Mise en scène de pères défaillants, se passer du père à condition de savoir s’en servir
Dans sa préface à L’Éveil du printemps de Wedekind, Lacan dit : « parmi les Noms-du-Père, il y a celui de l’Homme masqué ». Je voudrais situer cela : avant d’arriver à la formule du sinthome, et au Séminaire sur Joyce, Lacan n’élimine pas d’emblée la fonction du père. Il commence par la pluraliser et parler des Noms-du-Père, ce qui est autre chose que le Nom-du-Père tel qu’il en parle dans le Séminaire iv où il insiste sur le fait que le père doit être là, qu’en plus il doit gronder, qu’on doit vraiment l’entendre. La pluralisation des Noms-du-Père, ce n’est plus du tout que le père doit vraiment être là et dire quelque chose. Considérer les Noms-du-Père dévalorise fort le père.
Dans cette pièce, il y a trois adolescents, chacun face à l’émergence de la pulsion ou plutôt comme le dit Lacan très joliment « face à l’éveil de leurs rêves ». Au début de l’introduction, Lacan dit que ce texte est « l’affaire de ce qu’est pour les garçons de faire l’amour avec les filles » en « marquant par là qu’ils n’y songeraient pas sans l’éveil de leurs rêves ». Lacan ne dit pas qu’ils n’y songeraient pas sans qu’ils ne soient devenus pubères, ce n’est pas ce réel-là qui est en jeu, mais l’éveil de leurs rêves, à la fois l’éveil et le rêve. L’éveil évoque quand même l’éveil de la puberté, la poussée, le réel qui vient changer un peu le corps. Mais c’est l’éveil de leurs rêves, c’est à dire pas sans le langage, pas sans le bavardage entre eux, pas sans les interdits. Dans un article que j’ai écrit sur les phénomènes de l’adolescence [1], je propose que la série de ces phénomènes de l’adolescence soit considérée comme un symptôme qui vient répondre à un réel, celui de la puberté. Ce qui n’est valable qu’à considérer que ce réel n’est pas un réel hors langage. Le réel, c’est justement cette marque du langage qui vient frapper le corps en même temps que celui-ci se modifie.
Chacun de ces trois jeunes va donc installer une sorte de symptôme en réponse à l’éveil de leurs rêves. Il y a Wendla, la fille, qui va installer ça du côté de la naïveté jusqu’à en mourir dans les manœuvres abortives tellement elle ne savait pas comment elle risquait d’être enceinte. Toute la question de la jouissance féminine échappe ici à Wedekind, d’être réduite à cette position passive.
Mais il y a surtout le couple Moritz et Melchior, deux garçons qui se distinguent très clairement. Moritz est plutôt dans une position de passivité, prêt à fuir pour maintenir sa propre exception. C’est très clair dans le texte et cela va jusqu’à la mort puisqu’il finit en effet par se suicider. C’est la fuite jusqu’à la mort alors qu’il est renvoyé du collège. Juste avant sa mort, il rencontre une prostituée, qui lui lance un appel, et il la laisse passer.
Melchior, c’est une mise en scène du désir décidé, le désir de savoir et la mise au travail nécessaire pour y arriver. C’est très clair : savoir comment sont faites les filles aussi bien que ce qu’on fait avec elles ou également comment on étudie le latin.
Dans la scène finale, Melchior, qui a été mis en maison de correction pour avoir fait circuler au collège un petit papier sur les relations sexuelles, s’en est échappé et se rend au cimetière pour voir la tombe de Wendla qu’il a mise enceinte et qui est morte des manœuvres abortives. Mais il ne sait pas que c’est de cela qu’elle est morte. Il y va avec l’idée qu’il faut qu’il meure aussi, que c’est lui le coupable. Mourir, non pour rester intact, mais pour expier. Dans le cimetière, il va rencontrer deux personnages. C’est le moment décisif et intéressant de la pièce.
D’une part, il rencontre le fantôme de Moritz qui se balade avec la tête sous le bras, ce qui se réfère à sa position passive et qui le pousse à aller vers la mort. Il lui dit de venir avec lui, pour y jouir d’une position d’exception. Il raconte comment c’est au-delà de la mort : « Nous allons nous asseoir sur les clochers, sur les plus hauts faîtes, toujours où cela nous chante... [...] Notre inaccessible sublimité est réellement le seul point de vue d’où on puisse digérer cette pourriture... » Ce qu’il appelle pourriture, il le dit : « nous observons les amants et les voyons l’un devant l’autre rougir de deviner ce qu’ils sont : des trompeurs trompés ». Il maintient ainsi une exception narcissique et entend continuer à croire à une possibilité du rapport sexuel. Il refuse d’entrer dans la question de la castration et d’avoir à traiter du lien sexuel.
L’autre personnage qui surgit alors, c’est l’Homme masqué, qui arrive quand Moritz a pratiquement convaincu Melchior de venir avec lui dans la mort. Il dit à Melchior cette phrase formidable : « Mais tu trembles de faim. Tu n’es pas en état de juger. » C’est formidable parce que c’est pris au ras des pâquerettes. Ce n’est pas, on va commencer à philosopher, mais assez simplement : d’abord on mange, on bavardera après. C’est la position de cet homme qui est du côté de l’énigme de la vie : d’abord vis et puis on verra bien comment. Évidemment, Melchior qui a un désir très décidé n’est pas prêt à suivre n’importe qui. Il interroge l’Homme masqué : « Qui êtes-vous ? [...] Vous êtes – mon père ? »
Ce que répond l’Homme masqué situe bien qu’il n’est pas le père tout en situant ce qu’est le père, un père qui n’est plus le Nom-du-Père : « Monsieur ton père cherche à cette heure la consolation dans les bras robustes de ta mère. Je t’ouvre le monde ». Toute la pièce met en scène des pères défaillants. Quand le père de Moritz apprend le suicide de son fils, il dit : « Le petit n’était pas de moi ! ». C’est le plus gros. Mais il y a aussi toute la série des pères, le corps professoral qui doit juger la faute de Melchior écrivant un texte sur les choses du sexe. Ils sont là avec des conneries incroyables, ils sont ridiculisés. Et puis il y a le père falot. On voit donc bien que ce n’est pas l’image du père, ni la fonction paternelle au sens qu’il faut que le père soit là. C’est une énigme qui fait office de Nom-du-Père.
Quand Melchior dit à l’Homme masqué : « Qui êtes-vous ? Je ne peux me confier à un homme que je ne connais pas », l’Homme masqué lui répond, en inversant la phrase d’une façon très analytique : « Tu n’apprendras pas à me connaître à moins de te confier à moi ». Ce qu’il propose à Melchior, c’est d’accepter d’être l’un entre autres.
Cette pièce, outre qu’elle dévalorise les figures du père pour faire apparaître un père, un Nom-du-Père extrêmement singulier, montre aussi deux modes de l’exception. Il y a l’exception narcissique où on peut tous se croire une exception, mais c’est évidemment toujours l’exception ratée. C’est le choix de Moritz. Et puis, il y a l’exception qui fait que l’on peut, comme le fait Melchior, accepter d’être l’un entre l’autre, du fait de cette exception. Accepter d’être l’un entre l’autre, c’est accepter d’en passer par la castration.
Pour le dire en termes lacaniens, Moritz ou l’exception narcissique, c’est la position de celui qui refuse d’être dupe du semblant et qui, comme le dit Lacan, est « destiné à errer toujours ». Moritz erre dans le cimetière comme un fantôme alors que Melchior accepte d’être dupe du semblant qu’est l’Homme masqué. Et à ce titre, il rentre dans la vie.
Dans la préface, Lacan dit ceci de cette exception qu’est l’Homme masqué : « Mais le Père en a tant et tant qu’il n’y en a pas Un qui lui convienne, sinon le Nom de Nom de Nom. Pas de Nom qui soit son Nom-Propre, sinon le Nom comme ex-sistence. Soit le semblant par excellence. Et l’Homme masqué dit ça pas mal. Car comment savoir ce qu’il est s’il est masqué, et ne porte-t-il pas masque de femme, ici l’acteur ? » C’est la dimension de la pluralisation.
Une particularité de la pièce de Wedekind, que Lacan remarque, est qu’elle est dédiée à l’Homme masqué. Ce qui fait de l’Homme masqué un Nom de Nom, le Nom comme pur semblant qui vient inscrire une marque dans le réel et dont le sujet accepte de se faire le dupe. Soit le semblant par excellence, dit Lacan, le masque, le masque de femme.
Mais aussi référence à ce que dit Moritz, assez triste de devoir retourner d’entre les morts, « Que ne m’avez-vous dit cela plus tôt ! » avant de mourir. Et l’Homme masqué lui répond qu’il est venu mais que Moritz ne l’a pas reconnu. On devine parfaitement que le personnage de l’Homme masqué, c’est aussi bien la prostituée qui s’était présentée à lui.
Cette exception de l’Homme masqué n’est pas exactement le père. C’est peut-être le père de la formule de Lacan « se passer du père à condition de s’en servir », de juste s’en servir. Mais ce n’est pas le père œdipien, le père de la Loi, ni le nom du père lacanien. C’est plutôt le nom d’une rencontre contingente et hasardeuse. Freud ne s’y trompe pas qui fait aussi un commentaire, paru dans les minutes de la Société de Vienne, publié en postface du texte, dans lequel il dit : « l’Homme masqué, c’est [...] le démon de la vie, le diable, c’est à dire l’inconscient ». Il le rapproche d’une figure qui évoque l’angoisse. Se demandant s’il s’agit du père œdipien, Freud répond sans équivoque que ce n’est pas le père œdipien, c’est le Sphinx d’Œdipe, « le Sphinx derrière qui rôde l’angoisse », celui qui pose la question que ne posent pas les enfants. Les enfants demandent : « d’où viennent les enfants ? », tandis que le Sphinx demande où va la vie.
Alexandre Stevens
(extrait d’une conférence à Rouen en 2000)
[1] Stevens A., « L’adolescence, symptôme de la puberté », Les Feuillets du Courtil, n° 15, mars 1998, pp. 79-92.
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