Aube nous offre des éléments essentiels permettant de saisir l’importance de la fonction de l’écriture pour certains sujets. En se mettant dans ses pas, au pied de la lettre de son écriture, nous découvrirons son témoignage précis et rigoureux, comment elle put trouver, lors de son séjour de quatre ans en Hôpital Psychiatrique de Jour, une formule lui permettant de mieux savoir-y-faire passant d’un repli autistique à un lien à l'autre.
Le poète et le psychanalyste nous orienteront. Arthur Rimbaud, à la fin de sa poésie Vagabonds, écrit : « moi pressé de trouver le lieu et la formule », ses poésies bordant ses errances et vagabondages. Pour le psychanalyste, la clinique de l’autisme et du psychotique n’est pas une clinique déficitaire, bien au contraire, c’est une clinique qui exige d’être attentif aux solutions atypiques que le sujet invente. Sans le secours du discours établi [1], le schizophrène est obligé d’inventer ses recours pour pouvoir user de son corps et de ses organes, obligé d’inventer une langue lui permettant de s’appareiller, non sans effort d’écriture, à un discours. Aube nous est apparue comme une leçon clinique, sur l’ironie, et son style est une attitude, une invention, sa solution à elle pour s’appareiller à un discours. Un lieu et un lien se sont noués par la grâce de l’écriture lui permettant d’accéder à un singulier bonheur. Aube dit « soigner la lettre », ou encore « je guéris à la lettre, je me soigne ».
Être pris sans le secours d’aucun discours établi
Lacan reprend la thèse d’Heidegger selon laquelle ce qui spécifie l’être humain, c’est d’habiter le langage. Il choisit de nommer stabitat [2] le langage de l’être parlant, l’écrivant de façon phonétique pour faire valoir la place de l’entendu d’avant le sens, le poids de la sonorité du signifiant, et la place de l’écrit dans la parole.[3] Le fait d’habiter le langage fait organe pour le corps de l’être parlant comme un corps qui grandit, pas qu’une enveloppe, mais plutôt une greffe, un parasite, un organe hors-corps. Et si la fonction du langage détermine l’être parlant, l’être parlant se doit de trouver la fonction de cet organe pour en faire son instrument.
Le dit schizophrène dit le rapport du dit schizophrène au langage qui se trouve isolé dans un dit tout-seul ne s’articulant à aucun autre. Lacan est précis : « C’est à partir du fait que l’être parlant est affecté de l’organe-langage qu’il doit trouver que son corps n’est pas sans autres organes ». [4]
Il dit alors que « leur fonction à chacun lui fait problème, ce dont le dit schizophrène se spécifie d’être pris sans le secours d’aucun discours établi » [5] pour souligner qu’il s’affronte directement aux autres organes, par « la palpitation de la jouissance » qui traverse différentes parties du corps. Le dit schizophrène est lui aussi pris dans le langage comme tout être parlant, dans la trame linguistique de la réalité, mais sans la médiation d’une croyance, sans l’appui de l’usage des mots et des semblants qui en fixe le sens et le lien social à l’autre au sein d’une société donnée. Car, pour lui, le mot n’effectue pas le meurtre de la chose : le symbolique est forclos, le mot est la chose, voire réalise la chose, il reste prisonnier de sa fonction de jouissance, ce qui n’est pas sans conséquences sur ses organes.
Aube
Aube s’est présentée à nous avec le diagnostic d’autiste. Aube ne supporte pas le signifiant adolescent ni que l’on s'adresse à elle en la nommant par son prénom. Elle pleure, crie, en se tordant le visage et le corps à la façon des corps de Bacon, elle crise, comme elle dit, tout en venant réaliser dans son être, la crise. « Non, ça (ne) veut rien dire, je ne veux pas qu’on parle de moi, on me parle pour faire du changement, moi je ne veux pas que ça change ». Sa crise se situe à la racine même du langage en tant qu’il vient mordre le vivant qu’elle incarne.
Nos paroles lui font comme des ordres/désordre, alors elle se bouche les oreilles pour ne plus entendre non pas tant ce qu’on lui dit, mais, elle nous l’apprendra plus tard, ce qu’elle entend dans sa tête, ce qui fait désordre lorsqu’on lui parle et qu’on veut s’occuper d’elle, d’où sa volonté de réduire non seulement l’Autre au silence, à une absence, mais aussi son refus d’être appelée, représentée auprès de nous par le signifiant de son prénom. Aube, comme signifiant, reste pour elle l’équivalent d’un signifiant dans le réel, un signifiant tout seul, hors-sens, qui la ravage dans son corps. Du coup, lorsqu’on la nomme, cela produit dans son être un événement de jouissance qu’elle ne peut localiser, sauf à le vivre dans la persécution de son être et de son corps. Quelle suppléance, quel appareillage, quelle construction va-t-elle mettre en place si elle n’a pas dans sa relation à l’Autre le secours d’aucun discours établi ? Aube utilise le signifiant de façon tout à fait solitaire, il s’agit pour elle d’une pure jouissance hors-sens excluant toute forme de communication.
Pour elle, le mot Aube tue la chose, d’incarner le changement. Il n’est pas un signifiant qui la représente ou qu’elle peut utiliser pour chiffrer la jouissance de son corps dans des zones érogènes ou dans la logique du manque phallique. Pour elle, le poids des mots lorsqu’elle s’adresse à l’Autre est très sérieux, « elle n’est pas disposée à en prendre à son aise avec les mots ».[6] Pourtant, elle parle mais, dans sa parole, elle s’entend elle-même, toute seule dans un coin, dans sa verbosité, sans ne jamais donner à l’Autre une idée de ce qu’elle est. Lacan le signale, « le signifiant fait entrer dans le sujet le sens de la mort ». Pour Aube, c’est ce sens qu’elle refuse, peut-être a-t-elle été très tôt avertie que, faute d’avoir symbolisé la présence-absence de l’Autre, il lui restait la solution de ne plus parier sur cet Autre, d’en refuser la présence. C’est pour cela qu’elle s’appareillera, au bout d’un temps de travail dans l’institution, d’un autre appareil que celui du langage, l’écriture.
L’écriture comme lieu pour se défendre de l’intrusion du réel et trouver la formule de sa vie
Sa construction établie en institution, avec le secours d’une partenaire éducatrice scolaire, amènera Aube à consentir à se faire à l’usage de la langue mais, surtout, par l’écriture en lui accordant une grande valeur. Là, nous avons soutenu, dans la construction qu’elle en élaborait, l’effet de sujet qui lui permettait de se situer dans le monde des mots et de se défendre d’un réel plus pénible. Elle a ainsi trouvé un objet hors corps qui est devenu son véritable partenaire réel, objet illustrant une construction inventée par elle lui servant à appareiller sa jouissance hors-corps. Son travail d’écriture est venu faire bord entre elle, sujet, et l’Autre. Elle va le faire fonctionner comme tentative de rajouter un organe à son corps, en traitant la lettre d’abord comme un élément de jouissance de son corps, puis comme le lieu où elle a pu traiter la question de la séparation et de l’espace vivable pour son corps.
Personnage plutôt verbeux, la plupart du temps, elle tenait un discours décousu où rien ne s’établissait ou ne surgissait, totalement incompréhensible et ponctué de « Il faut ». Rien ne semblait prendre sens, rien ne semblait l’arrimer à l’Autre. Cependant elle semblait s’orienter vers l’un d’entre nous qui a su se faire le destinataire de ce discours, en tentant d’en prélever quelques signifiants pour faire marque de réponse de l’Autre. Ce véritable travail de secrétaire de l’aliéné lui a permis de remarquer que si les mots se bousculaient dans sa tête, certains signifiants la perturbaient dans son corps, par exemple : adolescente, prévenu, changement. Aube semblait ainsi soumise à une loi insensée en prise directe avec une voix surmoïque difficile à appréhender. Il a fallu l’occasion d’une rencontre pour que le traitement s’oriente plus avec elle, à partir du réel de l’hallucination.
Certes, Aube parle, elle articule même beaucoup de mots pour témoigner de l’automatisme mental dans lequel elle est prise sans cesse ; point d’où elle entend de façon hallucinée tout ce qu’elle nous dit sans que son dit entre pour autant dans l’aliénation signifiante qu’elle refuse. Aube ne peut entendre un appel parce que la réponse est déjà là : « que rien ne change ». Elle est prise plutôt dans la pétrification de ce que disent les autres : dès qu’on lui parle, ça fait des ordres (désordre) dans sa tête.
Aube est là dans l’impossibilité à symboliser la présence désirante de l’Autre qui se résume au simple appel de son prénom. Aube, faute de l’Autre, par son refus, nous amène à considérer l’état de décomposition de la fonction de la parole, soit la perte de l’unité que cette fonction tient de l’Autre.
La formule de la lettre au secours de l’être dans le lieu de l’écriture
Le langage jamais n’a pu, pour elle, faire organe qui vaille, aussi sommes-nous bienveillants à ce qui, d’elle, représente une tentative pour rajouter un organe à son corps. C’est l’écriture. Elle consent, par exemple, à marquer son prénom sur une feuille de dessin. Elle consent aussi à dire lorsqu’elle veut s’inscrire dans une activité. Ceci lui permet d’inscrire une signification là où auparavant celle-ci lui échappait : « Je ne suis pas obligée mais je vais l’écrire, c’est la première idée que j’ai, je l’écris, après j’en parle à un adulte ».
Par cette écriture, elle trouve une suppléance à une articulation signifiante capable de faire bord à la jouissance de l’Autre de l’automatisme mental et à la présence trop intimante de l’Autre qui veut s’occuper d'elle. L’écriture fonctionne, pour elle, comme l’appareil de suppléance lui permettant de faire bord, halte, à la jouissance, en la rendant chiffrable dans une lettre. Elle maîtrise la jouissance du signifiant qui faisait des ordres/désordre en la fixant par une écriture, une lettre. Cela lui permet de réduire la fonction de l’Autre.
Grâce à l’écriture, le signifiant des ordres s’écrit de deux façons différentes – l’entendre fait partie de la parole, renvoie directement à l’activité du signifiant dans la parole, à la présence dans la parole de l’écriture. Aube se met alors à souligner l’arbitraire du signifiant : « Pourquoi on dit adolescente ? Pourquoi on dit nids ? » Elle interroge les mots par l’écriture pour les séparer. Elle s’accroche à l’écriture dont elle acquiert rapidement les bases en classe. « Avec les lettres ça va, ça ne change pas » explique-t-elle. Elle écrit en classe, hors de la classe, sur le cahier de bord.
Un lieu et la formule : L’atelier de calligraphie
Dans un atelier dit de calligraphie, qu’elle invente avec sa partenaire éducatrice, elle dit « soigner la lettre » ou encore « je guéris à la lettre, je me soigne ». À la précision des écritures onciale ou cavaline, elle préfère vite l’écriture cursive, les lettres attachées car, dit-elle, « les mots sont séparés » et cela lui permet de « mettre de l’ordre ».
Des sujets qu’elle va écrire sur le cahier de bord, certains seront adressés au Conseil et d’autres « privés » seront abordés, sur sa demande, au Collège d’orientation. Elle peut faire une « crise » quand elle entend des ordres dans sa tête ou certains mots énoncés par les autres qu’elle croise, « prévenu » ou « arrête ». Et parmi les lettres de l’alphabet, deux lui sont insupportables : le [Q] trop près du corps et le [J] initiale du prénom d’un adolescent qu’elle dit aimer. Elle veut aussi d’autres lettres après le [Z]. Si la lettre ne résorbe pas tout d’une jouissance déréglée, Aube trouve dans l’écriture un bord. Elle se met alors à la recherche de sa lettre à elle, celle qu’elle inventera pour dire la formule de sa lettre/l’être.
Dans un de ses moments difficiles, l’intervenante, qui travaille l’écriture avec elle, hurle plus fort qu’elle : « ça peut s’écrire ». Alors, Aube écrit un texte sur un cahier qu’elle a emporté chez elle, « un cahier de bord comme au Conseil quand ça va mal », dit-elle. Le Conseil est la réunion deux fois par semaine de tous ceux qui participent à la vie institutionnelle, soignés et soignants. Son ordre du jour s’établit à partir d’un cahier de bord, déposé au secrétariat sur lequel chacun peut écrire ce qui ne va pas ou aussi bien une trouvaille ou invention. C’est une façon de prendre en compte l’écriture au sein d’une institution comme recours ou secours. Et elle en fait usage, elle se précipite souvent sur l’écriture « de peur de perdre les mots » et écrit sur ce cahier de bord dans les moments difficiles. Cette écriture adressée au Conseil, lieu de « conversation » fait scansion, ponctuation, et non plus sanction. La ponctuation, elle commence à la découvrir : lors de l’écriture d’un texte, après avoir longuement expliqué qu’elle avait deux plaintes différentes concernant la nourriture. Elle met un point à la fin d’une phrase et dit : « un point pour séparer ». Elle semble trouver, dans le réel d’une écriture aux mots séparés, un moyen de fixer à la fois la jouissance de l’Autre dans sa tête, qui lui donne des ordres, et la présence trop intimante de l’Autre qui veut s’occuper d’elle. Ainsi, dit-elle, elle trouve son moyen « d’éloigner le malheur ».
Sois sage Ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille, tel est le vers de Baudelaire qu’elle dit réciter quand ça va mal chez elle.[7] Elle est très sensible à cette lettre Ô qui lui fait énigme. C’est sa façon de trouver le recours d’un Ô de secours, voire Ô/au secours dans un vers établi et de mettre en place une modalité de suppléance venant nouer son corps de jouissance aux trois ronds RSI. Peut-être est-ce là sa lettre ?
Consentir à la parole de l’Autre, un petit changement
Aube nous apprend que si elle entend quelque chose venant de l’Autre cela est terrible, car la parole, prise au pied de la lettre – sans accès à la métaphore subjective – fait « désordre » en la gélifiant dans le « des ordres » holophrasé pour éviter la néantisation de son être. C’est l’insondable décision de l’être qui la laisse au pied de la métaphore du sujet. C’est grâce à la suppléance de l’écriture qu’elle a trouvé une nouvelle façon de loger son être dans ce qui s’écrit et se fixe de jouissance dans la lettre. Ainsi, Aube peut s’inscrire dans une paire signifiante S1(aube) -S2(soir), ce qui lui permet de s’établir dans un discours et trouver la paix du soir.
Si Aube a, dans un premier temps, cultivé, avec nous, comme chez elle, le retour du même dans lequel rien ne doit changer, rien ne doit bouger, personne ne doit l’appeler, nous l’avons accueilli comme sa modalité de réponse à elle, face au rejet de l’Autre, et sa façon de traiter l’Autre réel en jeu. Elle, qui ne supportait aucun changement, nous explique comment désormais elle consent à la parole de l’Autre, à sa demande ; de changer de chaussures par exemple : « Je change un peu quand même, mais dans ma tête je ne change pas » – si elle a accepté de mettre des chaussures de pluie, dans sa tête, elle est toujours en nus-pieds.
Lui est alors proposé un début de traitement analytique avec un psychanalyste en dehors de l’institution, dans le cadre d’une antenne de consultations. Au cours de ses entretiens, elle tente de sérier le désordre de sa tête : « Il ne faut pas que je mélange. Il faut que je sépare les mots. Il faut que je sépare la vie privée et le monde extérieur ». Le monde extérieur, c’est ce qui ne cesse de faire série dans sa tête : les gens, les paroles qu’elle a dans sa tête, « c’est l’enfer », d’autant que ces gens « se mêlent » d’elle. La vie privée, c’est quand elle est heureuse : « C’est encore trop tôt pour moi, j’y arriverai mieux à séparer », alors elle va parler à l’extérieur, en se recouvrant la tête et le visage d’un pull afin de ne pas rencontrer des gens inconnus. Ce pull est le voile équivalent d’un néo-phallus qui lui permet d’introduire, entre elle et l’Autre, un manque, une séparation.
Philippe Lacadée
[1] Lacan J., « L’étourdit », Scilicet, n°4, Seuil, Paris, 1973, p. 31.
[2] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2000, p. 455.
[3] Miller J.-A., « L’écrit dans la parole », Feuillets du Courtil, n°12, Juin 1996. Lorsqu’on écrit « stabitat », c’est ainsi faire valoir comment, dans la parole, on peut faire entendre plusieurs modes d’écriture de « cet habitat. » Ainsi, dans l’habitat de la langue, il y a aussi de l’écriture qui décide, à l’insu du sujet, ce à quoi a su nous rendre sensible le poétique jaillissant de l’étincelle métonymique.
[4] Ibid., p. 9.
[5] Lacan, J., « L’étourdit », op.cit., p. 474.
[6] Lacan J., Scilicet, no 6/7, Éditions du Seuil, Paris, p. 45.
[7] Baudelaire donne corps à sa souffrance. Ainsi la douleur est d'abord représentée comme une enfant capricieuse et impatiente : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille », « Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici ».
Comments