle accepte les positions biscornues du corps dans lesquelles se met celui-ci, mais elle les adopte elle-même, elle adopte ces formes afin de l’accompagner à faire ses devoirs, et ça marche ! La maîtresse du primaire aussi, elle l’accueille à sa manière. Nous entendons comment elle sait faire avec Tony, elle le nomme « responsable d’un exercice de maths ». Le décalage du jeune enfant ne la dérange pas ; loin d’être pointé du doigt, il est reconnu et mis à une place tout à fait acceptable pour lui, pour les autres et pour la maîtresse. Cela permet à Tony de faire lien social, de vivre sa vie d’écolier.


À la maison d’enfants, le désir de l’éducatrice lui permet de s’inscrire parmi les autres. Lucile nous parle de la vie en collectivité, du transfert, des « services » que Tony et ses camarades doivent accomplir. Accueillir la différence de Tony, aimer sa différence, amène l’éducatrice à se questionner sur les mots, les mots qu’on adresse à Tony, les mots qu’on utilise pour parler de lui, pour nommer ce qui le déborde, les effets que ces mots ont sur l’enfant.


En psychanalyse, on appelle cela les signifiants. Comme le dit Lucile, ce n’est pas du tout la même chose d’épingler Tony par le signifiant « responsable d’un exercice » que par celui d’ « autiste » ou le tout dernier « HPI », haut potentiel intellectuel.


Ces mots avec lesquels nous parlons des enfants, ces signifiants que nous utilisons et qui circulent dans nos institutions, sont vraiment des lieux où l’enfant peut trouver, ou pas, une place vivable pour lui dans ce monde où on doit composer avec les autres. Ces signifiants peuvent nous permettre et permettre à l’enfant de supporter un peu mieux ce qui le dépasse, ses « bizarreries » comme les appelle Lucile.


« Haut potentiel intellectuel » est un signifiant qui permet au collège de donner une place à Tony, « autiste » le permettait moins. HPI est un concept « scientifique » qui circule un peu partout. Il est à la mode, popularisé par une série qui le prend pour titre et pour thème. Mais qu’est-ce qu’il nomme ce signifiant ? Eh bien, il nomme énormément de choses. Je suis d’accord avec ma collègue lorsqu’elle affirme qu’il veut tout et rien dire. Il peut nommer la position d’exception que prend Tony parfois, sa fuite d’idées, un trop de jouissance, il peut être aussi utilisé pour justifier l’échec.


Or, vous l’aurez bien remarqué, Tony, lui, n’en fait pas vraiment usage de ce « HPI ». Il se nomme plutôt « gamer » ou « tête en l’air ». Il a même l’air de s’amuser avec cela. Il s’amuse un peu moins avec d’autres signifiants comme « service » où la littéralité ne laisse aucun espace pour que ce mot puisse venir dire autre chose que « faire son service » à la maison d’enfants ; de même « à volonté » veut dire cela « à volonté, je peux tout prendre ! » ; parler d’une « bombe nucléaire » peut rendre réellement présente « La bombe nucléaire ». Le mot est la Chose. Une bombe nucléaire dans la bouche d’un éducateur peut devenir La bombe nucléaire, cette Chose affreuse et inhumaine qui peut rayer de la carte des villes entières. On entend pourquoi Tony n’a pas dormi de la nuit.


La préoccupation de Lucile dans cette vignette est comment accueillir la différence, comment la nommer et quels effets cela a sur l’enfant ? C’est une question clinique à laquelle l’éducatrice ne répond ni par le sentimentalisme ni par des éléments psychologiques. Ceci me semble d’une haute importance, aussi haute que la potentialité intellectuelle de Tony.


Dans nos institutions éducatives, nous essayons de ne pas réduire l’enfant aux éléments psychologiques, voire psychologisants, qui soumettent souvent le sujet à l’interprétation que nous pouvons nous faire de sa vie. Quand il venait me voir, plutôt au début de son accueil à la maison d’enfants, il ne me parlait pas de sa famille, ni de sa mère, son père, sa vie avant le foyer. Je ne le questionnais pas non plus, c’était un choix de ma part. Il n’y avait pas de symptômes inquiétants. Tony était en décalage, oui, il n’était jamais là où on l’attendait, Lucile l’illustre très bien dans son texte. Il était différent mais il réussissait à s’inscrire dans la maison d’enfants et à l’école primaire, il avançait, apprenait, grandissait. C’est un enfant placé, certes, avec une histoire complexe que nous connaissons bien et prenons très au sérieux, mais nous ne nous appuyons pas tout le temps sur cela pour l’accompagner au quotidien. Quand il venait à mon bureau, et il venait toujours à sa demande, c’était pour faire des constructions, d’ailleurs très étonnantes et avec une rapidité épatante.


Mais arrive un jour cet évènement où pour la première fois de son existence Tony devient agressif, il fait un gros doigt d’honneur au professeur principal. Qu’est-ce qui s’est passé ? La cause n’est pas à chercher dans son placement, ni dans son histoire difficile, ni dans le fait qu’il soit enfant placé. La cause, me semble-t-il est à chercher du côté du signifiant. Ce n’est pas la faute à Voltaire, c’est la faute au signifiant ! Tony ne trouvait plus sa place, il était déboussolé, sa professeure aussi d’ailleurs et, avec elle, les professionnels du collège. Leur désorientation a trouvé fin lorsque le signifiant HPI est venu rendre supportable, acceptable, valorisable même, le décalage de Tony. Cela permet au collège de lui donner une place suivant un protocole établi. Ce qui semble marcher, ça leur donne la possibilité de « comprendre » Tony ; cette compréhension convient tout à fait à l’institution scolaire pour accomplir la mission qui est la sienne.


Mais nous aurions tort si, à la maison d’enfants, nous nous mettions à « comprendre » Tony de la sorte. Car la compréhension est du côté de l’explication qui peut aller jusqu’à la réduction et la totalisation. Nous ne réduisons pas Tony aux éléments psychologiques de son histoire, nous ne le réduisons pas non plus à un concept à la mode. Nous essayons surtout d’« entendre » – et non pas de « comprendre » – les signifiants qui comptent pour lui.


Il ne s’agit pas de boucher le réel insupportable mais de l’accueillir. C’est ce que fait Lucile, c’est le désir de l’éducatrice, soutenue par l’institution, qui constitue un lieu de l’Autre pour Tony, un lieu où il peut se loger, un lieu où ce sont ses bizarreries et ses positions biscornues qui l’aident à avancer et grandir.





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