En fin de compte, il n’y a que ça, le lien social. [1]
Tandis que le Coronavirus se répandait sur la surface de la planète, des psychanalystes ont choisi d’évoquer leurs inventions pour éviter d’être réduits au silence. Ainsi, dans un entretien intitulé « Le virus, et la joie de l’écriture » [2], Violaine Clément interroge Philippe Lacadée sur ce qui fait rencontre pour lui. Il indique à cette occasion combien la pandémie provoque une poussée de l’imaginaire chez ses patients et dans quelle mesure le bien-dire et les échanges entre les disciplines peuvent contribuer à faire déconsister les angoisses, renvoyant au manque qui nous fonde. Une telle orientation dans un contexte anxiogène peut nous servir de boussole face à un symptôme sur le devant de la scène, le harcèlement à l’école. Le poids des discours qui circulent et qui sont fondés sur une approche univoque du signifiant et de la norme ne protège généralement pas les adolescents des passages à l’acte, quels qu’ils soient. En effet, le modèle de la communication et du sens qui le génère (émetteur-message-récepteur) ne tient pas compte de l’enracinement du désir du sujet dans les profondeurs de son corps sexué, de la dimension dialectique qui traverse son rapport au phallus, de l’énigme de sa jouissance. D’un adolescent à l’autre, les ressemblances sont toujours trompeuses et peuvent nous égarer. Offrir une place à l’inédit véhiculé par les mots précis de chacun est la condition pour que celui-ci puisse situer sa propre norme singulière dans le lien social, sans que ne s’éveille la bête immonde hébergée en tout être.
Face à la problématique actuelle du harcèlement, et à son amplification du fait des réseaux sociaux, des réponses sont apportées par le gouvernement sous formes de campagnes de sensibilisation, de questionnaires univoques adressés aux enfants et aux adolescents de la classe de CE2 à la classe de Terminale. Il s’agit de cibler les cas où la souffrance d’un enfant pourrait le conduire au pire, comme survenu récemment dans plusieurs situations médiatisées. Pourtant, à saisir la problématique à partir d’un S1, « le harcèlement », coupé de tout S2, court le risque de figer les positions, de convoquer les figures du « bourreau » et de la « victime » qui, si elles offrent l’intérêt de la simplicité au premier abord, noient finalement l’histoire intime de chacun. Ma question, face aux déchaînements des actions, comme pour voiler ou masquer l’insupportable que chaque drame porte, peut se formuler ainsi : cherche-t-on réellement à savoir ce qui se joue dans une situation de harcèlement ? Il m’apparaît en effet que faire consister l’Autre qui aurait à répondre du vécu des enfants et des adolescents ne peut que renforcer les processus ségrégatifs chez ces derniers, d’autant plus dans un contexte où les adultes, notamment dans le champ politique et dans le champ médiatique, ne se font pas responsables de leur parole et sont aussi dans une forme de surenchère et de violence verbale permanentes. L’époque est à la promotion de la jouissance, les idéaux ne tenant plus le haut de l’affiche, saisir ce qu’il en est de la pulsion de mort en creux du sujet, élaborer à partir d’une conception de l’humain qui ne le résumerait pas à un moi autonome mais le situerait avec son inconscient, esquisserait les lignes d’un autre débat, peut-être plus digne.
Il y a quelques années, l’un de mes élèves en classe de cinquième, Joachim, perturbait sérieusement le déroulement des cours. Il semblait interpeller constamment d’autres élèves dans la classe mais parlait en réalité à la cantonade : « De toute façon, j’ai pas envie d’être là… », « Toi, tu sais rien de moi… », « Vous pouvez continuer, moi, ça m’intéresse pas. », etc. Il n’avait pas de lieu d’adresse précis, il s’enlisait dans sa propre parole, s’excluait progressivement de tout lien à l’Autre. Quelques jours avant les vacances de la Toussaint, je rencontrai sa mère car j’étais déjà épuisé de nos confrontations. Je mis en évidence que le cahier de cours n’était pas tenu correctement. Je proposai qu’il emprunte le cahier d’une camarade et qu’il profite de la période de vacances pour rattraper ce qui n’avait jamais été copié. Je n’étais pas convaincu de la valeur d’une telle exigence, je constatais que la mère était démunie face à l’évolution de son fils. Elle parlait de lui comme de l’enfant qu’il n’était déjà plus, elle donnait à voir sa difficulté à « l’éduquer », était surprise chaque fois que je donnais la parole à ce jeune garçon qu’elle ne savait pas ou plus entendre. Les mois passaient, je me débrouillais tant bien que mal pour garder Joachim en classe sans pour autant savoir quoi faire de sa parole. Il parvenait néanmoins à me faire entendre lors d’un cours mouvementé qu’une autre enseignante l’envoyait « au placard » quand son attitude n’était pas adaptée... Le camarade assis à côté de lui confirma, il faisait lui aussi les frais de la posture « pédagogique » et me dévoila que le « placard » était en fait le petit débarras derrière la salle de classe. J’exigeai des deux élèves qu’ils trouvent une solution pour ne plus jamais se retrouver dans ce lieu clos.
Plusieurs jours plus tard, en début de cours, Joachim me demanda si je pouvais porter sa sacoche Adidas autour de mon cou pendant un instant, forme d’accroche au corps enseignant, ou façon de le mettre dans le coup. Je craignais une entourloupe mais, devinant un véritable désir derrière cette demande atypique, j’acceptai et le conviai à m’en dire plus sur la raison d’une telle envie pressante. Au fil de l’heure, lors de pauses de travail individuel, Joachim parvint à me faire expliquer par son camarade qu’il souhaitait vendre la sacoche pour s’acheter de l’herbe, qu’il revendrait à son tour pour se faire de l’argent. J’appris aussi que Joachim passait du temps à se travestir et à échanger sur le net avec un adolescent qu’il ne connaissait pas et qui se masturbait devant lui. Il en riait, se moquait de l’adolescent mais l’angoisse était là. Joachim refusa néanmoins que je puisse répéter ces faits à la CPE de l’établissement. Je demandai conseil à mon psychanalyste qui me dit d’entendre la crainte de l’élève que certaines informations soient en partage, ce qui est une pente dans le discours éducatif. Je suivis cette proposition et échangeai avec la collègue, elle-même aux prises avec des situations sensibles, sans développer plus avant les questions de l’enfant. En fin d’année, Joachim avait toujours sa sacoche. Nous discutâmes un après-midi où nous nous croisâmes dans un couloir, je lui dis ma confiance en lui et mon souhait qu’il n’agisse plus pour répondre à la demande de l’Autre. J’ajoutai qu’il pouvait se fier à son camarade principal pour le soutenir. Il m’apprit qu’il n’allait plus « au placard » pendant le cours de ma collègue.
Peu avant la séparation pour l’été, les élèves purent me dire par quels noms Joachim pouvait les appeler dans la cour de récréation ou au réfectoire : « Espèce de gros porc ! », « T’es qu’une fille ! », « Retourne aux chiottes ! ». Je n’étais pas complètement surpris même si je découvris en même temps que la pratique avait quasiment cessé, ce que me confirma une lettre que les élèves m’adressèrent l’année suivante alors que leurs liens se nouaient autrement. Joachim n’était sans doute pas devenu un élève modèle mais il parvenait à préciser qu’il obtenait des 17/20 sur des devoirs ciblant des apprentissages. Ce fut confirmé par une autre élève qui reprit contact avec moi plus tard. Dans une époque où l’on multiplie les fonctions et les rôles des enseignants pour que le système éducatif ne laisse pas trop transparaître ses failles, on s’aperçoit que la dimension du non-savoir nécessaire à l’accueil de ce qui peut faire énigme chez le/les jeune(s) tend à être évacué. Toujours vouloir répondre face à l’urgence est une erreur. Parfois, décompléter une logique tendue, par le biais de temps de conversations avec ses élèves sans vouloir absolument aboutir à un produit final comme dans certaines pédagogies dans l’air du temps, offre l’occasion d’entendre autrement ses élèves, suscite un effet d’appartenance nouveau au sein de la classe et de l’établissement et contribue à redonner souffle au désir de savoir. Il ne s’agit en effet surtout pas de confronter les enfants et les adolescents à des réponses préétablies mais de participer à l’émergence d’un lien social au sein duquel chacun peut trouver sa place. Parfois, le silence au principe de la coupure interprétative donne suffisamment de champ pour que des élèves puissent respirer et s’exprimer. Cela exige peut-être d’une Institution qu’elle cède sur certains impératifs quant aux obligations de transmission et invite au partage d’un savoir vivant en prise avec une certaine poétique. L’enfant n’en ressort alors pas nécessairement déresponsabilisé.
Sébastien Dauguet
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 51.
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