Philippe de Georges, dans l’entretien qu’il a accordé au journal Le Pari de la Conversation numéro 21, fait référence au livre d’Eva Illouz dont il est question dans cet article. Il l’évoque, en soulignant à quel point, à l’époque contemporaine, avec le triomphe de la consommation, on assiste aujourd’hui à l’effacement des questions amoureuses au profit des expériences dans leur immédiateté et leur caractère éphémère, alors que l’amour a quelque chose qui relève de l’impondérable et de l’insaisissable. C’est le sujet de cette étude sociologique, qui s’intéresse à ce qui n’est pas l’amour, ici nommé le « non-amour » : l’ensemble des façons qu’ont les relations d’avorter à peine commencées, de se dissoudre faute d’engagement, d’aboutir à une séparation ou un divorce. Avec les outils, les références et les méthodes propres à sa discipline, qui ne sont pas ceux de la psychanalyse mais ceux de l’université, la sociologue, dans son enquête, aborde un réel de la société contemporaine. Au titre de ce réel, la psychanalyse et la recherche inter-disciplinaire ne peuvent que se sentir concernées.
La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain, de Eva Illouz
Née au Maroc, dans une famille juive, arrivée à l’âge de dix ans en France, Eva Illouz a enseigné à l’université hébraïque de Jérusalem, à Princeton, aux États-Unis, à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris. Elle est notamment l’auteur de Pourquoi l’amour fait mal (2012), Les Sentiments du capitalisme (2006). La sociologue s’intéresse à la manière dont le capitalisme façonne les émotions.
Dans La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain [1], elle montre que la culture occidentale n’a cessé de représenter les manières dont l’amour fait miraculeusement irruption dans la vie des hommes et des femmes. « Pourtant, cette culture qui a tant à dire sur la naissance de l’amour est beaucoup moins prolixe lorsqu’il s’agit des moments, non moins mystérieux, où l’on évite de tomber amoureux, où l’on devient indifférent à celui ou celle qui nous tenait éveillé la nuit, où l’on cesse d’aimer. » [2]
Se situant d’une sociologie de la culture et des sentiments, et s’appuyant sur une centaine d’entretiens, la sociologue va parcourir les arcanes du « non-amour » contemporain, qui a beaucoup à dire, car il signale la façon nouvelle dont les liens sociaux se défont, faisant état d’une transformation par le capitalisme et la culture de la modernité de notre vie affective et amoureuse. Dès le xviiie siècle, un roman comme Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761) soulevait la question du droit de l’individu à éprouver ses propres sentiments, et donc du droit de choisir l’objet de son amour et de se marier selon ses vœux. « La modernité émotionnelle ne s’est pleinement réalisée qu’après les années 1960, dans la légitimation culturelle du choix sexuel fondé sur des motifs subjectifs, affectifs et hédonistes. Un nouveau palier a été franchi avec l’apparition sur Internet des applications sexuelles et amoureuses. » [3] La notion de liberté, notamment sexuelle, « nous devons toujours veiller à la fois à [la] préserver et à [la] mettre en question » [4]. Ainsi, Michel Foucault, dans son texte Surveiller et punir, a semé « le soupçon que la liberté démocratique était un stratagème pour dissimuler les mécanismes disciplinaires ou de surveillance produits par les nouvelles formes de connaissance et de contrôle des êtres humains » [5]. Ainsi en va-t-il de la liberté amoureuse dans notre société interconnectée, « largement liée à l’essor des réseaux sociaux, réels ou virtuels, à la technologie, à un formidable dispositif économique d’aides et de conseils en tous genres […] qui alimentent un processus permanent de création et de destruction des liens sociaux » [6], au point de constituer ce que Émile Durkheim, dans son étude sur le suicide, nommait anomie, définie comme la rupture des liens sociaux et de la solidarité sociale. « L’examen critique de la liberté sexuelle et émotionnelle actuelle réintroduit une question fondamentale de la sociologie classique : où se situe la ligne de faille entre liberté et anomie ? » [7]
L’organisation juridique des politiques libérales a par ailleurs privilégié un type particulier de liberté, à savoir la « liberté négative – définie comme la liberté des acteurs sociaux de faire ce qu’ils veulent […] tant qu’ils ne nuisent pas aux autres et ne constituent pas un obstacle à la liberté d’autrui » [8]. Or, ce « “vide” de la liberté négative pourrait être colonisé par les valeurs du marché capitaliste, la culture consumériste et la technologie, devenues dans la société moderne les principaux champs institutionnels et culturels » [9]. Ainsi, les rencontres sexuelles sont organisées comme un marché, obéissant aux lois de l’offre et de la demande, « toutes deux fortement médiatisées par des objets et des espaces de consommation, ainsi que par la technologie. Les rencontres sexuelles organisées comme un marché sont vécues comme un choix, mais aussi comme une incertitude. » [10] Créant en effet une incertitude cognitive et affective diffuse, le « “marché” n’est pas qu’une métaphore économique, mais la forme sociale réelle des rencontres sexuelles régies par la technologie de l’Internet et la culture de la consommation » [11]. Un aspect important de ce choix est qu’il se présente, dans nos sociétés contemporaines, comme un « non-choix », soit un choix négatif, qui consiste, « au nom de la liberté et de la réalisation personnelle, à refuser ou à éviter tout engagement, toute attache ou toute relation, ou à s’en retirer » [12]. « La liberté de chacun s’exerce dès lors par le droit de ne pas s’engager dans une relation, ou celui de se désengager, processus que nous pourrions appeler “le choix de ne pas choisir” : décider de sortir d’une relation à tout moment. » [13]
Eva Illouz examine ensuite ce qu’elle nomme la réglementation prémoderne de la sexualité, organisée depuis le xviie siècle, jusqu’à la fin des années 1960, sur la pratique de la cour amoureuse, avec pour point d’horizon le dessein matrimonial. En tant que forme sociale, observe-t-elle, la cour prémoderne produit une certitude, dans un cadre social orienté par la prise de décision, la décision étant soit affective (« Est-ce que je l’aime ? »), soit pratique (« Est-ce que je veux l’épouser ? »). La certitude, comme structure sociologique, se décline ainsi selon diverses modalités. Il en va ainsi de la certitude évaluative, qui relève du fait que les partenaires potentiels appartenaient généralement à des réseaux sociaux proches, où la renommée jouait un rôle important. « Les partenaires venaient du même village ou de la même ville, ou se connaissaient pour avoir cohabité dans une maison où ils occupaient un emploi. La plupart des couples se connaissaient très bien avant de se marier. » [14] Même lorsque la préférence individuelle jouait un rôle dans le choix du partenaire, […] cette inclination s’appuyait sur des réseaux sociaux de proximité qui permettaient de consolider la certitude évaluative. On peut citer également la certitude procédurale, qui renvoie à un protocole selon lequel le prétendant devait soumettre son intention de courtiser une femme à l’approbation de ses parents. Dans ce cadre, ce sont les règles et les procédures sociales, beaucoup plus que les émotions subjectives, qui travaillent au rapprochement des personnes. Il en va de même pour la cour proprement dite, qui suit une progression narrative, comme en témoigne la scène de cour amoureuse entre Charles Bovary et Emma, où, entre le rougissement silencieux de Charles et le rire embarrassé d’Emma, tout est arrangé pour faire progresser les interactions sociales et les sentiments. La certitude émotionnelle enfin, qui offre une dimension faisant de la « déclaration » le moment crucial. « Dans de nombreux cas de cour au xixe siècle, l’amour se déclarait dès le début, et marquait le point de départ plutôt que la fin de l’interaction » [15], ce qui neutralisait toute incertitude affective. À partir des années 1970, la liberté sexuelle fait voler en éclats ces structures culturelles et émotionnelles, provoquant « l’effondrement de la certitude et le passage à l’incertitude à travers la prévalence morale et institutionnelle de la liberté » [16].
« Comme l’écrit le sociologue allemand Wolfgang Streek : “Les années 1970 et 1980 correspondent également à l’époque où les familles et les communautés traditionnelles perdaient rapidement leur autorité, offrant aux marchés l’opportunité de combler un vide social en pleine progression, que les théoriciens de la libération de l’époque contemporaine avaient confondu avec le début d’une nouvelle ère d’autonomie et d’émancipation.” » [17] C’est ainsi que la sexualité, fondée sur un « droit à la vie privée », s’est émancipée. Cette liberté sexuelle ainsi acquise se manifeste à présent comme une « liberté consumériste », « médiatisée par des biens de consommation (par exemple, des vêtements ou des produits cosmétiques) et mise en valeur par des récits et des images de corps sexuellement attirants et exposés au public par le biais d’objets de consommation » [18]. Ainsi en va-t-il des lieux de rencontres (bars, cafés, clubs, stations touristiques, plages…). Par ailleurs, la sexualité est devenue une composante de la culture de consommation parce que, « libérée des prescriptions religieuse, elle a fait prospérer un marché fondé sur la manière de mieux vivre sa sexualité » [19], dans quatre grands types d’industries : les services thérapeutiques et pharmacologiques, l’industrie des accessoires censés aider et améliorer les performances sexuelles, le complexe industriel publicitaire et cinématographique, mais aussi les industries de la pornographie. « La sexualité est devenue une composante de l’identité, sur le plan à la fois de la morale et de la consommation. » [20], allant jusqu’à altérer le rapport aux corps : « La sexualité “libre” ou “émancipée” a créé un plan d’immanence nouveau où le corps sexuel est devenu son propre référent, coupé des autres corps et des autres personnes. » [21] Toutes ces caractéristiques et changements de la sexualité « ont fait disparaître le caractère rituel des interactions sexuelles et ont chargé les relations sexuelles d’incertitudes et de socialité négative, c’est-à-dire une socialité où les hommes et les femmes se retirent fréquemment et rapidement d’une relation » [22].
C’est ainsi que le sexe sans engagement semble devenu la marque suprême de la liberté. « En soi, la coucherie d’un soir (casual sex) n’a rien d’historiquement nouveau. Mais, dans sa forme moderne, elle est d’abord apparue comme une revendication politique et morale, celle de libérer la sexualité des tabous religieux et des échanges économiques. » [23] La technologie de l’Internet a accentué l’organisation des rencontres sexuelles comme un marché. Dans un article de Vanity Fair sur l’application Tinder, on peut ainsi lire : « C’est comme commander sur Seamless, explique Dan, un banquier d’affaires, faisant référence au service de livraison à domicile. Sauf qu’on commande une personne. […] Les applis de rencontre, c’est l’économie de marché appliquée au sexe. » [24] L’anonymat est une caractéristique de ce type de sexualité. « En tant que forme sociale, le casual sex se caractérise par des stratégies symboliques qui dé-singularisent le partenaire sexuel » [25], en anéantissant toute possibilité de réciprocité, d’attachement et de lien. Ainsi, « l’abondance et l’interchangeabilité des partenaires sont les deux modes opératoires d’une sexualité libre gouvernée par le non-choix et la sexualité négative » [26], sexualité négative au sens où « le sujet ne veut pas de relations ou est incapable d’en former en raison même de la structure de son désir. Dans un “lien négatif”, le moi échappe complètement au mécanisme du désir et de la reconnaissance. » [27]
À cette confusion dans le sexe, s’ajoute l’émergence d’un capitalisme scopique, dans une sphère privée transformée en marchandise, qui peut être marquée d’une plus-value, ou dévaluée à l’envi. « La sexualité est devenue une source de plus-value, à la fois rémunérée et non rémunérée pour un nombre important d’industries contrôlées par des hommes » [28], qui produisent autant d’images, à l’origine de nouveaux canons de beauté, tels que le look, mêlant style vestimentaire, allure et mensurations, le corps devenant une marchandise à la fois visuelle et esthétique. « Ce que Hegel appelait la reconnaissance, le processus intersubjectif de la rencontre et de la reconnaissance réciproque de deux subjectivités, s’est déplacé ici vers un plan visuel et sexuel, où le sujet est simultanément spectateur et acteur. » [29] Les corps sexualisés sont ainsi soumis à l’évaluation visuelle, rapide et immédiate, dont les attributs ont été formalisés et institutionnalisés par des applications comme Tinder. « Comme le dit Dan, un journaliste israélien de quarante et un an : “Quand je rencontre une femme, je sais immédiatement si c’est une personne que j’aurai envie d’embrasser ou non.” » [30]. La rencontre se vit comme un entretien d’évaluation. La forme de l’entretien, très courante dans les entreprises, s’est ainsi insinuée dans les rencontres amoureuses : son but est de disqualifier les candidats qui ne font pas l’affaire. Le capitalisme scopique crée des mécanismes de rejet rapide de l’autre. « La sexualisation visuelle suppose une capacité à dissocier la sexualité de l’identité de la personne comme lieu où se structurent les valeurs, les sentiments et les objectifs ». [31] Là s’opère un processus de dévaluation, où le rejet de l’autre est inhérent à « l’exercice continu du goût – où le goût porte à la fois sur des biens de consommation et sur le choix d’un partenaire » [32]. « Du fait de l’accessibilité de la sexualité, le problème est maintenant de lui trouver (ou inventer) une singularité, qui se traduit à son tour par le fait de “tomber amoureux” ou d’“aimer” » [33], c’est-à-dire de percevoir dans l’autre une situation de rareté, à savoir de parvenir à une reconnaissance, à savoir la capacité à singulariser l’autre comme sujet en soi. C’est ce qui provoque un état de confusion du sujet, une incertitude ontologique, dirait Eva Illouz, comme on peut le lire dans le témoignage de cette étudiante française de vingt-six ans : « Intervieweuse : Votre petit ami français a-t-il été surpris lorsque vous avez rompu ? Marie : Non, je ne crois pas. […] En fait, j’ai été soulagée de rompre avec lui. Quand j’étais avec lui, je me sentais un peu comme un morceau de viande. Intervieweuse : Que voulez-vous dire par “morceau de viande” ? Marie : Il n’était pas très affectueux. C’était évident qu’il voulait juste du sexe. Donc même si j’aurais préféré que ça soit autrement, j’ai aussi appris à vivre ça uniquement pour le sexe. Je ne savais pas très bien ce que je voulais ; j’imagine que je voulais aussi du sexe. Je voulais du sexe, mais je me sentais comme un morceau de viande. » [34]
Le contrat est une métaphore servant à décrire la liberté des acteurs d’entamer ou de rompre une relation. Fondé sur le consentement des deux partenaires, il est devenu la métaphore matricielle pour penser les relations intimes. Mais la liberté d’entrer ou de sortir d’une relation à sa guise crée les conditions d’une incertitude. La difficulté à interpréter les sentiments d’une personne se répercute sur la capacité à développer des sentiments stables. « Elsa est une Franco-Israélienne de cinquante-neuf ans, divorcée vivant en Israël, qui rend bien compte de cette double incertitude. Elsa : Je ne sais pas comment avoir des sentiments stables. Intervieweuse : Comment savez-vous si un homme vous aime bien ou non ? Elsa : C’est ça le truc. Je ne sais pas. […] C’est dans ces moments-là que le mariage me manque. La clarté de tout ça. On peut être très mal marié, mais au moins on sait ce qu’on a. Intervieweuse : Pourquoi ? Pourquoi vous ne savez pas ? Elsa : Parce qu’on ne sait jamais ce que les choses signifient pour les autres et même ce qu’elles signifient pour soi. » [35]
Il semble que la liberté d’entrer dans une relation s’est transformée en liberté fondamentale d’en sortir, dans une tension constante entre les idéaux d’autonomie et ceux d’attachement. C’est ce qu’illustre la pratique du ghosting (la rupture sans explication). En tant que forme spécifique de défection, il n’exige ni explication ni effort pour préserver la dignité de l’autre. Sarah, une Israélienne de cinquante-deux ans, dit la façon dont elle s’est sentie blessée et affectée après avoir été « ghostée » par sa petite amie. « Nous avons eu une relation pendant un an, non, un an et demi en fait, puis elle m’a envoyé un sms me disant que c’était fini, qu’elle mettait fin à notre relation. […] J’ai essayé de la rappeler plusieurs fois, mais évidemment, elle n’a répondu à aucun de mes appels, même lorsque j’ai tenté de l’appeler d’un numéro inconnu. Je ne me remets pas de cette blessure et de cette humiliation. » [36] « La défection est souvent préférée à la prise de parole parce que cette dernière exprime une dépendance et une vulnérabilité, alors que la défection est une manifestation performative de l’affirmation de soi. » [37] Et comme l’exprime Tara, une Scandinave de quarante-huit ans, « Beaucoup de gens “se rencontrent” comme ils “font du shopping” et se comportent en consommateurs tâtillons sur un marché globalement peu coûteux de potentielles relations sexuelles et sentimentales. C’est la marchandisation ultime ». [38] La liberté a donc ses limites.
L’institution du mariage est elle aussi concernée par la fin de l’amour, avec l’importance croissante des processus émotionnels au sein du mariage mais aussi comme motifs de divorce. « À partir des années 1970, les motifs invoqués sont devenus plus abstraits et subjectifs : “l’éloignement”, “la distance”, “le sentiment de ne plus être aimé” sont devenus des causes majeures de divorce. » [39] La structure narrative du désamour se présente selon trois formes de récit : la révélation soudaine, comme l’évoque Dan, un Israélien de soixante-quatre ans, qui prend conscience que c’est la fin quand sa femme vient lui parler alors qu’il faisait la vaisselle. Ce « tournant » peut aussi se manifester en tombant amoureux d’un ou d’une autre ; c’est aussi l’accumulation de petits événements et de conflits quotidiens qui font peu à peu craquer le tissu intime ; certains événements, ou « microtraumatismes », qui remettent en cause la confiance qu’on avait dans l’autre. La grande séparation est marquée par l’arrêt de la sexualité, comme signe ou cause d’un changement profond. Le raffinement consumériste du goût et les idéaux d’autonomie viennent souvent défaire ceux de l’attachement : l’un s’intéresse au sport à la télévision, l’autre se cultive, l’un « évolue », l’autre pas… Parfois « la thérapie permet d’entrer dans un processus de raffinement du moi et de ses sentiments, rendant les femmes plus conscientes de leurs besoins et de leur valeur » [40], sapant le contrat initial de la relation. Ainsi, « le non-amour qui précède et provoque le divorce résulte des mêmes forces qui façonnent les relations négatives non engagées » [41], telles qu’elles ont été décrites précédemment.
La sexualité, dans nos sociétés contemporaines, est devenue la source d’un désarroi existentiel, et en fin de compte, la cause d’un mécontentement politique et d’un changement de civilisation. Le capitalisme scopique a perturbé les processus traditionnels de reconnaissance, c’est-à-dire la manière dont les individus se sentent avoir de la valeur aux yeux des autres. Ainsi est apparue une nouvelle structure du sentiment, « possédant un certain nombre de caractéristiques déterminantes : la souplesse (dans la capacité à passer d’un partenaire à l’autre, à accumuler les expériences polyvalentes), la résistance aux risques, aux échecs et aux rejets, et la déloyauté (comme lorsque des actionnaires ou des amants partent pour investir dans une “entreprise” plus rentable). » [42] La liberté acquise, liée à l’injonction de se réaliser soi-même, est devenue « un pur idéal avec des conséquences inquiétantes » [43]. Elle « a aussi légitimé et généralisé des expériences d’incertitude, de dévaluation et d’impuissance » [44]. Faut-il pour autant céder au découragement ? « Après tout, le fait que l’amour ait changé de forme n’en fait pas quelque chose de moins pertinent pour nos vies. Et le fait que la liberté comporte des risques et des incertitudes ne la rend pas moins précieuse. […] On peut même invoquer les statistiques rassurantes selon lesquelles un mariage sur trois naît grâce à une rencontre sur Internet » [45] Il faut pourtant garder en mémoire Le Malaise dans la civilisation, car, comme le démontrait Freud en son temps, la modernité s’est caractérisée par l’incompatibilité entre la structure psychique et les contraintes sociales qui lui sont imposées. Jacques Lacan, le premier, a mis en avant la montée au zénith de l’objet a dans le discours capitaliste contemporain, et les ravages qui l’accompagnaient. On saisit ainsi comment les sociétés contemporaines sont passées d’une économie du désir, réfrénée par la rareté et l’interdit, liées à un certain type de discours à une économie de la jouissance, liée au discours sans frein du discours capitaliste correspondant au besoin illimité de trouver une satisfaction immédiate dans des objets qui existent en abondance.
Marianne Bourineau
[1] Illoutz E., La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain, Paris, Seuil, 2020.
[2] Ibid., p. 11.
[3] Ibid., p. 18.
[4] Ibid., p. 21.
[5] Ibid., p. 23.
[6] Ibid., p. 12.
[7] Ibid., p. 21.
[8] Ibid., p. 24.
[9] Ibid., p. 61.
[10] Ibid., p. 29.
[11] Ibid., p. 30.
[12] Ibid., pp. 33-34.
[13] Ibid., p. 36.
[14] Ibid., p. 61.
[15] Ibid., p. 66.
[16] Ibid., p. 69.
[17] Ibid., p. 75.
[18] Ibid., p. 73.
[19] Ibid.
[20] Ibid., p. 78.
[21] Ibid., p. 83.
[22] Ibid., p. 87.
[23] Ibid., p. 91.
[24] Ibid., p. 92.
[25] Ibid., p. 93.
[26] Ibid., p. 138.
[27] Ibid., p. 133.
[28] Ibid., p. 142.
[29] Ibid., p. 146.
[30] Ibid., p. 155.
[31] Ibid., p. 177.
[32] Ibid., p. 184.
[33] Ibid., p. 189.
[34] Ibid., pp. 191-192.
[35] Ibid., p. 217.
[36] Ibid., pp. 233-234.
[37] Ibid., p. 236.
[38] Ibid., p. 235.
[39] Ibid., p. 258.
[40] Ibid., p. 295.
[41] Ibid., p. 302.
[42] Ibid., p. 310.
[43] Ibid., p. 311.
[44] Ibid., p. 314.
[45] Ibid., p. 316.
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