Jules a 3 ans lorsque je le rencontre pour la première fois à mon cabinet. Un diagnostic d’autisme a été posé en CMPP quelques semaines auparavant.
Sa mère me le présente ainsi : « Il ne parle que de lettres. Il s’en sert comme les autres enfants se servent de jouets, mais souvent quelque chose bloque et alors il hurle et se fait mal. Quand ça ne bloque pas, Jules ne peut parler que de lettres. Il m’a dit l’autre jour que le « B » l’embête. Il épèle sans fin les plaques minéralogiques, les mots sur les affiches, les marques, les titres de livres, tout. Il regarde en boucle des comptines sur YouTube qui concernent l’alphabet. » Jules sait déjà lire et écrire. Il a une connaissance étendue de trois langues, effectue des additions et soustractions simples. Tout cela, il l’a appris seul, via internet. Jules exige de sa mère qu’elle soit présente quasi en permanence à ses côtés.
Madame s’inquiète surtout de ces moments de blocage qui amènent son fils à s’automutiler. Je retiens que ce jeune garçon décompose tout ensemble écrit entrant dans son champ de vision en ses éléments minimaux, chiffres et lettres, que cela occupe toute son attention, qu’il est au travail.
Premier contact
Jules prend et déplace des livres de ma bibliothèque. Il n’a aucun intérêt pour les jouets. Il se saisit d’un livre dont le titre est « DADO », va vers sa mère, lui montre la couverture et dit : « D-A-D-O, D-A-D-O… ça fait quoi D-A-D-O ? Ça fait quoi ? » Elle renvoie sa question et Jules répond : « DADO… D-A-D-O, ça fait DADO ! » Il attend son approbation, puis peut passer à autre chose.
La nécessité de sa confirmation et l’exigence de sa présence montrent qu’elle est en place de double autistique pour Jules, c’est-à-dire d’un objet maîtrisé et familier pour l’autiste qui localise la jouissance, avec lequel il entretient une relation fusionnelle, protectrice, voir animante.
À la décomposition des mots en lettres, s’ajoute donc en séance, une question dont il connaît la réponse, portant sur la phonation de ces éléments lorsqu’ils se combinent. Soulignons que le sens ne l’intéresse aucunement.
Je fais le pari de noter les lettres qu’il cite à l’arrière de mes cartes de visite et dis ce que je fais à la cantonade, sans le regarder. Il s’approche, souriant, observe ce que je fais, prend les cartes. Jules me regarde directement pour la première fois en me demandant d’écrire d’autres combinaisons de lettres. Lorsqu’il me demande « ça fait quoi ? », je réponds sur le même mode que sa mère, copiant son double, afin de pouvoir progressivement occuper cette place pour lui. Il s’installe par terre et dispose les cartes en ligne devant lui, toute son attention concentrée sur elles.
Blocage
Jules revient vers moi et me pose la question : « Ça fait quoi F et U ? » Je la lui renvoie, mais, malgré ses essais, il ne peut formuler la réponse, aller au-delà de « Ça fait… », qu’il répète sans cesse, son corps se tend et il se met à tourner sur lui-même de plus en plus vite, puis se mord.
Voici ce que sa mère appelle blocage. Me vient à l’esprit d’adresser à la cantonade la question suivante : « Est-ce que Jules connait le point ? Le point, ça arrête l’alphabet. » J’écris un point sur une carte et la lui montre. Jules se calme progressivement en la regardant et en répétant mes paroles. Il prend la carte, l’observe et va la montrer à sa mère qui confirme mes dires. Jules s’apaise et se blottit dans ses bras.
Cette intervention a produit un premier effet limitatif apaisant. Le passage par la confirmation de son double aura été nécessaire.
Que se passe-t-il ? Un bout de phrase se met à se répéter en boucle et cela affecte le corps, la pensée et la parole de Jules qui se met à tourner en rond, tout comme tourne en rond ce bout de phrase. Le sujet tente d’y mettre un terme en produisant réellement une coupure dans le corps par la morsure.
Effets
À la seconde séance, la mère me dit que Jules décompose moins les mots et fait de toutes nouvelles choses. Il s’intéresse aux marques de voiture, aux logos et plus seulement aux plaques d’immatriculation. Il a commencé à jouer avec les petites voitures qui lui avaient été offertes, mais auxquelles il ne s’était jamais intéressé auparavant. Elle est très émue de voir son fils jouer « comme tous les petits garçons ».
Sur le chemin vers mon cabinet, il lui a dit qu’ils allaient voir « le docteur de l’alphabet ». Elle relate aussi que lorsque Jules s’est retrouvé en difficulté en rencontrant une voiture de marque Fiat à laquelle la lettre « F » manquait, il s’est alors écrié qu’il fallait le dire à « Amaury Cullard, le chef des lettres ».
Ces titres me semblent pointer précisément la fonction que Jules m’a attribuée suite à mon intervention, et marquent son transfert. « Chef des lettres », autorité à laquelle il faut reporter tout manquement des lettres (le F manquant à Fiat), semble montrer que j’incarne pour lui le garant des règles d’ordonnancement du langage et de ses éléments. « Docteur de l’alphabet », dit l’effet thérapeutique de l’intervention et m’attribue en même temps un savoir, un savoir-y-faire avec l’ « alphabet », mot que j’avais moi-même extrait des paroles de son double. Il semble m’avoir, d’une certaine façon, attribué les caractérisques données au point dans mon intervention.
Au fil des séances, le besoin de décomposer toutes les inscriptions rencontrées diminue, jusqu’à rapidement disparaître.
Jules était déjà au travail d’essayer de constituer un lien univoque entre manifestation écrite et orale de la langue, de stabiliser via des règles l’organisation des signes et leurs relations pour atteindre à une forme d’immuabilité. Celle-ci vise à éviter toute atteinte de son système de signes, à mettre à distance l’équivoque et constitue un bord pour le sujet. Ce bord, pas sans faille, n’empêchait pas le retour de la jouissance dans le corps, d’où la nécessité de, sans cesse, le constituer/reconstituer. Il me semble que mon intervention via l’introduction d’un principe régulateur, le point, sous la forme d’une règle, avec un support visuel (écrit sur une carte de visite) et confirmé par son double, a permis de grandement consolider le bord de ce sujet et, ainsi, de fixer la jouissance, au sens de limiter ses intrusions. La disparition de la décomposition en est l’effet et la preuve.
Les intérêts de Jules, suite à cette séquence, se diversifient et il commence à pouvoir faire lien social avec d’autres personnes que ses doubles. Cela le confronte de fait à d’autres difficultés. Il demande à me rencontrer lorsqu’il en a besoin.
Amaury Cullard
[1] Un grand merci à Philippe Cullard, Armelle Guivarch, Laurent Dupont et Fouzia Taouzari pour leurs commentaires et nos échanges qui m’amenèrent à modifier ce texte et son titre depuis sa présentation lors des dernières Journées de l’ECF en novembre 2023. Tous mes remerciements à Philippe Lacadée pour son soutien et sa proposition de publier ce modeste texte dans le journal « Le Pari de la Conversation ».
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