En 2007, Céline Sciamma [1] sort son premier long-métrage Naissance des pieuvres [2]. Il s’intéresse principalement à trois jeunes filles de quinze ans : Marie [3], Floriane [4] et Anne [5]. Y apparaît aussi un garçon du même âge, François [6], mais qui reste toujours au bord de l’histoire et de leur vie à chacune.
La réalisatrice y tient, ce film est avant tout un film « de filles, sur la naissance de la féminité, sur la naissance des désirs ». Céline Sciamma n’évacue pas les préoccupations de l’époque, mais elle ne centre pas ses propos sur le problème social. Au fond, elle choisit un angle de vue différent qui permet de situer, par exemple, la question de l’homosexualité à partir du désir féminin tel qu’il peut se manifester à l’adolescence, c’est-à-dire de façon contingente, imprévisible, et angoissante lorsque cela arrive. La métaphore du monstre vient dire ce surgissement dans le corps.
Céline Sciamma s’intéresse aux émois adolescents, à ce désir qui envahit le corps de façon inattendue. La métaphore de la pieuvre n’est pas un hasard, la réalisatrice y situe « la contradiction des désirs qui prend dans tous ses bras et étouffent l’adolescent ». Nous pouvons y lire les rapports de force entre le désir et la jouissance, entre ce que chacune d’elles veut et ce qui, parfois, la pousse en sens contraire de façon illogique, comme autant d’expressions du « désirer ce qui fait souffrir », ou « jouir de ce qui, pourtant, apparaît opposé à ce qui est voulu, à ce qui fait un idéal ». La figure de l’alien se profile derrière celle de la pieuvre comme une masse jouissante informe dont nous pouvons dire qu’elle est en même temps intime, familière au sujet, mais tout en lui étant aussi étrangère, hors sens. Nous touchons là la logique de la position féminine que Lacan cerne dans son Séminaire xx. Il nous dit qu'une femme est « entre » le centre de la fonction phallique et cette absence au centre d'elle-même, faute d'un signifiant qui la représenterait.
La réalisatrice situe l’histoire de ces trois jeunes filles dans le milieu de la natation synchronisée.
À travers ce sport athlétique, paradoxalement, ce film traite de la question de la jouissance côté féminin : il tente de dire quelque chose sur ce qui se produit dans le corps et qui pousse vers une zone où le langage échoue à dire, où le signifiant défaille — S(Ⱥ) — toujours sur le mode de l’excès, de l’extrême, de l’absolu.
Les femmes ne peuvent s’envisager qu’une par une, et non dans un ensemble. Si la natation synchronisée peut laisser penser qu’il y a rapport entre la pensée et le corps, ces trois adolescentes nous démontrent qu’il y a au contraire sans cesse ratage de ce rapport lié au fait qu’une part de jouissance excède la pensée et pousse le corps à certains égarements, peut-être d’autant plus dans ce XXIe siècle. Chacune de ces trois jeunes filles modernes incarne un rapport singulier à l’amour, à la jouissance et à l’objet a.
1 - L’intrigante et l’amour narcissique : Floriane
Floriane est une jeune fille insatisfaite et affamée d’une certaine façon. Mais sa difficulté est de consentir à l’amour, à convertir la demande en désir, voire à demander. Elle est nageuse, « Blonde, trop blonde », commente la réalisatrice. Elle est pourtant belle, sportive, la reine de son équipe de natation. Son statut d’exception est difficile à porter puisqu’il est associé à sa réputation de séductrice, celle « qui a déjà fait », qui aime les garçons, qui assume sa sexualité de femme.
Elle s’emploie d’ailleurs à défier les autres filles sur ce terrain-là en s’affichant aux bras de l’un ou de l’autre, jamais complètement conquise ni amoureuse, elle se donne a priori sans retenue. Mais cette position a un revers, celui de sa solitude. Les autres filles la rejettent car elle dérange ; elle provoque en l’Autre fascination et haine car sa jouissance est étrangère, indocile.
Floriane est livrée à elle-même. Jamais n’apparaissent les corps du père ou de la mère, sinon quelques signes de leur présence dans leur maison bourgeoise. La vie de la jeune fille est centrée sur la natation, et rythmée par une alternance entre habillage et déshabillage, entraînements et compétitions. Peu de place donc au reste, à la frivolité, au rire, à l’amour et l’amitié. Si la natation synchronisée pousse les jeunes filles à l’ultra-féminité, cela reste du registre de l’image.
Toute la difficulté est là, et Floriane en indique l’impasse : l’image ne dit rien de la jouissance en jeu. Si, d’apparence, elle est facile et s’offre à qui veut, nous apprenons au fur et à mesure que c’est plutôt le refus du corps qui la gouverne. La maîtrise, le contrôle, l’excellence, la perfection, autant d’injonctions qui sont mises au service de sa passion sportive mais dont elle paie le prix d’une embrouille avec sa féminité naissante. En effet, son identification phallique ne concède pas aisément au manque. Si un garçon l’approche, elle y consent à la condition d’un monnayage (faveur financière, etc.) de sa jouissance phallique. La figure féminine de la « putain », que Freud a introduite comme une de celles de la série des femmes marquées par le moins et qui attrape le désir masculin, y apparaît alors allusivement. Floriane joue sur ce registre en entretenant sa réputation de fille facile, ce qui attise le désir de l’homme mais pour mieux la déprécier, la ravaler comme femme. Néanmoins, en contrepoint, de son côté à elle, ce n’est pas le moins qui la caractérise mais plutôt le fait qu’elle ne manque de rien. Si la castration et le désir apparaissent du côté de l’homme, nous avons plutôt de son côté à elle la jouissance.
Nous entrevoyons ici que là où il n’y a pas ce rapport entre les sexes au sens du « non-rapport sexuel » lacanien, c’est-à-dire qu’il n’y a pas ce tout-savoir sur les rapports entre les sexes, il y a, par contre, la jouissance. Mais, c’est une jouissance qui ne fait pas de rapport, qui reste toujours Une, solitaire, et se situe toujours dans le corps propre. Cela pose tous les problèmes du rapport de la jouissance avec un autre corps, puisqu’il n’y a pas ce rapport possible. C’est pour cela que Lacan travaille l’amour et surtout la parole d’amour, comme ce qui vient faire un certain lien, là où il y a ce rapport impossible. Or, aucun homme ne parle à Floriane, aucune parole ne vient faire écho avec son fantasme sinon, peut-être Marie en lui disant : « Je ferai n’importe quoi pour toi », se prêtant alors à prendre la même place qu’elle – une femme qui sert la jouissance.
Mais Floriane ne semble pas rêver à l’amour. Elle est avant tout tourmentée par une question qu’elle formule ainsi : Comment faire pour perdre sa virginité ? Celle-ci n’apparaît pas à première vue comme un tabou ni même un objet a précieux qu’elle ne consentirait à donner qu’à celui qui l’aimerait. En somme, l’acte sexuel n’a rien de symbolique, et ne se connecte pas au manque et à l’amour. Elle est une chose encombrante dont il faut se débarrasser au plus vite, quels qu’en soient les moyens. C’est un objet de « consommation » comme un autre. Pour Floriane, la virginité constitue, non pas une question subjective comme nous le voyons dans l’œuvre de Wedekind, mais un problème qu’il faut résoudre, quasi un problème d’ordre technique – qui pourrait se poser de la même façon au garçon avec son organe.
La hâte de perdre sa virginité est consécutive à la rencontre d’un garçon qui lui plaît plus qu’un autre, François. Le désir pressant de ce garçon, qui la croit « facile », l’oblige à s’aventurer sur les chemins de la sexualité qu’elle a refusée catégoriquement jusque-là. Il lui faut établir la preuve qu’elle est bien cette fille-là, que sa jouissance est bien conforme à cette image qu’elle affiche auprès des autres filles et qui suscite le désir masculin. Sa virginité est un secret qui recèle une jouissance, clandestine, dont elle se satisfait. La difficulté tient à devoir en passer par le désir d’un garçon, à se faire en tant que femme l’objet a d’un autre corps.
Le dégoût s’empare d’elle alors, notamment dans la mise en jeu de la pulsion orale. C’est à l’occasion d’une de ces fêtes entre nageurs que nous la voyons se faire vomir, expression à peine voilée de son ennui profond et de son dégoût aussi bien des autres que d’elle-même, donnant alors à cet objet rien un statut particulier. Mais c’est donner à son corps et à son image, paradoxalement, peu de valeur. Là se situe sans doute sa jouissance obscure, mortifère, qui l’entraîne vers une certaine dépravation de son être, au-delà du phallus. Une zone où elle-même s’éprouve comme une Autre, dans une sorte de dédoublement entre jouissance phallique et jouissance Autre qui l’excède. Là est le point d’angoisse qui situe son impossibilité alors à céder sur sa jouissance, et consentir à la castration. C’est un moment de crise, une sorte de panique, qui la prend dans son corps et la pousse, à dépasser les limites de l’interdit – là où elle peut se perdre. Or, comme le souligne Jacques-Alain Miller, « si on laisse libre carrière à la volonté de jouir, « elle révèle qu’elle n’est que pulsion de mort [7] », ravage [8]. »
La rencontre avec Marie va lui offrir une solution. Ce qui ne veut pas dire qu’il y a rectification de sa position subjective. Les termes d’un même scénario fantasmatique trouvent à s’écrire à travers le lien de Floriane à Marie, scénario qui mobilise la répétition de situations similaires où Floriane se met en danger et Marie la sauve in extremis. Nous pourrions l’écrire, pour Floriane, comme le fantasme : « Une femme est sauvée ». Ainsi, la rencontre avec un autre corps féminin féminise Floriane paradoxalement. Car c’est en faisant un détour par ce corps-là qu’elle trouve à situer le manque de son côté. Elle est la femme sauvée par une autre femme. Cela va jusqu’à l’acte ultime de défloration réalisé par Marie, ainsi réduite à un instrument qui sert la jouissance de l’Autre femme. Mais une fois accomplie, Floriane a obtenu ce qu’elle souhaite et ne se tourne pas davantage vers le corps du garçon. Au contraire, elle y trouve une réassurance de son narcissisme. Les dernières images de Floriane dans le film la montre sourire aux lèvres, emportée par sa jouissance, seule et satisfaite. Une phrase de Lacan résonne ici : « La femme est beaucoup plus vraie, beaucoup plus réelle que l’homme [9] », puisqu’en effet, « à la femme il ne manque rien [10] ».
2- Le chevalier servant et l’amour absolu pour la Dame : Marie
Marie vit seule, dans une chambre meublée. Là encore, pas de signes de présence de l’Autre, ni parents, ni famille. Nous ne la voyons pas aller au lycée ou rejoindre des amis. Le film fait le choix de centrer la vie de Marie sur sa passion pour Floriane, depuis le jour où elle la vit nager lors d’une compétition de natation synchronisée.
Le film commence ainsi, par cette agitation intérieure du corps de Marie qui semble chercher quelque chose qui l’arrête, qui l’apaise. Ce qu’elle voit l’ennuie – nageuses malhabiles, petites filles inexpérimentées et disgracieuses – jusqu’à ce que son regard trouve enfin satisfaction, sur ce corps de jeune fille du même âge qu’elle, mais bien plus fort et plus beau. Un corps qu’elle voudrait ; une jeune fille qu’elle aimerait être : c’est une rencontre pour elle car elle y situe d’emblée son amour dont nous voyons clairement les racines narcissiques.
Floriane est la première de sa catégorie, elle gagne toutes les compétitions, elle excelle dans sa discipline, et surtout elle semble avoir sur elle, Marie, jeune fille fluette et trop maigre, une longueur d’avance. Floriane lui apparaît comme une possible initiatrice sur les choses de la jouissance et de l’amour, une fille qui en sait long sur la question et avec laquelle elle pourra devenir à son tour une femme. Floriane, c’est elle telle qu’elle voudrait être – venant donc se situer à un point d’idéal I(A) –, mais c’est aussi une autre où elle se « même », pour reprendre un signifiant de Lacan [11]. Il lui faut ainsi la conquérir par n’importe quels moyens. C’est un désir qui s’accorde à une exigence, à une volonté sans limite. Nous avons là comme une version contemporaine de l’amour courtois où Marie utilise de nombreux subterfuges pour approcher la dame, et pour déjouer les obstacles qui lui en interdisent l’accès. Elle saisit alors que pour attirer l’attention de Floriane, il lui faut la servir, se faire son « chevalier servant » – position phallique qui la maintient dans l’impasse jusqu’à la fin du film. Elle lui propose donc un marché : lui permettre de rentrer au moment des entraînements de son équipe et la regarder, en contrepartie de quoi elle lui offre ses services, tout ce que Floriane veut. Si cette dernière décline d’abord, elle finit par accepter. En effet, elle doit trouver une façon de tromper l’attention parentale pour rejoindre François le soir dans des caves. Marie y consent, mais au prix de sa souffrance. Car elle aime Floriane d’un amour absolu et excessif. Elle lui donne « ce qu’elle n’a pas ». Mais elle éprouve sa féminité dans la privation et le sacrifice. Floriane en jouit d’ailleurs, utilisant Marie, comme un instrument au service de sa jouissance sexuelle. Elle provoque des situations pour le moins dangereuses (se donner au premier inconnu qui passe pour enfin le faire !) où elle sait que Marie va la sauver. Marie vient pour elle constituer une limite à sa jouissance mortifère, lui donnant ici une fonction particulière qui évoque celle soutenue par le Nom-du-Père, comme ce qui dit non à la jouissance mais oui au désir. Mais Floriane ne cesse de mettre cette limite à l’épreuve, demandant à Marie toujours plus en ne lui offrant rien en retour sinon le spectacle de sa séduction frivole avec des hommes. Marie étouffe de rage et de jalousie avec son acharnement à incarner le phallus qui la satisferait. Elle lui fournit la preuve, d’ailleurs, à la fin du film, de sa supériorité sur l’homme à pouvoir la combler, enfin. Elle l’embrasse comme jamais aucun homme ne l’a fait, lui démontrant alors, pas sans défi, qu’une femme qui aime ouvre sur une jouissance bien plus satisfaisante qu’un homme qui désire. Mais si pour Marie, ce baiser est une preuve d’amour, pour Floriane, il est bientôt ravalé, et jeté à la poubelle, comme vomi.
Nous avons là deux positions féminines tout à fait distinctes : celle de Floriane dont la jouissance du rien ne fait pas promesse au désir ; quant à Marie, que nous avons qualifié de chevalier servant dans sa position à l’égard de Floriane, apparaît comme une amoureuse qui peut tout sacrifier à l’Autre. Mais elle fait de cette privation et de ce sacrifice les ressorts essentiels de sa jouissance féminine qui la ravage.
3- La consommatrice et le rejet de l’amour : Anne
Anne est avant tout la grande amie de Marie, son unique lien. En retour, Marie limite les excès et les bizarreries de Anne très infantile, embarrassée par son corps rond. Anne s’appuie sur Marie qui constitue comme un tuteur pour elle. Lors de ses premières expériences sexuelles, elle pourra dire à Marie « qu’il lui faut être près d’elle sinon elle peut faire n’importe quoi. » Anne est une jeune fille un peu désorientée, un peu à côté, aux prises avec une certaine exubérance qui se borde difficilement. Une scène du film la montre ainsi presque en transe sur une musique électronique, pour soudain se rendre compte qu’elle transpire excessivement. De honte, elle se cache derrière le rideau, devenant alors elle-même tel un objet du décor, insignifiant et transparent. Une scène particulière la convoque tout autrement : alors qu’elle attend d’être seule dans le vestiaire de la piscine pour enlever son maillot, un garçon ouvre la porte. Elle est alors nue, offrant à sa vue son corps, bien différent de celui, sculptural, des nageuses. Il est saisi par ce corps féminin aux rondeurs pleines, s’attarde sur cette image qui semble lui plaire. Quant à elle, saisie par l’effroi, elle prendra la fuite. Dans l’après-coup de cet événement, Anne n’a aucune inhibition ni honte de s’être ainsi offerte à la vue de François. Au contraire, elle cherche à attirer une fois encore son attention, comme si le regard du garçon sur elle avait suscité un trouble amoureux sans limite et sans retenue. Cela passe très vite pour elle dans le registre de la réalité, de l’acte. Ses journées sont remplies par les jeux enfantins et complices avec Marie, loin des jeux sexuels qui font la matière de ses rêveries. Nous la voyons aussi exiger, au fast-food, le menu enfant pour le jouet qu’il contient.
Anne est une jeune fille dont le corps bouillonne, dans l’attente d’une étreinte. Contre toute attente, François, las des refus répétés de Floriane, se tourne vers elle dont l’image de sa nudité ne l’a pas quitté. Anne, à l’inverse de Floriane, se prête à la jouissance de l’homme jusqu’à se faire exclusivement cet objet-là. Anne ne trouve aucun rassasiement dans l’étreinte sexuelle ; la pulsion orale se présente ici plutôt dans sa dimension illimitée, une jouissance qui en demande en-corps. Elle cherche ainsi à trouver, dans l’union sexuelle, une consistance d’être. Une deuxième scène vient alors se situer dans la perspective de la première, mais en introduisant un changement quant aux places de chacun et à leur position de jouissance. Dans cette scène, Anne répond une fois encore à l’exigence de consommation sexuelle de François. Cette fois, avant l’acte, il lui déclare qu’il l’aime bien. Il lui indique ainsi une certaine conjonction de son désir avec l’amour. À ces mots, Anne lui crache dessus. L’amour prend ici un statut d’injure et traduit sa haine de la castration et du manque. Le crachat, c’est elle ; elle est cet objet a sans valeur mais qui néanmoins localise sa jouissance illimitée. Elle ne croit pas à l’amour, elle lui indique que sur ce plan-là, elle n’est pas dupe. Deux autres passages du film indiquent cette désillusion de la jeune fille à propos de l’amour et des semblants féminins, se jouant des codes comme des « trucs de princesse débiles ». Tout d’abord, elle vole un bijou dans un magasin en l’engouffrant dans sa bouche. Remplie de l’objet, elle ne peut articuler un mot à la vendeuse qui s’enquière d’un possible achat et de son désir. Ensuite, dans l’après-coup d’un reproche cruel de Marie à propos de sa poitrine « grasse », elle se rend au jardin de son domicile pour y enterrer son soutien-gorge.
Anne est une jeune fille moderne qui ne croit qu’à la puissance de l’objet auquel elle-même est identifiée. Si l’homme la reconnaît manquante, y situant dans son corps l’objet qui cause son désir, Anne y répond par le dégoût. Elle ne peut être aimée, tenir cette place pour un homme. Le bijou englouti deviendra cadeau pour François mais à destination de Floriane dont elle sait le lien amoureux. Le bijou réapparaîtra donc au cou de Floriane qui, à son tour, fera cadeau à Marie de son collier de petite fille orné d’un pendentif religieux, avec cette parole : « De toute façon j’y crois plus. Et toi ? » Et Marie de dire avec hésitation mais tout en acceptant l’offrande : « Moi non plus ». Ce dialogue situe bien, la chute de l’idéal, de l’amour pour le père. Le bijou volé renferme un secret : celui de la jouissance féminine, au-delà du phallus.
Dans « La lettre volée », Lacan soulignait déjà que l’être féminin est « hors de la loi »16. Ne touchons-nous pas ici, mais finalement tout au long de ce film, ce qui relève de ce « hors de la loi », comme ce qui spécifie la logique de la position féminine où le signifiant de La femme est forclos, pas toute prise dans le signifiant. Elle peut approcher cet espace où l’interdit n’opère pas – espace infini d’une jouissance Autre étrangère au semblant phallique, où se rencontre le ravage.
Dernière scène du film : Anne rejoint Marie, laissée-tombée, encore, par Floriane. Elles se retrouvent à nouveau l’une contre l’autre dans les eaux claires de la piscine. Cette fois, c’est une nage différente qui y évolue : l’une contre l’autre mais ni en symétrie, ni en fusion. Un petit écart entre les deux corps nous semble être produit.
Conclusion
Floriane, Marie ou Anne ne constituent pas une série, elles ne s’envisagent que une par une. Ce sont des adolescentes modernes néanmoins, auxquelles Céline Sciamma donne la parole à partir de leurs propres expériences de femmes. Chacune fait état d’un dérobement, d’un « vol [12] » de l’image i(a) qui dévoile l’objet a dans sa nature de déchet – sang, salive, etc. – dans le désir de l’Autre. Souvenons-nous ainsi de l’épisode du vol du bijou qui dévoile ce a qu’est alors Anne dans le désir de l’Autre. Chacune d’elles témoigne alors, c’est là notre hypothèse, d’un ravage, c’est-à-dire de l’impossibilité de trouver un signifiant qui dirait ce qu’il en est de son être et de sa jouissance féminine. Ainsi, par exemple, Floriane ne dit rien, ou alors si elle dit, c’est toujours sur le mode du non, du rejet de l’Autre. Anne, quant à elle, dit les choses crûment, sans détours, elle crache ses paroles sur l’Autre. Marie est dans la retenue, elle s’abîme dans le silence.
Céline Sciamma ne vient-elle pas traduire quelque chose de ça finalement avec cette radicale absence de la mère – de son corps, de ses paroles, de son image ? À défaut d’une présence réelle de la mère, ce que nous situons comme ravage se rencontre et se déploie dans le lien à un ou plusieurs partenaires. Ici Floriane pour Marie, et François pour Anne. Floriane, son ravage se repère dans sa volonté de jouissance sans limite à l’endroit des hommes. Ce qu’elle rencontre se nomme silence, solitude, ce que le sujet féminin rencontre chez sa mère comme ce qui échappe à la signification mais qui n’en est pour autant pas de l’ordre de l’énigme fondamentale. Gage à chacune d’elles de trouver ce qui fait accroche à son désir, à la faveur des conditions qui lui conviennent, en s’orientant du non-rapport sexuel. Mais aussi en condensant dans un objet a l’illimité mortifère de sa jouissance – un partenaire qui sache lui parler à partir de son fantasme.
Laetitia Jodeau-Belle
Texte établi à partir du chapitre « Le corps impatient des jeunes filles », Page C., Jodeau-Belle L., Le non-rapport sexuel à l’adolescence. Théâtre et cinéma, Rennes, PUR, 2015.
[1] Céline Sciamma a également réalisé Pauline (court-métrage) en 2009, Tomboy en 2011, et le récent Bande de filles, présenté au Festival de Cannes en mai 2014.
[2] Elle reçut en 2008 le César pour le meilleur premier film. Jeanne Moreau lui remet également son César d’honneur comme un passage à témoin à la jeune génération de cinéastes. Il fut également récompensé par le prix Louis Delluc.
[3] Pauline Acquart.
[4] Adèle Haenel.
[5] Louise Blachère.
[6] Warren Jacquin.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps. », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 2 février 2000, inédit.
[8] Marret-Maleval S., « Le pas-tout sans le ravage », http://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2011/04/THEORIES-DE-LA-CLINIQUE-11.pdf. Ce texte est la relation écrite d’une conférence prononcée le 04 décembre 2010 à l’Antenne clinique de Dijon.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse (1962-63), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Le Seuil, coll. « Champ freudien », 2004, ch. XIV, p. 223.
[10] Ibid., ch. XIV.
[11] « L’âme qu’elles aiment dans leur partenaire ne peut que conduire à les faire homme, dit Lacan. Elles « se mêment dans l’Autre. » Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore (1972-73), Paris, Seuil, 1975, p. 79.
[12] « La mère est une grande « voleuse de corps, énonce M.-H. Brousse, parce qu’elle parle […] Mais c’est aussi une ravisseuse d’enfant, en raison même des soins qu’elle donne ». Brousse M.-H., https://wapol.org/ornicar/articles/mbr0207.htm
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