Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil ! — Et ne m’objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas.
Écoutez bien ceci : tête-à-tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l’oreille au plus mystérieux
De vos amis de cœur, ou, si vous l’aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu ;
Ce mot que vous croyez qu’on n’a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre !
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
— Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle ! —
Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera.
Il suit le quai, franchit la place, et caetera,
Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez l’individu dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé,
Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive, et, railleur, regardant l’homme en face,
Dit : — Me voilà ! je sors de la bouche d’un tel. —
Et c’est fait. Vous avez un ennemi mortel.
Victor Hugo (1802-1885), Toute la lyre, III, XXI (1888)
« Le mot » est un poème posthume de Victor Hugo, publié en 1888 dans le recueil Toute la lyre. Il semble dater de 1836.
« Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites… » : dès le début du poème, le premier vers inscrit « le mot » dans un système d’énonciation, du latin muttum dérivé de l’onomatopée mutmut (murmure, son à peine distinct), qui lui-même vient de l’onomatopée mu (murmure), d’ailleurs, il est murmuré « à l’oreille du plus mystérieux / De vos amis de cœur », ou « murmuré tout seul ». « Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes ; / Tout, la haine et le deuil ». Ainsi animé d’intention agressive, le mot s’incarne en personnification allégorique : « Ce mot – que vous croyez qu’on n’a pas entendu, […] / Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre ». Il se change en marcheur : « Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main, de bons souliers ferrés, un passeport en règle », et poursuit la course de ses métamorphoses fantastiques, s’affranchissant de toute contrainte physique pour traverser l’espace : « Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues / Et va, tout à travers un dédale de rues, / Droit chez le citoyen dont vous avez parlé. / Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé, / Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe, / Entre… », et se présente, « regardant l’homme en face » : “Me voilà ! Je sors de la bouche d’un tel“ ».
Claire Gracieux, de l’Université Paris-Est-Créteil, a étudié le statut très particulier et important du mot dans Les Contemplations de Victor Hugo[1] : « Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu »[2]. Elle montre notamment comment, dans Les Contemplations, le mot est, paradoxalement, tour à tour personnifié et réifié, à dix vers d’intervalle :
« Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant
[…]
Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses »[3]
Ce double statut se déduit du poème : le mot, être vivant, voyage vers son destinataire, et, chose, le touche en plein cœur, selon le principe de Jacques le Fataliste, dont le capitaine disait « que chaque balle qui partait d’un fusil avait son billet ». Le pouvoir pragmatique de cet « être vivant » – cette « chose » – qu’est le mot est ici souligné :
« Le mot veut, ne veut pas, accourt, fée ou bacchante,
S’offre, se donne ou fuit […]
Il frappe, il blesse, il marque, il ressuscite, il tue. »[4]
Pour Lacan, « ce n’est pas le mot qui peut fonder le signifiant. Le mot n’a d’autre point où se faire collection que le dictionnaire, où il peut être rangé. »[5] Le « mot » de Hugo est bien, lui, un signifiant, qui part de l’un et affecte l’autre, lui laissant sa marque au point de s’en faire « un ennemi mortel ». Le mot, passant par le mouvement dynamique de la parole en marche, même inconséquente, agit sur l’autre, se fait acte.
Car c’est bien de la conséquence d’une parole qu’il est question dans ce poème. Parole échappée, même en secret, qui gonfle et se fait rumeur, susceptible de se répandre dans les salons, à l’époque de Victor Hugo, ou aujourd’hui dans les cours d’école, où la réputation est un enjeu social déterminant pour les adolescents. De même, de nos jours, « tête à tête, en pantoufle, / Portes closes, chez vous », …et derrière un écran d’ordinateur, « le mot » de Victor Hugo aura tôt fait de se répandre en fake news, ou de se démultiplier en harcèlement de meute. Il n’en frappera pas moins fort ses cibles – « Il frappe, il blesse, il marque, […] il tue » – et les ravages seront immenses, parfois dramatiques. L’usage des réseaux sociaux par les jeunes, si les adultes ne sont pas en reste, donne un écho de modernité à ce poème qui ne laisse pas insensible le lecteur contemporain, qui l’éclaire d’un sens nouveau, tel que le poète n’aurait su le prévoir. Le mot parvient toujours à ses fins.
Marianne Bourineau
[1] Gracieux C., « Au commencement était le terme. Le statut du mot dans Les Contemplations de Victor Hugo », in Jaubert A., Launay A.-M., Paillet A.-M., Le Sel de la langue, Presses Universitaires de Valenciennes, 2015. En ligne : https://hal.science/hal-02079142/document
[2] Hugo V., Les Contemplations, « Suite », I, 8, Poésie / Gallimard, 1973, p. 51 (dernier vers du poème).
[3] Ibid., p. 48-49.
[4] Ibid, p. 49.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 22.
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