La rencontre
Daniel Doumbia
J’ai rencontré Tom au moment de son passage de dix-sept à dix-huit ans. Il intègre un petit collectif de quatre jeunes dans une maison avec chacun leur chambre. Ils sont en semi-autonomie. Malgré sa majorité, Tom ne se montrait pas du tout autonome. Il peut se trouver dans une paralysie qui a empiré depuis qu’il a atteint sa majorité. L’ASE, le foyer, les éducateurs, tout son entourage ne cesse de lui répéter qu’il n’est plus mineur et qu’il doit se mobiliser. Tom répond à ces impératifs en se renfermant dans sa chambre, en jouant des heures en ligne et en mettant en échec tous les projets proposés par l’équipe éducative (formation, stage, rendez-vous professionnels, etc.).
Tom a été placé à l’ASE à l’âge de seize ans après s’être enfui de sa maison à cause des violences physiques subies de la part de son beau-père. Sa mère n’intervenait pas et, dès le début du placement, elle a montré son indifférence envers lui. Tom est le cadet d’une fratrie de trois enfants, son frère et sa sœur ont eux aussi été placés à l’adolescence, il était l’unique enfant qui restait avec la mère. « Je voudrais être différent de mon frère et ma sœur, je ne voudrais pas être placé comme eux » dira-t-il.
Ma rencontre avec Tom s’est faite en mars 2022, à l’ouverture de L’Aparté. Nous avons, dans un premier temps, échangé en équipe sur la répartition des référés. Une fois la répartition faite, j’ai annoncé à Tom que j’étais son éducateur référent.
J’ai laissé passer du temps afin d’analyser son fonctionnement au quotidien. À ce moment-là, il était scolarisé mais ne se rendait que très rarement à l’école. Nos premiers échanges se sont fait les matins, c’était très compliqué de le réveiller, de le motiver à se lever. J’ai dû à plusieurs reprises insister, lui faire la morale, lui expliquer les conséquences de ne pas se rendre en cours.
Le début de notre relation tournait autour de son manque de mobilisation, du fait que je devais à certains moments hausser le ton pour le faire sortir de sa chambre. Je l’ai, à plusieurs reprises, accompagné en voiture pour éviter qu’il soit en retard ou qu’il manque les cours. Sur la route, je profitais pour discuter avec lui afin de le connaître davantage et améliorer mon accompagnement.
Après nos échanges, plusieurs questions me sont venues : Pourquoi il s’enferme ? pourquoi il n’a pas confiance en lui ? comment se sent-il en tant que jeune adulte ? pourquoi ne veut-il pas se rendre en cours ?
À mon arrivée au sein de L’Aparté, Tom était un jeune qui sortait peu de sa chambre si ce n’est pour manger avec le groupe le midi et y retourner une fois le repas terminé. Il ne participait que très rarement aux activités collectives proposées. À chaque sollicitation de ma part ou celle de mes collègues, Tom n’avait qu’une seule réponse « ah non la flemme ».
Pour exemple, un jour, je lui ai demandé de m’accompagner. Je lui ai précisé que ce déplacement s’effectuerait en voiture, qu’il n’aurait même pas à mettre un pied hors de la voiture, qu’il pourrait prendre l’air... Mais malgré ces arguments, sa seule réponse était « J’ai la flemme » d’où le surnom que je lui donnais « Monsieur Flemme ». Cette touche d’humour, auquel Tom est réceptif, a permis également à la relation éducative de se renforcer.
Par la suite, Tom a pu m’identifier en tant que son éducateur référent et me solliciter pour diverses raisons. À cet instant, j’ai senti que notre relation allait prendre un tournant. En effet, Tom se montrait actif seulement quand j’étais en poste alors que, pendant mes jours de repos, il était difficile pour l’équipe éducative de le mobiliser.
J’ai vu chez Tom un jeune qui, du haut de ses dix-huit ans, se comportait comme « un enfant ». Il ne faisait pas confiance aux adultes. Au fur et à mesure de nos discussions, de mes accompagnements à ses rendez-vous, Tom a commencé à se confier davantage, un lien de confiance s’est créé. Il s’est exprimé sur certains événements survenus avant d’être placé.
En me faisant part de ces épisodes, j’en ai conclu qu’il me laissait une ouverture pour apprendre à mieux le connaître. Je pense que le fait de n’avoir aucune expérience en tant qu’éducateur, d’apprendre sur le tas et que, à certains moments, c’est moi qui l’interpellait pour avoir certaines informations, lui a permis de le mettre en avant.
Il me semble que Tom a eu l’habitude de subir les situations de par son parcours, de ne pas être encouragé, se sentant délaissé et non considéré. De ce fait, Tom se dévalorise rapidement.
J’ai compris que Tom se sentait mieux dans le monde virtuel. Certes ces jeux en ligne lui permettent de faire connaissance avec d’autres personnes, de communiquer, mais le problème est que cela reste virtuel et Tom s’enferme dans ce monde qui le coupe de la réalité. Il se sent bien car il est seul dans sa chambre et ne voit pas les gens en face. Il a du mal à s’exprimer en public, il a besoin d’être accompagné pour tout, même pour se rendre à une boulangerie. Il a un gros manque de confiance en lui. Ces jeux virtuels lui permettent de ne pas s’exposer, ainsi mettre en évidence ses fragilités et difficultés dans la relation à l’autre.
La situation de ce jeune me pousse à ne pas le lâcher et malgré le fait que par certains moments il puisse vite se démobiliser et mettre en échec ce qui est mis en place, je continue à être derrière lui pour qu’il reste mobilisé. Tom est un jeune qui demande beaucoup de patience et d’attention. Il a d’énormes capacités mais son manque de confiance l’empêche d’en être conscient et de les exploiter. Il y a eu en l’espace d’un an, une avancée dans son attitude qui est très encourageante, ce qui me motive à redoubler les efforts pour qu’il puisse être « armé » avant d’affronter le monde sans un éducateur à ses côtés. Pour exemple, je l’ai accompagné à la poste qui se trouve à dix minutes de L’Aparté. Nous avons fait le chemin à pied, il s’est exprimé lui-même devant la personne de l’accueil avec un peu d’hésitation et de timidité mais a réussi à se faire comprendre. De même lorsqu’il a été déposer son chèque à la banque. C’est un petit pas pour moi mais un grand pas pour Tom.
Je pense qu’il ne s’attendait pas à ce qu’un éducateur soit toujours derrière lui malgré son manque d’investissement personnel. Le fait que je n’ai jamais lâché a permis de sortir d’un fonctionnement qu’il ne connaissait pas et dont il avait besoin pour devenir ou redevenir l’acteur principal de ses projets. Par mon discours et ma mobilisation, il a vu que j’étais investi à cent pour cent sur son accompagnement à sa future autonomie, notamment lors des rendez-vous avec sa référente ASE, mission locale. Pendant ces échanges, il s’est aperçu que j’étais un soutien, une aide pour s’exprimer face aux adultes, une figure de référence en qui il pouvait avoir confiance pour évoluer.
Le contrat jeune majeur de Tom prend fin en novembre 2023. Il est donc dès à présent essentiel de le préparer à cette séparation avec l’équipe de L’Aparté. Tom a su trouver ses repères petit à petit, cela a pris du temps mais son évolution est encourageante. Il faut pouvoir renforcer et valoriser ses efforts afin que ceux-ci perdurent. Mon rôle, en tant que référent, sera de travailler sur son futur projet d’orientation avec lui, qu’il l’investisse, se projette pour enfin se l’approprier.
Je vais terminer mon texte avec quelques questions :
- Comment Tom va-t-il réussir à se mobiliser à l’approche de cette échéance ?
- Cette rencontre entre Tom et moi lui aura-t-elle permis de lui redonner confiance pour ainsi prendre conscience de ses capacités à faire des choses par lui-même ?
- Cet accompagnement permettra-il à Tom d’aller vers une autonomie certaine après son départ de l’Aparté ?
Commentaire du texte « La rencontre » de Daniel Doumbia
Un désir qui ne soit pas anonyme
Junia COUTO, psychologue d’Arobase
Le psychanalyste Jacques Lacan, en abordant la constitution subjective des enfants, nous parle de ce qu’il formule comme « un désir qui ne soit pas anonyme ».[1] Ce désir, qui se joue entre parents et enfant, dépasse la satisfaction des demandes physiologiques du bébé et implique le Je de chaque figure constitutive de la famille. Pour qu’il y ait un sujet, il faut, entre autres choses, un désir qui ne soit pas anonyme, un désir nommé, investi, signifié à l’enfant et pourtant, constituant de sa subjectivité.
Le texte de Daniel nous montre ce qu’est un désir pas anonyme. Dans la relation construite entre Daniel et Tom, nous voyons comment l’investissement singulier de l’éducateur a eu des effets sur le jeune. Tom, qui ne se voyait désiré nulle part, a pu prendre appui sur Daniel pour faire valoir cette fonction de l’Autre, soit le lien primordial à ce premier Autre qui dit oui à la particularité que chaque enfant incarne. Daniel actualise ainsi de par sa présence un Autre qui s'intéressait particulièrement à lui.
À partir de cette rencontre, Tom a réussi finalement à prendre un peu de temps. La question du temps traverse le travail avec Tom. Entre son refus de grandir et l'impératif de la majorité, Tom se perd dans la recherche de son lieu et sa formule [2] sans trop se presser.
C’est Daniel qui lui prend la main et lui apprend à marcher, petit à petit. Tout d’abord jusqu’à la voiture, ensuite, jusqu'à la boulangerie et après jusqu’à la poste, où Tom a eu le courage de dire quelques mots, même si c’était de façon timide.
Cette position infantile, je l'identifie aussi dans nos rencontres. Tom met en place un fonctionnement qui me fait penser au jeu du Fort-Da décrit par Freud. Dans ce jeu, Freud a observé l'enfant jeter et récupérer une bobine, en la faisant apparaitre et disparaitre, de façon répétée. Pour lui, l’enfant prend appui de ce jeu pour répondre au réel révélé par l’absence de sa mère. Il invente en se séparant de sa bobine et en la jettant au pied du lit, là où sa mère l’avait laissé, une issue par rapport à un certain laissé en plan. Avec ce jeu il s’introduit dans le langage en disant Fort(loin)-Da(là), accompagnant le jet de sa bobine hors de son lit. C’est une réponse par rapport à sa position de détresse passive. C’est la réponse au trou laissé par le désir de sa mère, celui qui l’a menée ailleurs. C’est sa façon à lui de se séparer de l’Autre par un jeu et de ne plus s’aliéner à l’Autre maternel. Ce jeu devient son Je et c’est pour cela qu’il dit Fort/Da. [3]
Tom fait pareil pour nos rendez-vous. Dès que j'arrivais à l’Aparté, il s’enfermait dans la chambre. Je frappais à la porte, et aucune réponse de sa part. Je partais. La nuit même, Tom demandait aux éducateurs de me contacter pour que je revienne le lendemain. La scène se répétait. Parfois Tom ouvrait la porte, deux ou trois fois. Je me suis assise sur une chaise à côté de son lit, Tom échangeait trois mots avec moi, je partais. Tom passait encore par les éducateurs le soir en disant qu’il voulait un rendez-vous avec moi un autre jour. Ce processus s’est répété jusqu'à ce que Tom ait accepté de venir me voir dans le bureau et après jusqu'à ce qu’il arrive finalement à dire qu’il ne voulait plus avoir de rendez-vous avec moi. Tom pouvait enfin se séparer.
Le travail avec Tom consiste alors à trouver des façons de l'aider à faire le passage de la position d’enfant à la position d’adolescent. Daniel commence à le faire quand il adopte la position de non savoir qu’il attribue à son manque d'expérience dans le métier d'éducateur. La place de non savoir de Daniel a permis à Tom d'occuper une place d’un sujet qui porte un savoir, contrairement à la position d'objet du savoir de l’Autre, qui est la position de l’enfant. Ce déplacement de Daniel a opéré comme un point d’appui, un point d’où [4], comme le formule Philippe Lacadée, pour que Tom puisse s’ouvrir un peu vers le monde et explorer d’autres univers au-delà du virtuel.
Et pour rappeler à Tom cette vie existante ailleurs, Daniel a eu recours à une interprétation : « Mr. Flemme », c’est le nom choisi. Tom ne se sert pas de cette nomination pour se figer dans la position d’inertie, au contraire, le ton d’humour amené par Daniel renforce le lien entre eux, et Tom s'investit de plus en plus dans la relation et dans les mobilisations proposées par son éducateur. Daniel répond à la flemme de Tom avec la flamme d’un éducateur qui ne lâche pas l’affaire ! Tom a su très bien l’identifier et la relation éducative s’est construite sur le support, à la fois du corps, du désir, parfois même de la voix, que Daniel a emprunté à Tom.
Maintenant l’accompagnement de Tom arrive dans une impasse : comment faire pour que Tom puisse se passer de la présence de Daniel et se servir de ce qu'ils ont pu construire ensemble, de façon émancipée ?
Le moment de séparation s’annonce, et il pourra avoir lieu justement parce qu'avant, Daniel a pu reculer et prendre du temps avec Tom, le temps de faire lieu d’un Autre pour Tom, un Autre de qui il pourra, on espère, se séparer.
Ce texte enseignant de mon collègue Daniel, nous montre comme un désir pas anonyme peut animer quelque chose chez le sujet. Son savoir-y-faire [5] d’éducateur, qu’il a pu découvrir et construire en acte dans son travail avec Tom, met en évidence le jeu de l’éducateur dans la relation éducative. Après ce bel exposé je me demande : pour être éducateur, ne faut-il peut-être pas donner la place à un peu de non savoir ?
Lecture du Fort-Da
Philippe Lacadée
[1] Lacan J., « Note sur l’enfant » (1969), in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.
[2] Référence au poème Vagabonds de Rimbaud, travaillé par Philippe Lacadée, sur plusieurs textes dont « Que se passe-t-il à presque dix-sept ans ? », Adolescents, sujets de désordre, Editions Michèle, Paris, 2016, p. 125-138.
[3] Lacadée Ph., Lecture du Fort-Da, schéma élaboré avec la dessinatrice Alice.
[4] Lacadée Ph., L’Éveil et l’Exil, Nantes, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2007, p. 24.
[5] Lacan J., « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », Le séminaire, 11 janvier 1977, inédit.
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