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La langue de mes élèves - Céline Souleille

  • Céline Souleille
  • 15 juin
  • 6 min de lecture

Ma classe est un bazar un peu particulier. J’en ai parfois un peu honte et demande régulièrement aux élèves de faire moins de bruit pour ne pas déranger la classe d’à côté. Ici, ça ricane, ça bougonne, ça chicane, ça insiste, ça insulte, ça proteste, ça braille, ça bafouille. Ça chante aussi. Je suis professeur des écoles dans trois établissements différents – une école maternelle, une école élémentaire et un collège – au sein d’un dispositif dit EFIV, enfants du voyage et de familles itinérantes.

 

Sédentaires depuis plusieurs dizaines d’années, les familles de mes élèves se disent « gitanes espagnoles ». Originaires du Sud de la Catalogne, elles fuient l’Espagne de Franco dans laquelle les stéréotypes traditionnels concernant la supposée « criminalité » des gitans ont pris un caractère essentialiste et raciste. Ils partent pour l’Algérie jusqu’à l’indépendance en 1962 qui les oblige à un nouvel exil vers la France. Après un bref passage dans le bidonville de la Campagne fenouil à Marseille, ils migrent à Bordeaux et s’installent près d’une décharge publique à la toute périphérie de la ville, tout au nord du quartier Bacalan, à quatre kilomètres du Pont d’Aquitaine. Il y a suffisamment de travail pour y faire vivre plusieurs familles. On troque des vêtements, on revend la ferraille, on répare des moteurs, on recycle des objets divers et variés. Ils y séjournent, à la marge du reste de la ville, pendant presque quarante ans entre bidonvilles et lotissements construits à la va-vite. Un peu plus emblématiques que les autres, parce qu’ayant fait l’objet d’un scandale politique à la fin des années 90, le Village andalou occupe une place quasi mythique dans l’imaginaire bordelais. Invisible depuis la route, sans aucune autre habitation à proximité, sans aucun transport public, sa construction par les pouvoirs publics entérine une ségrégation à la fois spatiale et sociale. De cette vie d’exil marquée par la souillure et le rejet, des stigmates subsistent dans le rapport qu’entretiennent les familles aux institution publiques. La scolarisation des enfants ne va pas sans embuche ni sans résistance. L’absentéisme est massif, les premières scolarisations tardives et les élèves restent considérablement éloignés des standards attendus. Le discours de l’école ne prend pas.

 

Scolarisés dans leurs classes d’âges, je les prends en petits groupes. Ils apprennent le français à l’école souvent tardivement vers l’âge de sept ans. Leur langue maternelle est l’espagnol qu’ils utilisent abondamment et qui envahit l’espace de la classe. Ils savent que je n’y comprends rien. L’usage de cette langue leur permet de se construire un petit abri, un refuge au sein duquel il est possible de s’échapper, de se réfugier, un entre soi qui les sécurise. Mais il bouche aussi et ainsi le chemin par lequel nous pourrions nous rencontrer. « Le sujet peut ne pas consentir à se séparer de cette bulle narcissique, car elle lui assure une certaine sécurité, et ainsi refuser l’ouverture dialectique à l’Autre » [1]. Dans ce contexte, faire classe est difficile. Ils n’écoutent guère, plaisantent, se chamaillent et refusent l’usage de la langue française. On pourrait tenter un passage au forceps, obliger, imposer, soumettre. Ce serait ignorer qu’on ne contraint pas à apprendre. C’est au jeune sujet d’en prendre la décision. Il revient à son maitre la responsabilité de l’y autoriser, de demeurer à ses côtés, d’inventer au cas par cas à partir d’une rencontre possible.

 

Avec les plus jeunes, le circuit s’est remis en mouvement lorsque voyant le teeshirt d’un de mes élèves à l’effigie de Pablo Escobar, je lui parle de mon projet de voyage en Colombie. « Mais il faut parler l’espagnol là-bas ! On va t’apprendre ! ». J’acquiesce en surjouant un peu la scène car je sais qu’ainsi ils apprendront un peu le français. Je répète les mots après eux. Malgré tous mes efforts, la prononciation n’est jamais celle qu’il faudrait. « C’est pas comme ça qu’on dit ! » Je feins l’accablement et c’est eux qui m’encouragent à répéter. « Recommence, tu vas y arriver ! », « C’est pas grave, on te comprend. » De ce moment, une sorte d’alliance s’est nouée entre nous qui a beaucoup apaisé l’ambiance de la classe. On passe d’une langue à l’autre. Ça rebondit, ça sautille, c’est joyeux. On invente avec malice des mots nouveaux, des mots à nous, des mots valises qui portent la trace de nos deux langues. On met les cahiers dans « el cartablé », on jette les papiers dans « la poubella » et on mange « des bonbonnès » pour les anniversaires. Ça nous fait rire et une satisfaction jubilatoire apparaît car « du fait d’avoir un corps, le passage d’une langue à l’autre mobilise la jouissance des racines prises dans lalangue si singulière à chacun. » [2]

 

Nous partageons désormais un désir commun, celui d’apprendre la langue de l’autre.

 

Avec les collégiens, la chose est plus délicate. Il y a dans l’usage de la langue maternelle, une excitation qui prend corps. Ça s’agite plus que de raison. Le ton monte et la pente d’une démesure déboule. Ça exulte de partout. Quand l’humeur est sombre, invectives et insultes fusent. Les coups suivent parfois et faire classe devient un défi extravagant. Il y a pourtant urgence, urgence à leur enseigner à lire et à écrire bien sûr, mais aussi et surtout urgence à leur apprendre que celui qui a raison n’est pas celui qui crie le plus fort, qu’on fait ici et maintenant société en apprenant ensemble, en se confrontant à l’autre par le dialogue, urgence à les réconcilier avec le savoir, avec le désir d’apprendre pour qu’ils consentent enfin à lâcher un peu de ce corps à corps qui les englue, à perdre un peu pour gagner beaucoup.

 

Il n’y a, je crois, pas d’autre voie que celle de s’assoir à côté d’eux et de partir de là où ils sont. Un matin, je vais trouver Antonio et Daniel. Le petit frère de l’un ne vient plus à l’école et je m’en inquiète. « Il pleure trop. Il ne veut pas aller à l’école. Il a peur. » Nous nous accordons sur un petit projet qui, peut-être, pourrait l’aider à se sentir mieux, celui d’enregistrer en espagnol un petit album que nous pourrions envoyer à la maitresse. Antonio et Daniel ont onze ans. Ils apprennent tout juste à lire. Ce jour-là, ils se mettent au travail sans trop rouspéter. Le déchiffrage du texte en français n’est pas simple mais ils ne renoncent pas immédiatement comme ils ont l’habitude de le faire. Ils butent sur les mots mais se reprennent. Ils se tiennent à la tâche avec une obstination inédite. Ils sont eux-mêmes surpris et me disent plusieurs fois « On travaille bien hein Madame ? ».  Une fois, le texte de l’album lu et compris, il est temps de passer à sa traduction. Les premières pages ne posent pas de problème mais quand arrive la phrase « Je veux faire de la danse classique », un désaccord s’énonce. Comment traduire « danse classique » ? « Danza clasica » ou « ballet ». « C’est pas de l’espagnol ça ! C’est du gitan ! » dit l’un. À quoi l’autre répond « Mais tu crois quoi ? Qu’il est pas gitan mon frère ? » Ils passent plusieurs minutes à négocier, à argumenter, à faire l’expérience de la discordance et de la délibération. C’est la première fois que je les entends ainsi débattre en français. Un consensus apparaît qui ne satisfait personne : « ballet classico ». Nous ne sommes pas certains que cela soit correct. L’appui d’un autre s’avère nécessaire. Il nous faut avoir recours au professeur d’espagnol. Un manque, une demande et une ouverture s’opèrent. « Pour qu’un sujet consente à rentrer dans le savoir de l’Autre, à s’orienter vers lui, il faut qu’il lâche cette position de jouissance, qu’il se sente « divisé » et attiré vers ce que l’Autre a à lui transmettre » [3] Nous y voilà. La partie n’est pas gagnée. Elle ne l’est jamais. Mais au moins, l’ébauche d’un assentiment à en passer par l’autre pointe, un appui prometteur, fragile encore, mais qu’il s’agit maintenant de soutenir.

 

Au fond de la classe, Antonio boude. Ne semblant pas apprécier de voir ses deux camarades au travail, il n’a de cesse de perturber la classe. Il sort son téléphone, met de la musique, tape sur la table, renverse une chaise, interpelle en espagnol. A la fin du cours, il vient me voir et me dit : « Pardon pour le bordel Madame ». Ah ça, on peut dire que ça déborde !

 

Céline Souleille

 

 

 

[1] Lacadée Ph., La vraie vie à l’école, Éditions Michèle, 2013, p. 124.

[2] Lacadée Ph., « De l’exil à vivre entre les langues », Le Pari de la Conversation n°2, du 23 juin 2022.

[3] Lacadée Ph., La vraie vie à l’école, op.cit., p. 126.



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