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La culture est avant tout une langue - Jérôme Péhau

  • Jérôme Péhau
  • 16 juin
  • 11 min de lecture

Ou comment prendre langue avec le jeune sujet étranger ? 


La pratique clinique et institutionnelle auprès de jeunes étrangers, ceux que l’administration nomme Mineurs non accompagnés (MNA) nous amène à inventer un savoir y faire avec les effets des discours qui les assignent et les contraignent à se présenter à l’autre selon certaines modalités depuis leur arrivée en France : évaluation de leur minorité et de l’isolement familial, qui passe par une évaluation de la cohérence de leurs récits et des pièces d’identité, puis évaluation du niveau de français, évaluation de la santé avec de nombreux bilans réalisés de façon systématique, évaluation de l’autonomie pour savoir s’ils peuvent vivre en appartement et se débrouiller seuls, ce qui passe par une évaluation de leur capacité à se déplacer, à gérer un budget, à faire la cuisine, les courses, le ménage, etc. Qui sont ces jeunes et que savent-ils faire ? Deux questions qui leurs sont renvoyées au quotidien dès leur accueil et qui ont des conséquences sur la façon dont ils envisagent leur vie ici, pris dans l’étau de ce qui est véhiculé par ces discours.

 

Le travail auprès de ces jeunes étrangers nous amène également à tenir compte de la dimension culturelle dans la réflexion sur nos pratiques : structures familiales dans leur pays d’origine, place et valeur de l’enfant dans le groupe social, valeur et usage de la parole en fonction des générations, ou encore fonction de la religion, soit autant d’éléments qui ont des effets sur la subjectivité, et sur la façon dont le jeune peut envisager et questionner sa place dans le monde, sa destinée, et dont il faut tenir compte ; le simple fait qu’il n’y ait pas d’éducateur, de psychologue ou même d’institutions telles qu’elles existent et fonctionnent en Europe est une donnée avec laquelle il faut composer puisque les jeunes nous amènent ces interrogations.

 

Mais ce prisme culturel, par lequel on peut envisager notre pratique, peut aussi confiner à la réification du sujet et à l’assignation identitaire. La dimension culturelle, comme facteur explicatif par exemple de tel ou tel comportement ou « façon de penser », vient parfois faire bouchon dans l’abord des situations rencontrées, vient « boucher toutes les nuances de la relation spécifique » comme le dit Lacan [1] d’un sujet aux prises avec l’Autre, les autres, dans la façon dont cela a pu l’impacter.

 

La place qu’occupe la dimension culturelle dans notre pratique fait consister le poids du social et du collectif dans la construction individuelle, et donc un certain déterminisme face à la singularité, la contingence et la part de liberté qui reviendrait à l’individu pour se construire dans ce bain social et culturel.

 

Pourtant, lorsqu’on fait quelques recherches concernant la notion de culture dans les sciences sociales elles-mêmes, l’accent est mis sur l’instabilité du terme, ses frontières floues et son impossible réduction à une identité. Par exemple, pour Denys Cuche [2], la notion de culture prise dans un sens très large, renvoie aux modes de vie et de pensée. L’idée moderne de culture a constamment, depuis son émergence, suscité des débats très vifs et les définitions n’ont pas manqué, ce qui s’explique d’abord parce que « l’usage de la notion de culture introduit directement à l’ordre symbolique, à ce qui touche au sens, c’est-à-dire ce sur quoi il est le plus difficile de s’entendre » [3]. Edward Tylor de son côté la définissait comme un ensemble d’éléments matériels ou mentaux, éthiques ou institutionnels, qui organisent ou régulent la vie sociale.

 

La dimension culturelle est en tout cas abordée de façon dynamique puisque toute culture est toujours « produite par les échanges entre les individus et les groupes. C’est pourquoi toute culture est nécessairement plurielle et évolutive, car elle n’est jamais qu’une synthèse plus ou moins aboutie et plus ou moins provisoire d’apports divers » [4]. De fait, la notion même de « culture d’origine » est contestable, la culture n’étant pas « un bagage qu’on pourrait transporter avec soi quand on se déplace. On ne transporte pas une culture comme on transporte une valise. Voir les choses comme cela, ce serait tomber dans une réification de la culture. Ce qui se déplace, en réalité, ce sont des individus » [5]. La culture n’est donc pas un système stable, et le terme de culture d’origine est sémantiquement floue et faiblement opératoire puisque cela reviendrait par exemple dans le cas des phénomènes migratoires internationaux, à « sous-estimer le changement culturel que produit la migration chez les expatriés », « mais aussi occulter le changement culturel que connaît la société d’origine » [6]. Ainsi, l’auteur défend l’idée que la culture d’origine n’explique rien par elle-même, et qu’à la limite, « plutôt que la culture d’origine, ce sont les structures sociales et familiales du groupe d’origine auquel appartiennent les migrants qui permettent d’expliquer les différences dans les modes d’intégration et d’acculturation au sein de la société d’accueil […] selon qu’ils proviennent de communautés paysannes traditionnelles ou de groupes sociaux urbain » [7] et, au-delà et peut-être surtout, « le rapport qu’entretiennent les immigrés avec cette culture » [8].

 

L’autre élément important que souligne l’auteur est que la culture dite d’origine renvoie aux traditions et que tous les migrants n’ont pas le même attachement aux traditions. Les traditions culturelles n’existent pas en elles-mêmes mais toujours par rapport à un certain ordre social et des rapports sociaux dont elles sont l’expression. Et comme « tous les individus n’ont pas la même position dans ces rapports sociaux, ils ne peuvent pas tous avoir le même intérêt à maintenir les traditions » [9], l’émigration pouvant être justement, dans un certain nombre de cas, « un moyen d’échapper à un ordre social considéré comme oppressant et à des traditions ressenties comme étouffantes » [10].

 

Cet abord de la pratique auprès des sujets étrangers par le prisme culturel peut également se trouver mis en question par ce que Olivier Roy dans son ouvrage [11] nomme une crise de la culture, crise qui s’inscrit dans un processus plus global de transformation de notre rapport au vivant, du lien social et du rapport au savoir, rendu possible par les révolutions technologiques et scientifiques, associées à l’expansion d’une économie néo-libérale globale. Ainsi, c’est la notion même de culture qui se trouve mise en crise avec, comme symptôme, « une crise des utopies, et l’expansion des systèmes normatifs, d’autant que ce que l’on croit voir apparaître comme nouvelles cultures, n’en sont pas vraiment et sont plutôt des mouvements contestataires défensifs : tout le monde se vit aujourd’hui comme appartenant à une minorité menacée, dont il faut défendre les droits et des espaces protégés » [12].  Il définit la culture comme ce qui « repose sur un système partagé de langue, signes, symboles, représentations du monde, langage corporel, codages des comportements, etc. » [13] ; c’est un système implicitement partagé, transmis via la langue et permettant une forme de lien social. Il ajoute que la culture se projette dans un imaginaire et dans ce cas, les valeurs et les normes ne sont plus implicites mais se disent. Il y a donc un rapport dialectique entre habitus (la part implicite de la culture, sorte d’évidence partagée) et les valeurs et les normes (la part explicite, qui se dit, voire s’affirme, sur un registre identitaire). On assiste ainsi aujourd’hui à ce qu’il nomme une déculturation des cultures : « dissolution du contenu de la culture-corpus, un effacement des cultures anthropologiques et une paradoxale promotion, par la globalisation, des « subcultures » qui s’autonomisent par rapport à la culture dominante où elles se nichaient, mais se réduisent à des codes de communication déconnectés des cultures réelles » [14]. Ce « codage », dont le langage informatique et l’outil internet sont les principaux supports à la création de « subcultures », tend à rendre « univoques et linéaires toutes les formes de communication et de relation entre humains. La référence aux valeurs ne renvoie alors ni à une culture ni à un idéal de vie, mais à un étalonnage des comportements en fonction d’une vague et confuse référence à des objectifs normatifs » [15].

Dans son ouvrage, Olivier Roy expose quels peuvent être les effets de cette crise notamment en termes d’inflation identitaire. Cela se traduit « par le repli sur des identités pauvres, construites à partir de quelques marqueurs (culturels) détachés de leur contexte » [16], et ne concourt pas à l’avènement d’une « nouvelle culture par acculturation, mais à une réduction des valeurs et des cultures à des traits identitaires folklorisés » [17], ou de signes, comme les signes religieux, « segments anthropologiques autonomes » [18]. L’autre effet mesurable de cette déculturation, selon lui, est une certaine chute de l’imaginaire, au sens d’une transmission d’un sens à donner à la vie, d’une orientation sur ce que l’on peut ou doit en faire ; il prend l’exemple de la jeunesse, et d’un lien de transmission générationnel qui peine désormais à s’exercer de haut en bas, pour ne plus se concevoir qu’horizontalement, entre « pairs », voire entre semblables, et s’accompagne d’une déculturation qui va de pair avec une augmentation des normes et des règles. Avec Lacan, nous pourrions parler d’un déclin de l’ordre symbolique et de certaines de ses vertus qui orientent ou pacifient le rapport du sujet au réel, déclin qui peut le laisser en proie à un surmoi qui commande, à des impératifs, sans médiation. Comme le dit Olivier Roy : « la norme est toujours la première réponse que l’on donne à la crise de la culture, aussi bien à droite qu’à gauche. Et la norme ne fait pas rêver, ce qui reste tout de même la fonction de toute culture » [19].

 

Ces constats sont intéressants pour notre pratique auprès des mineurs étrangers, notamment parce que la question culturelle revient souvent dans nos échanges au quotidien, sans trop savoir ce que l’on met derrière ce terme. Très souvent, la culture intervient comme facteur explicatif de tel ou tel comportement (il a réagi comme ça parce que dans sa culture…) ; on la met aussi en avant comme un principe quasi idéologique de reconnaissance et de respect des différences, de l’altérité, sans se rendre compte parfois que cette culture de l’Autre rendue ainsi visible et lisible, la réduit tout en même temps à quelque chose de « kitsch ». Et comme le rappelle Olivier Roy « le culturalisme fleurit ainsi sur la déculturation, mais comme des fleurs coupées que l’on pose sur des tombes » [20].

 

Pour autant, le bain culturel d’un sujet est aussi vecteur d’identités, et l’identité, c’est quand même vital, comme le rappelle François Ansermet [21] ; de plus, la migration met l’identité en crise, de par le déracinement mais aussi les conditions déshumanisantes du parcours ; quand il se sépare de sa langue, de sa culture, le sujet qui a migré risque de se vivre comme un « reste de ce monde » [22], qui n’est plus présent que dans son intériorité, un monde qui reste seulement en lui ; prendre appui sur sa culture d’origine, même réduite à quelques détails ayant une puissance d’évocation du pays d’où l’on vient (des odeurs, des sons, des paysages…) peut être un soutien pour certains sujets.

 

Ces différentes approches de la notion de culture, qui fait toujours encourir le risque de l’assignation identitaire, nous amènent ainsi à cette question : comment accueillir le sujet avec ce qui le soutient dans la vie, et l’histoire qu’il s’est produite dans un bain culturel particulier, sans pour autant le figer dans une identité rigide ? Et comment penser la notion de culture et sortir de certaines impasses du relativisme culturel ? Comme le souligne Denys Cuche, le principe dit éthique d’une neutralité à l’égard des différentes cultures en affirmant la valeur intrinsèque de chaque culture peut n’être que « le masque du mépris » [23] ; comme le disait Geza Roheim : « vous êtes complètement différents de moi, mais je vous pardonne ».

L’auteur souligne aussi qu’elle peut servir de caution à une position idéologique opposée à toute définition universelle des droits de l’homme. L’exaltation de la différence aboutit même au droit à la différence étant alors perverti en « assignation à la différence » [24]. Là où avec Olivier Roy, la culture, dont il signale que le principal reposoir est la langue, est justement quelque chose qui ne prescrit pas, qui n’assigne pas, mais qui se transmet entre dits et non-dits. C’est également l’idée que défend Heinz Wismann [25], que toute culture est avant tout une langue, avec sa grammaire, et que la culture est avant tout transmission et dialectique entre ce qui se dit et ce qui ne peut se dire, puisqu’elle est avant tout une médiation avec le réel. La culture transmise au sujet peut se concevoir comme une langue qui laisse une place pour naviguer entre dits et non-dits, là où les subcultures qu’évoque Olivier Roy reposent davantage sur des codes, et produisent non plus des sujets (entre énoncé et énonciation) mais des identités (figées dans un « je suis ce que je dis » sous une forme performative).

 

Si nous prenons acte de cette idée, nous pouvons en déduire quelques pistes pour la pratique auprès des jeunes. Plutôt que de faire consister ladite « culture d’origine » des jeunes que nous accueillons, en la réduisant à un système de traits identitaires univoques, on peut tenter de faire vivre ce que Wismann appelait le « penser entre les langues », ce qui peut permettre au sujet de se bricoler, à partir de l’expérience migratoire, une culture singulière, celle issue de son histoire et de son parcours. Olivier Roy décrit notre époque comme celle d’« un éternel présent, une re-création permanente » [26]. Ce qui, pour notre pratique auprès des mineurs étrangers peut aussi devenir une chance, dans la mesure où il y a la possibilité d’inventer quelque chose, dans la rencontre inter-culturelle, là où la tradition n’est plus opérante. Il deviendrait alors possible d’accueillir le sujet et sa culture en tant qu’il s’en soutient, ou au contraire tente de s’en détacher, en tant qu’elle aura été ce bain dans lequel le sujet a rencontré les premiers Autres qui se sont occupés de lui – sa famille, sa communauté – et qui lui ont dit certains mots dont le sens aura été investi à sa manière, et cette fois indépendamment de l’Autre et de sa culture.

 

Le « bain culturel » d’un sujet, qui est donc un bain de langage et médiation du réel par le symbolique et l’imaginaire, bien qu’aujourd’hui en crise, est ce qui a permis au sujet de démarrer dans la vie avec le secours d’un discours établi sur les questions existentielles (la vie, la mort, le sexe). Il s’agit donc de savoir accueillir cela de la même façon que l’on accueille la constellation des signifiants qui ont accompagné l’enfant dès sa naissance, voire avant, car c’est avec ces débris de discours, faits de symbolique et d’imaginaire qu’il a commencé par se débrouiller dans la vie.

 

À ce titre, plus que « la culture comme outil de compréhension », nous avons à entendre et accueillir comment le sujet se situe par rapport à sa culture, et la façon dont il en fait usage dans son expérience ici.

 

Pour ne pas conclure, peut-être que ce chemin parcouru nous invite à parier, plutôt que sur la reconnaissance de l’autre (versant altérité), sur la prise en compte de l’Autre en soi, la culture pouvant alors devenir un moyen, une voie d’accès comme une autre, à cette singularité avec laquelle chacun compose pour traiter le réel auquel il a eu à faire.

 

Cela ouvre également sur une conversation inter-disciplinaire, entre sociologie, anthropologie et psychanalyse. Comme le signale Denys Cuche, Bourdieu (1985) était convaincu qu’une certaine forme d’ethnocentrisme, en tant qu’elle désigne la référence à sa propre expérience, à sa propre pratique est la condition d’une véritable compréhension, à condition bien sûr que cette référence soit consciente et contrôlée. Ce qui permettrait notamment d’éviter d’exalter les différences de l’Autre, alors qu’il s’agit aussi, selon lui, de reconnaitre dans les autres, d’apparence si étrangers, un moi qu’on ne veut pas connaitre. D’une autre façon, la psychanalyse, notamment à partir de l’expérience faite sur un divan, invite le sujet, à l’envers de tout « centrisme », non pas à reconnaître qu’il y a de soi chez l’autre, mais à consentir à l’« excentricité radicale de soi à lui-même » [27].

 

Jérôme Péhau

 

 

[1] Lacan J. Le Séminaire, livre xxiv, L’insu que sait de l’une-bevue s’aile à mourre (1976-1977), inédit.

[2] Cuche D. La Notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2016.

[3] Ibid., p. 6.

[4] Ibid., p. 141.

[5] Ibid., p. 142.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 143.

[8] Ibid., p. 144.

[9] Ibid., p. 147.

[10] Ibid.

[11] Roy O. L’Aplatissement du monde. La crise de la culture et l’empire des normes, Paris, Seuil, 2022.

[12] Ibid., p. 18.

[13] Ibid., p. 49.

[14] Ibid., p. 48.

[15] Ibid., p. 20.

[16] Ibid., p. 45.

[17] Ibid., p. 54.

[18] Ibid., p. 114.

[19] Ibid., p. 112.

[20] Ibid., p. 116.

[21] Ansermet F. Conférence, « Les paradoxes de la migration », le 26 novembre 2020, inédit.

[22] Ibid.

[23] Cuche D. La Notion de culture dans les sciences sociales, op. cit., p. 159.

[24] Ibid., p. 159.

[25] Wismann H. Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2023.

[26] Roy O., L’Aplatissement du monde. La crise de la culture et l’empire des normes, op. cit., p. 103.

[27] Lacan J., “L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud” (1957), Écrits I, Points (poche), p. 521.



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