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L’amour du père – Philippe Lacadée

Dans son texte, Dostoïevski et le meurtre du père, Freud évoque l’amour du Père. « Il n’est pas mort » : c’est l’amour qui n’est pas mort. Mais cet amour-là est particulier puisqu’il est qualifié « du Père », le Père du mythe freudien, donc écrit avec une majuscule. Ce n’est pas ce Père qui n’est pas mort puisque, en tant que mythe, soit « il est déjà mort depuis toujours [1] » comme le dit Lacan en janvier 69, soit il y en a des survivances sous divers semblants, et pas seulement du côté de ce que Freud appelle « les nouveaux pères », au pluriel, ceux qui sont liés entre eux par un pacte, donc assujettis à une autorité qui dépasse chacun [2].

Dans son Séminaire L’Envers de la psychanalyse, en février 1970, dans la partie nommée par Jacques-Alain Miller « Au-delà de l’Œdipe », Lacan va préciser : « On se croit obligé à propos du père de partir de l’enfance, des identifications [3] ». Il poursuit : « On nous parlera de l’identification primaire comme étant celle qui lie l’enfant à la mère, et cela semble en effet aller de soi [4]. » Pourtant, il nous invite alors à relire Psychologie des masses et analyse du moi de 1921, pour saisir que, pour Freud, l’identification au père est « donnée comme primaire. [5] » « Freud pointe là que, tout à fait primordialement, le père s’avère être celui qui préside à la toute première identification, et en ceci précisément, qu’il est, d’une façon élue, celui qui mérite l’amour. [6] » C’est en ce sens « que le support de la religion n’est rien d’autre que ce père auquel l’enfant recourt dans son enfance, et dont il sait qu’il est tout amour, qu’il va au-devant, prévient ce qui peut se manifester chez lui de malaise. [7] »

 

L’idée d’un père tout-amour est ce qu’il y a de « plus substantiel dans la religion [8] », il en est même la substance-ciel avec le miracle d’être sans corps et, pour certaines religions, sans représentation. Pour Freud, il désigne la première forme de l’identification parmi les trois qu’il isole dans son article, « – le père est amour, ce qu’il y a de premier à aimer en ce monde est le père [9] ». Freud pensait que cela allait évaporer la religion, alors que, le paradoxe, c’est que c’est ce qui en fait la substance-même qu’il conservera avec son mythe de Totem et Tabou, bizarrement composé autour de cette place du père et de sa jouissance, mais surtout de sa mort, de son meurtre par les fils. C’est de là que Freud établira un certain ordre nouant la mort du père à l’amour du père. Pour Lacan, le mythe du complexe d’Œdipe de Freud ne lui sert qu’à dissimuler que le père, dès l’origine, est castré. On saisit mieux ainsi pourquoi le père est amour, dans le sens où l’amour, c’est donner à l’autre ce qu’on n’a pas, comme le dit Lacan dans le Séminaire L’Angoisse. Donner donc ce qui manque, c’est-à-dire sa castration.

 

Ainsi, l’annonce de la mort du père est loin d’être incompatible avec la motivation donnée par Freud comme étant celle de la religion, à savoir que la religion elle-même reposerait sur quelque chose que Freud avance comme premier, le père étant celui qui est reconnu comme méritant l’amour. Lacan nous indique là un paradoxe, voire un embarras, car « la psychanalyse préfèrerait maintenir, réserver, le champ de la religion. [10] » Pour lui, « la pointe de la psychanalyse est bel et bien l’athéisme, à la condition de donner à ce terme un autre sens que celui du Dieu est mort, dont tout indique que, loin qu’il mette en question ce qui est en jeu, à savoir la loi, bien plutôt il la consolide. Il y a longtemps que j’ai fait remarquer qu’à la phrase du vieux père Karamazov, Si Dieu est mort, alors tout est permis la conclusion qui s’impose dans le texte de notre expérience, c’est qu’à Dieu est mort répond plus rien n’est permis [11] » dit-il. Il faut donc partir de la mort du père comme « étant la clé de la jouissance, de la jouissance de l’objet suprême identifié à la mère, la mère visée de l’inceste [12] » Et c’est à partir de la mort du père que s’édifie l’interdiction de cette jouissance comme étant première. [13] » Mais, en fait, ce n’est pas de la mort du père qu’il s’agit mais du meurtre du père, et c’est là que dans le mythe d’Œdipe, relu par Lacan dans L’Envers de la psychanalyse, se noue la jouissance, la mort du père et l’amour. Pour Freud, le meurtre du père est donc bien la condition de la jouissance, dans le sens où, à la jouissance de la mère, va succéder l’amour du père, qui ne va pas sans son meurtre.

 

Quelle figure du père ?

Posons donc que c’est cet amour très particulier qui ne meurt pas. Parce qu’il n’y a pas lieu de donner consistance charnelle imaginaire à ce Père du mythe. On le sait, c’est une figure de la jouissance sans entrave et sans loi qui vient faire violence au parlêtre. Donc, pas de consistance autre qu’une consistance logique, celle que Lacan qualifie ainsi d’exception paternelle, et pour laquelle il pose une équivalence, équivalence entre le père primordial et la jouissance dite féminine [14]. C’est à travers les survivances de se jouir sans entraves, que, métaphoriquement, nous pourrions dire que cette figure de Père, qui est d’ailleurs souvent au ciel, est increvable. Increvable, sûrement d’ailleurs parce qu’il n’a pas de corps et que, du simple fait de ne pas avoir les pieds sur terre, il se trouve soulagé de la misère et de la souffrance humaine. Voilà ce qui lui a donné l’envie de s’en occuper jusqu’à, pour certains, devenir le parti de Dieu Hezbollah. « La religion est increvable », dit Lacan à Rome en 1974, évoquant la religion romaine où Dieu porte le nom de Père, Dieu le Père. Increvable indique bien l’inconcevable de ce qui revient toujours vif, souvent menaçant, alors que l’on croyait amorti, éteint, voire disparu ce qui s’en manifestait.

 

Le père de la Horde ou l’exigence pulsionnelle qui déborde

Freud nous a offert une figure particulière du Père derrière ce qu’elle recèle d’obscène, en 1912, dans Totem et tabou. Aussi, derrière la sévérité de Freud vis-à-vis des pères autoritaires ou séducteurs, à l’époque de ses premières cures d’hystériques, il sera amené à repérer, dans les contingences de l’histoire du sujet, un amour qui en porte la marque bien ailleurs que dans des personnages de pères. Cependant, sa Métapsychologie va nous donner la clef de la lecture du mythe. Il s’agit, au-delà de la figure du père surmoïque, souvent incarnation d’un idéal du moi ou d’une Loi de fer, de mettre à jour la pulsion et son exigence qui tente de soumettre le sujet à sa domination. La pulsion commande, révèle un surmoi archaïque qui s’impose en faisant violence au sujet. Nous trouvons, là, la jouissance, mais aussi l’Autre dit non-barré, l’Autre du commandement Jouis. Jacques-Alain Miller souligne dans « Les six paradigmes de la jouissance » qu’il n’y a jamais meurtre de la jouissance [15]. Cet Autre, dans une clinique de la vie quotidienne, nous le rencontrons souvent du côté de la mère, comme l’a indiqué Mélanie Klein et, plus banalement, incarné en partie par un ou des petits autres porteurs de commandement, d’injonction et d’impératif.

 

L’échec de la métaphore paternelle

Parler du meurtre du Père est bien souvent une façon de se rassurer, de la même façon que l’usage de l’énoncé du philosophe Dieu est mort. L’erreur serait de croire que ce qui émane de cette place particulière disparaît et reste sans effet, alors que ce qui gît-là ne cesse d’avoir des effets. Dans une Petite introduction à l’au-delà de l’Œdipe, en 1992, Jacques-Alain Miller précise, à propos du mythe de la libido, qu’il vient en place de répondre au mythe du Père : « Libido ne mourut point, mais se fit nuée, eau, ruisseau, ruisselet » et, plus loin : « La métaphore du Père échoue toujours à barrer la jouissance. […] La voilà ici, la voici là, elle n’est pas moins vive que la vérité, et comme elle, elle parle entre les lignes [16] ». De fait, la jouissance se faufile, et apparaît transformée, dans le symptôme, le désir, ou autres modalités, comme le pousse-à-parler que Lacan indique comme un effet du surmoi. Ainsi, l’exigence pulsionnelle, quelles que soient ses migrations et ses modes d’effectuation, est là, permanente.

Si ce terme de « Père » n’équivaut pas au papa, de même que l’Autre est de structure et n’est pas à assimiler à un petit autre, Jacques-Alain Miller souligne pourtant qu’« il faut que cela soit activé d’une façon qui ne soit pas anonyme [17] ». C’est bien souvent par la voie – et surtout la voix, de l’autre incarné, parmi les partenaires les plus proches, qu’est activé l’impératif. Et ce partenaire le plus proche, comme le dit Freud dans le complexe du semblable, Nebenmensch, prend au-delà du plus proche, soit celui qui s’occupe de lui, la figure de la mère [18].

Ainsi, c’est bien cet objet voix ce qui s’incarne logiquement en se déplaçant sur des substituts maternels, sous la forme d’un « Obéis », qui ne se dit pas d’ailleurs mais se jouit dans l’entendu bien avant d’en avoir le sens, sous la forme d’un « sois conforme au régime de ma jouissance », ou encore « sois conforme à mon symptôme », symptôme à entendre comme nouage, style de vie de la même façon que Freud pose que le caractère se constitue comme le symptôme.

 

La voix de l’autre maternel

L’impératif, Lacan le désigne comme le premier mode de la voix, de l’objet voix, dans son Séminaire L’Angoisse : la voix de l’Autre s’incorpore, la voix résonne dans un vide qui est le vide de l’Autre comme tel. « La voix dont il s’agit, c’est la voix en tant qu’impérative, en tant qu’elle réclame obéissance [19] ». Et cela se retrouve, ne serait-ce que comme reste, bien au-delà de l’hypnose ou la suggestion, dès que l’Autre donne de la voix, donne et indique sa voie. À tel titre que, dans le champ de la cure, il reste toujours « un quantum de suggestion même dans l’interprétation [20] ». Face à cet Autre du commandement, le parlêtre n’est pas toujours sans complaisance vis-à-vis de ce qui est exigé à son endroit. Chez Freud, par exemple, nous rencontrons, là, la question du masochisme. Il y a un bénéfice à se faire objet de la jouissance de l’Autre, à se faire objet soumis à son bon – ou mauvais – vouloir, et c’est bien là où la relation à la mère prend toute sa place. Le philosophe a quelquefois le discours de la vérité pour lever le voile sur ceci que la servitude puisse être volontaire, qu’elle ne tient pas au seul vouloir d’une puissance abusive [21]. C’est ainsi ce qui se rejoue, dans la clinique ordinaire, où il y a un bénéfice à se conformer au régime des modes de jouissance des partenaires de vie, qu’ils soient amants, parents, enfants, ou tout autre, donc à se soumettre à une injonction, un impératif qui n’a pas même à être formulé pour être supposé. D’où la solution de rejouer cela dans l’amour de transfert à son insu, pour celui qui s’adresse au psychanalyste.

 

Retour sur l’amour du père

Là, nous retrouvons l’amour, celui qui consiste à se faire objet aimable pour l’autre, s’en faire aimer, amour qui, toutes proportions gardées, paraît hériter souvent de ce que Freud présente du rapport à la figure mythique du Père dont l’amour-jouissance relève d’un absolu de possession, de l’impératif. Qu’il s’agisse de l’Autre-jouisseur ou du sujet qui s’y soumet, nous avons comme endroit et envers du même, soit l’amour-possession que ce Père aurait des siens – notons ce que le possessif implique déjà dans la langue, l’amour attendu de lui, et aussi l’amour porté à cette figure. À cet amour qualifié du Père, Jacques-Alain Miller précise, non sans humour : « le voilà ici, le voici là, il n’est pas moins vif », vivant comme le furet qui court sous les signifiants, d’où l’importance de l’amour qui ne va pas sans la parole et la façon dont le père parle à ses enfants avec respect, soit en respectant pour lui-même ce qui fait autorité dans la langue, l’éthique du bien-dire.

Alors, revenons à Freud, qui croit l’avoir rencontré ce Père-là, et son amour abusif, presque vingt années avant la publication de Totem et tabou qui date de 1912. Dès ses premiers textes, il indique qu’il l’a vu ici, qu’il l’a vu là, qu’il est bien vivant, incarné. Et ça lui donnera du fil à retordre, jusqu’à la fin, parce qu’il n’est jamais sûr de le saisir au bon endroit. Il s’agit là du point de départ où l’ont amené les premières hystériques qu’il écoutait, soit la théorie de la séduction par les pères, au pluriel. Si Freud accepte de croire ce qu’elles lui disent, ils se comporteraient comme le Père tout-puissant soumettant abusivement les siens à sa jouissance sans loi. S’il accorde du crédit à ce qui lui est dit, c’est parce que cela était conforme à la place qu’il donne à la question sexuelle. Si son erreur porte sur des circonstances, il sait dire le réel du sexuel en jeu. Et les personnages de pères, le père d’Œdipe, le père d’Hamlet, le père Karamazov bien sûr, et Ouranos, le père du mythe cosmogonique de création du monde, ou encore Chronos, tous ces pères convoqués par Freud, dès L’Interprétation des rêves sont marqués par la faute, celle d’un abus de jouissance. Laïos, père d’Œdipe, ainsi qu’Ouranos et Chronos sont de plus infanticides, détruisant l’enfant qui viendra mettre en danger leur mode de jouissance.

Mais la question de la séduction par un proche, que l’on considère souvent comme réglée assez tôt dans la doctrine freudienne, continue à préoccuper Freud tout au long de son parcours. S’il en arrive à dissocier la figure du père de ce qui concerne le sujet dans son rapport à la jouissance, il maintient, comme le dit Jacques-Alain Miller, qu’« il faut que cela soit activé d’une façon qui ne soit pas anonyme », qu’il n’y a pas que le fantasme.

Trois points sont constants dans les hésitations de Freud. Le premier : il y a du corps, toujours de l’événement de corps. Le deuxième : il y a toujours de l’Autre, quelle que soit la diversité des personnages nommés. Il faut une activation, un autre incarné, marqué du trait de la puissance. Le troisième : cette jouissance vécue comme étrangère, prêtée à l’Autre, et qui fait violence au sujet n’est pas contingente, accidentelle. Elle est, comme le précisera Lacan dans son Séminaire L’Envers de la psychanalyse, sœur de la vérité. Ainsi, si la vérité ne peut que se mi-dire, la jouissance comme substance est toujours là prête à surgir.

 

Ce qui se jouit et se fixe via le corps à la mère et l’exception du père

En 1933, dans sa conférence « La féminité », Freud revient sur ce qui, dit-il, « lui a fait passer tant d’heures pénibles ». Il fait un bref récapitulatif de ce qui l’a amené à comprendre que les accusations de séduction par des personnes aimées, « que ces rapports n’étaient pas vrais et j’appris ainsi à comprendre que les symptômes hystériques dérivent de fantasmes, et non pas d’événements réels [22] ». Il réintroduit un autre qui ne soit pas anonyme : « Et en effet, on retrouve dans la préhistoire préœdipienne des petites filles le fantasme de séduction, mais la séductrice est régulièrement la mère. Dans ce cas toutefois, le fantasme touche le sol de la réalité [Wirklichkeit], car c’est réellement la mère qui, lors des soins corporels donnés à l’enfant, a dû provoquer et peut-être même éveiller d’abord des sensations de plaisir [Lustempfindungen] sur les organes génitaux. [23] » C’est donc par un lieu du corps que la jouissance fait événement pour le sujet. Nous sommes là au-delà de l’Œdipe, puis, dans la problématique œdipienne, quand la castration vient marquer la mère, par l’effet du refoulement et de la séparation, et que ce qui tient à la mère est déplacé au père. Le père est devenu le paradigme du personnage marqué par le trait d’exception, celui en particulier d’être, celui qui situe la cause de son désir dans la femme qui se trouve être aussi la mère tout en maintenant l’étrangeté secrète de ce qui fait sa jouissance : celui-là est autre qu’un simple papa.

Freud tient à maintenir un point de fixation – au sens de fixation de la pulsion – qui touche au corps, à faire en sorte que la jouissance (Lustempfindung) soit circonscrite en un lieu du corps, alors devenue jouissance d’organe logée en un lieu érogène. L’éveil du parlêtre, à quelque chose de l’ordre d’un ça se jouit, se réalise par l’événement de corps.

 

L’excès de la mère donne corps à l’impératif Jouis

Autre exemple, pour souligner là l’amour dans les termes de Freud, termes dans lesquels il évoque cette même problématique, en 1910, à propos de Léonard de Vinci. Là, Freud dénonce le trait particulier qu’il y a de l’excès, voire de l’abus de la part de la mère : « Car la tendresse de la mère lui fut fatale, détermina son destin et les privations qui l’attendaient. La violence des caresses qu’évoque le vautour n’était pas trop naturelle ; la pauvre mère abandonnée dut laisser se répandre l’amour maternel tous ses souvenirs de tendresses vécues, ainsi que son aspiration à des tendresses nouvelles ; elle fut poussée non seulement à se dédommager aussi l’enfant de n’avoir pas eu de père qui voulût le caresser. Ainsi, à la façon de toutes les mères insatisfaites, mit-elle son jeune fils à la place de son mari et lui ravit-elle, par une maturation trop précoce de son érotisme une part de sa virilité. [24] » Pour Léonard, selon Freud, un trop de plaisir-déplaisir, et la caresse est « violente », un jouir manifeste qui lui donne goût pour la passivation. La suite est dite dans des termes d’autant plus forts qu’ils paraissent concerner les mères en général : « L’amour de la mère pour son nourrisson qu’elle allaite et soigne est quelque chose qui a une bien plus grande profondeur que son affection ultérieure pour l’enfant adolescent. Cet amour possède la nature d’une relation amoureuse pleinement satisfaisante, qui comble non seulement tous les désirs psychiques mais aussi tous les besoins corporels, et s’il représente l’une des formes du bonheur accessible à l’être humain, cela ne provient pas pour la moindre part de la possibilité de satisfaire sans reproche également des motions de désir depuis longtemps refoulées et qu’il convient de désigner comme perverses [25] », le terme de pervers au sens de trait de perversion, utilisé avant 1900 pour désigner le parent pervers. Ces motions de désir perverses, présentées comme allant de soi dans l’amour de la mère pour son nourrisson, nous dirions qu’il s’agit d’une jouissance transgressive, quoique souvent permise.

 

Le Malentendu entre le dit-amour de la mère et son enfant : harmonie ou impasse

Faisons ici quelques remarques à propos de la conversation sacrée entre la mère et l’enfant, pour révéler les impasses de l’harmonie préétablie et donner tout son poids à ce que Lacan appelle le malentendu de naissance. Balzac et Michelet trouvent ici résonance dans cet énoncé d’Éric Laurent : « la conversation sacrée de la mère et de l’enfant est suffisamment fascinante pour que l’on n’oublie pas que la mère est le nom de ce qui, comme Dieu, n’existe pas – la femme. [26] » Voilà pourquoi la jouissance reste une question insidieuse dans le malaise de la civilisation.

Dans l’œuvre de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariés, Renée de l’Estorade explique, dans sa lettre n° 31 à son amie Louise de Macumer, la jouissance d’être mère : « Le petit monstre a pris mon sein et a tété : voilà le Fiat Lux ! J’ai soudain été mère. Voilà le bonheur, une joie ineffable, quoiqu’elle n’aille pas sans douleurs. Oh, ma belle jalouse, combien tu apprécieras un plaisir qui n’est qu’entre moi, l’enfant et Dieu… Les mondes doivent se rattacher à Dieu comme un enfant se rattache à toutes les fibres de sa mère : Dieu, c’est un grand cœur de mère… On comprend ce que fait l’enfant comme si Dieu vous écrivait des caractères en lettres de feu dans l’espace et dans le corps. Il n’y a plus rien dans le monde qui vous intéresse. Le père ? On le tuerait s’il s’avisait d’éveiller l’enfant. On est à soi seule le monde pour cet enfant, comme l’enfant est le monde pour vous […] Oh, Louise, il n’y a pas de caresses d’amant qui puissent valoir celles de ces petites mains roses qui se promènent si doucement… il a ri, ma chère. Ce rire, ce regard, cette morsure, ce cri, ces quatre jouissances sont infinies. [27] »

Quant à Michelet, dans Nos fils [28], il s’interroge sur le fait de savoir si la mère et l’enfant sont un être ou deux. On peut en douter, écrit-il. Du côté de l’enfant, il nous dit qu’il est « de fond en comble constitué de sa substance. En elle il a sa vraie nature, son état le plus doux de béatitude profonde, de paradis. C’est bien là qu’il est Dieu ». Du côté de la mère, « c’est une puissance énorme. L’adorable petit cœur de l’enfant est plein d’elle. Si jamais sur terre il y eut une religion, c’est bien ici et à un tel degré que rien, rien de pareil ne reviendra jamais. Elle ne peut pas s’en défendre, ce n’est pas sa faute. Elle est Dieu ! … C’est énorme, excessif, mais qu’y faire ? C’est notre salut. Nous commençons par là, par une idolâtrie, un profond fétichisme de la femme. Et par elle nous atteignons le monde [29] ».

 

L’impasse de la théorie de l’amour dit primaire : voracité et cannibalisme

Les idées reçues selon laquelle la mère et l’enfant ne font qu’un dans la satisfaction des besoins, nous les examinerons comme liées à ce qu’il n’y a pas d’Autre ni de discord. Freud nous a révélé, dans Les Trois Essais sur la théorie sexuelle, que la première demande, demande orale, est fondée sur autre chose que la simple satisfaction de la faim. Elle est demande sexuelle, « elle est dans son fond […] cannibalisme et le cannibalisme a un sens sexuel [30] ». Se nourrir, a rappelé Lacan, dans le Séminaire Le Transfert, « est pour l’homme, lié au bon vouloir de l’Autre […] ce n’est pas seulement du pain du bon vouloir de l’Autre que le sujet primitif a à se nourrir, mais bel et bien du corps de celui qui le nourrit. Car il faut bien appeler les choses par leur nom – la relation sexuelle, c’est ce par quoi la relation à l’Autre débouche dans une union des corps. Et l’union la plus radicale est celle de l’absorption originelle, où pointe […] l’horizon du cannibalisme, qui caractérise la phase orale pour ce qu’elle est dans la théorie analytique [31] ».  C’est d’ailleurs ce que révèle, à son insu, l’impasse de la théorie de l’amour dit primaire – le primary love – modèle de la voracité réciproque du couple mère-enfant qu’Alice Balint a décrit dans son article Amour pour la mère et amour maternel. C’est dans cet article qu’elle explique que la relation mère-enfant est basée sur le fait que la mère, comme telle, satisfait à tous les besoins de l’enfant, ce qui, selon cette théorie, serait structural dans la situation de l’enfant : « Son amour pour son rejeton a exactement le même caractère d’harmonie préétablie sur le plan primitif du besoin. [32] » C’est ce que Lacan dénonça dans sa conclusion au Congrès sur L’enfance aliénée : « la psychanalyse bâcle avec du folklore un fantasme postiche : celui de l’harmonie logée dans l’habitat maternel ». Qu’il y ait harmonie entre la mère et l’enfant, tel est le fantasme des psychanalystes d’enfants, alors que nous avons vu comment l’Autre et les « petits malentendus avec le réel [33] » – pour reprendre l’heureuse expression de l’écrivain portugais Fernando Pessoa – apportent, de structure, discord à cette harmonie.

 

Le malentendu du primary love

Balint a construit le mythe du primary love et celui du genital love, autour de la relation mère-enfant. L’objet est là défini comme pur objet complémentaire, comme objet de totale satisfaction. Mais Lacan, dans son Séminaire Les Écrits techniques de Freud, a noté combien cette théorie développe ses propres impasses, dont la première se trouve au cœur même du texte d’Alice Balint, lorsqu’elle affirme que l’amour mère-enfant peut conduire cette dernière, « capable de se faire avorter pour se nourrir de l’objet de gestation », à manger son propre enfant. Ce point de discordance dans l’amour maternel dit primaire, révèle que, de fait, l’horizon de l’union la plus radicale est plutôt de l’ordre de la jouissance, c’est-à-dire de l’absorption originelle, voire du cannibalisme, que ce soit du côté de l’enfant ou du côté de la mère – « lorsqu’il n’y a plus rien à se mettre sous la dent, on mange son petit [34] ». Pour Lacan, le fait qu’à partir de cette théorie du primary love ait pu surgir ce qu’il a appelé l’« initiative du sujet » et « l’aperception de l’existence ou de la réalité du partenaire » fait énigme et constitue la deuxième impasse. Comment Balint pouvait-elle passer du primary love au genital love qui signait l’accès à la réalité de l’Autre comme sujet ? Quel était l’élément capable d’introduire, dans le système clos sur lui-même de l’amour, l’idée ou la reconnaissance de l’Autre ? Pour Lacan, la réponse de Balint fut simple : « Tout cela ne va pas de soi. Pour Balint, ça tient au donné. C’est comme ça parce qu’un adulte, c’est beaucoup plus compliqué qu’un enfant. [35] »

D’avoir rendu évident comment l’Autre était déjà là pour le sujet, Lacan situera l’enjeu de la psychanalyse de l’enfant autour de l’avènement d’un corps, celui que l’enfant a, et de l’événement de corps qu’est le symptôme pour cet enfant-là, comme je l’ai développé dans Le Malentendu de l’enfant [36].

 

L’impératif Jouis et le complexe du prochain, le Nebenmensch

On saisit, dans ces exemples ou théories, que la mère comme l’enfant sont, là, réunis sous l’impératif d’un Jouis. Cet enfant-là, comme le nourrisson Leonardo, c’est déjà un petit Œdipe, un petit Œdipe préœdipien. C’est cela que dit Freud – ici, du fait de la mère. On comprend que, dans le mythe d’Œdipe, l’histoire commence par une tentative d’infanticide. Laïos, le père, sait la soustraction de jouissance qui serait la sienne, jouissance de Jocaste détournée au bénéfice de l’enfant. Laïos refuse et rejette cette soustraction par une mesure qui se veut radicale. C’est une façon de lire la pièce de Sophocle, telle d’ailleurs que Lacan l’évoque dans son dernier enseignement. La clinique ne manque pas de l’illustrer, quand au cours de sa cure, un homme attend d’une femme un enfant, aussi civilisé soit-il.

Dans les cas présentés par Freud, comme le souligne à l’occasion Lacan, peu importe que Freud se soit trompé, qu’il y ait erreur sur des éléments contingents de l’histoire d’un sujet. Ce qui importe, c’est la visée démonstrative quant à l’orientation psychanalytique. Que, dans le fantasme, soient mis du père, de l’oncle, ou de la mère, de la gouvernante, frère, sœur ou tout familier plus âgé, il s’agit toujours du Nebenmensch, l’humain au plus proche. De plus cet autre n’est pas cause, il est agent, c’est-à-dire occasion, circonstance particulière qui vient répondre au nécessaire. L’événement – ou l’avènement – de jouissance primaire (Lustempfindung), au-delà de l’Œdipe, est généralisé, puis refoulé et reconstruit avec des remaniements rétroactifs.

 

La leçon clinique du petit Hans. Le fondamental geliebt werden être aimé

Rapprochons cet amour des mots de Lacan à propos du petit Hans, en 1957, quand il traite du rapport préœdipien de l’enfant à la mère, mots qui font écho au syntagme freudien être aimé par le père. Lacan reprend l’expression être aimé, aussi en langue allemande, geliebt werden, qui indique un devenir, un devenir aimé, pour traiter cette fois du rapport à la mère, ici autre humain le plus proche, non marqué encore par la castration. Il y montre comment le être aimé par la mère, et ce que le petit Hans met en œuvre pour cela, rencontre l’angoisse dès lors que le phallique entre en jeu, ici, par la masturbation et par l’entrée en existence du pénis.

Ce qui est à retenir tient du temps qui précède, pour lequel Lacan emploie les termes suivants, la mère n’est pas seulement objet d’amour : « Il s’agit que l’enfant s’inclue lui-même dans la relation comme l’objet de l’amour de la mère. Il s’agit qu’il apprenne ceci, qu’il apporte à la mère le plaisir. C’est une des expériences fondamentales de l’enfant, qu’il sache […] si lui-même lui apporte une satisfaction d’amour. Bref, le être aimé, le geliebt werden, est fondamental pour l’enfant. [37] » Dans cette veine, nous allons trouver l’enfant séducteur – tous les enfants le sont – avec les concessions auxquelles il est prêt pour atteindre – devenir – ce statut d’aimé. Soulignons le devenir (werden) qui place l’être aimé comme une visée, ça ne cesse pas de devoir se réactualiser.

En 1957, Lacan n’a pas encore mis en avant la question de la jouissance. Mais on voit bien comment est indiqué une position fondamentale qui consiste pour ce être aimé, ce se faire aimer, à se faire l’objet du plaisir, c’est le terme de cette époque, du bon plaisir de l’autre. Si cela est fondamental pour le petit d’homme, ça le reste quand il est plus grand, en rapport avec d’autres partenaires. Pour certains ou certaines, un geliebt werden – à défaut se faire aimable – peut orienter toute la vie, dans des concessions qui peuvent aller jusqu’à obéir au commandement « sois conforme à mes modes de jouissance », à quoi équivaut « sois conforme à mon symptôme ».

 

De l’amour du père au mathème

Cette autre phrase de Lacan, à propos de Hans, tout à fait en écho avec les propos de Freud sur Léonard, peut être entendue sur toute l’étendue du registre précédemment évoqué : « Il y a là un haut degré, non pas d’abstraction, mais de généralisation de la relation imaginaire que j’appelle leurrante, par où l’enfant atteste à la mère qu’il peut la combler, non seulement comme enfant, mais aussi quant au désir, et, pour tout dire, quant à ce qui lui manque [38] », soit aussi quant à sa jouissance.

Lacan attrape, là, la question par le biais de la mère, l’autre humain le plus proche. Le désir de la mère, en 1957, c’est aussi la jouissance. Désir de la mère, ce n’est pas la maman, mais l’interprétation que fait l’enfant du désir de l’Autre maternel. C’est un mathème, c’est le grand DM que le Nom-du-Père, autre construction interprétative, viendra couvrir. Ce mathème DM peut être transformé selon le modèle du syntagme freudien nostalgie de DM, et, à l’inverse, le syntagme freudien l’amour du Père, transformé en mathème. On retrouve là l’équivalence faite par Lacan, en 1969, entre le Père primordial et la jouissance dite féminine.

 

Philippe Lacadée

 

 

 

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 151.

[2] Freud S., L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1938), Gallimard, 1986, p. 218 : « il n’est pas possible de désigner l’autorité qui donne l’étalon de mesure […] ça ne peut être le père, car il ne se trouve élevé à l’autorité que par le progrès ».

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 100.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 114.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid., p. 139.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 321.

[15] Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, oct. 99.

[16] Miller J.-A., « Petite introduction à l’au-delà de l’Œdipe », La Cause freudienne, n° 21, mai 1992, p. 8.

[17] Miller J.-A., « Vers les prochaines journées d’automne », La Lettre mensuelle, n° 247, avril 2006, p. 7.

[18] Complexe du semblable., Freud S., L’Esquisse d’une psychologie scientifique, Scripta, Éres 2011, p.85. 

[19] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 319.

[20] Miller J.-A., « La théorie de Turin », », La Cause freudienne, n° 74, p .135. 

[21] La Boétie É. de, Le Discours de la servitude volontaire, Payot, 2002, p. 193.

[22] Freud S., « La féminité », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), Éditions Gallimard, 1984, p. 161.

[23] Ibid., p. 162.

[24] Freud S., Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Gallimard, 1997, pp. 145-146.

[25] Ibid., p. 146.

[26] Laurent É., « De la société des Femmes », Postface de Wright N., Madame Klein, Seuil & Le Champ freudien, 2007, p 125.

[27] Balzac H. de, Mémoires de deux jeunes mariés, (1841-1842), cité dans L’Histoire des mères du Moyen-Âge à nos jours, éditions Montalba, 1980, p. 185.

[28] Michelet J., Nos fils, (1869), cité dans L’Histoire des mères du Moyen âge à nos jours, op. cit.

[29] Ibid., p. 175.

[30] Lacan J., Le Séminaire, livre viii, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 243.

[31] Ibid.

[32] Lacan J., Le Séminaire, livre i, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 235.

[33] Pessoa F., Le Livre de l’intranquillité, édition intégrale, Bourgois, 2011.

[34] Lacan J., Le Séminaire, livre i, Les Écrits techniques de Freud, op. cit., p. 235..

[35] Ibid., p. 238.

[36] Lacadée Ph., Le Malentendu de l’enfant : des enseignements psychanalytiques de la clinique avec les enfants, Payot Lausanne – Nadir, 2003 et Le Malentendu de l’enfant : que nous disent les enfants et les adolescents d’aujourd’hui ?, Éditions Michèle, 2010.

[37] Lacan, Le Séminaire, livre iv, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, pp. 223-224.

[38] Ibid., p. 225.





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