Avec Jean, nous allons voir comment certains adolescents, pris par le mirage des objets de consommation, échouent à construire un idéal et se font partenaires de l’objet consommable. Le toxique a pour partenaire le toxicomane ; il lui permet de prolonger une sorte d’état d’« enfance généralisée » dans laquelle le sujet ne répond plus de rien, n’a pas à se situer comme responsable de son choix d’objet et de son acte de désir.
Pour parler de la drogue, Freud et Lacan utilisèrent la métaphore du mariage. Si l’alcoolique, pour Freud, préfère le mariage avec sa bouteille, comme briseur de soucis, le toxicomane est abordé autrement par Lacan. Il dit qu’« Il n’y a aucune autre définition de la drogue que celle-ci : c’est ce qui permet de rompre le mariage avec le fait-pipi ».[1] La toxicomanie est donc une pratique de rupture, dont nous pouvons dégager deux orientations.
La première, c’est que la drogue n’est pas, comme le symptôme, une formation de compromis, mais une formation de rupture. La seconde s’appuie sur la remarque de Lacan qui démarque résolument cette pratique d’un substitut auto-érotique ou d’un substitut de la jouissance phallique.
Même s’il s’agit d’une jouissance nocive, ruineuse et solitaire qui s’établit sur le mode d’un court-circuit de l’Autre, la jouissance du toxicomane est une solution heureuse, disait Freud, qui permet au sujet d’éviter l’angoisse suscitée par le vide du rapport sexuel qu’il n’y a pas. Le sujet ne consent pas ou plus à se confronter au manque phallique qui, dans sa rencontre avec l’Autre, le divise, car c’est dans sa rencontre avec l’Autre, dans l’articulation de son manque à celui de l’Autre, que le sujet trouve la valeur phallique de son être.
La solution de la drogue court-circuite ce manque et invente paradoxalement une forme de traitement de ce vide par substitution : la toxicomanie garantit la présence d’un objet qui permet au sujet de faire objection au semblant phallique par une nouvelle forme de symptôme.
Précisons que ce qui se présente ici pour le psychanalyste, mais aussi à la psychanalyse comme nouvelle forme de symptôme [2] définit plus le rapport du sujet à une pratique de jouissance qu’à une formation symptomatique telle que Freud la définissait comme « signe et substitut d’une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas eu lieu ». Loin d’un déplacement métaphorique, cette nouvelle forme de symptôme pose une question d’actualité dans notre monde où il est possible de se « démarier » et de se passer de l’idéal de l’Autre, en établissant ainsi un court-circuit de tout scénario social qui lui livre en direct, dans une jouissance solipsiste,ce plus-de-jouir. [3]
Comment différencier cette solution de rupture et le symptôme comme formation de compromis ? Comment le travail analytique peut-il rendre symptomatique pour un sujet sa solution ? C’est ce que nous allons aborder ici avec Jean que la cure a pu éloigner de l’exigence d’une jouissance immédiate (celle que lui procurait sa toxicomanie) pour l’amener à aimer sa parole. [4] La drogue qui complémente le manque-à-être fait solution et, de ce fait, entraîne la dit-solution du sujet. C’est donc par le biais d’un mode de nouage nouveau de la question du sujet à une modalité particulière de jouissance qu’il nous semble possible de constituer un symptôme analytique, symptôme porteur d’une vérité, et dont l’analyste, en tant qu’être de savoir, devient le complément.
Trompe-l’œil de l’Autre
Jean vint me rencontrer sur les conseils de son professeur principal, inquiet d’avoir trouvé dans son sac une seringue usagée. Intelligent et studieux, Jean avait, depuis un an, basculé dans une logique de rupture. Il dit être « aux portes de l’enfer », avoue avoir essayé l’héroïne mais hésite à s’aventurer plus loin, il veut bien me voir, non pas pour mettre un frein à sa très forte consommation de haschich, car il y tient d’autant qu’elle le tient, mais pour obéir à son professeur car il a peur de « se faire virer du lycée ». Il est conscient de se marginaliser, de se couper de toute relation à l’Autre, en s’enfermant dans une jouissance solitaire qui lui permet d’écrire de brillants poèmes. Pour lui, la drogue est « fantasmatique ». Il en parle comme du « trompe-l’œil » de sa mère dont il leurre ainsi la vigilance : « Elle croit que je suis devant elle, mais entre elle et moi, il y a le rideau du haschich. Cela me permet d’être ailleurs, tout en étant avec elle ». À cette praxis toxicomaniaque, Jean a peu à peu consenti à substituer la praxis de la cure, celle de l’association libre comme moyen de jouir par la parole. Il y objecte pourtant par la répétition de son absence aux séances, après avoir consommé du haschich, court-circuitant de cette façon le manque dans l’Autre qu’il tentait de démentir avec son joint.
À la fin de certaines séances, comme pour s’excuser de ne pas être venu à la précédente, Jean m’offre un « écrit jointé », trace de cette jouissance qu’il tente de fixer dans l’écrit, mais désignant aussi la place qu’il peut consentir à l’analyste, celle de secrétaire de ses écrits – ce que j’ai accepté d’occuper.
Sa consommation de haschich n’était pas seulement une manière de s’évader de l’emprise du désir ravageur de sa mère, si fière de ce fils, cela lui permettait d’objectiver une cause dans les reproches qu’elle lui adressait. Il découvrit ensuite que cette consommation excessive s’était déclenchée à la suite d’une discussion avec elle, au cours de laquelle elle l’avait rendu responsable de sa séparation imminente d’avec son père, qu’elle appelait son conjoint, expliquant que, depuis sa naissance, il lui aurait rendu impossible sa vie de femme.
Il n’est possible pour un enfant de se détacher de son identification phallique, ou de sa condition d’objet de la mère, que si celle-ci indique, au-delà de l’enfant, la condition de sa satisfaction. Sa mère, en le rendant responsable de l’impasse de sa satisfaction comme femme, mettait Jean devant le paradoxe qu’il saturait pour elle le tout phallique. Cet énoncé lui signifiait que, depuis sa naissance, le désir de phallus de sa mère n’avait pu trouver « le signifiant dans le corps de celui à qui s’adresse sa demande d’amour », c’est-à-dire son père. Face à cette mère sans vecteur d’orientation, sans possibilité de satisfaction, l’enfant vint comme réponse symptomatique du couple familial en y représentant la vérité. [5]
À cet égard, c’est, dans ce cas, l’enfant lui-même qui apparaît comme une formation de compromis et de substitution.
Jean, délogé de la bulle phallique idéale par l’énoncé de sa mère, fit alors le choix d’une logique de rupture, en installant entre lui et l’Autre une pratique de jouissance, cause de son isolat. Lorsque, quelques mois plus tard, la mère se rendit compte que son fils fumait du haschich, elle s’en saisit pour en faire la cause des déboires de celui-ci. La drogue devint alors, pour tous les deux, la raison de la critique qu’elle lui adressait depuis toujours et vint écrire ce malentendu de naissance qui structure le réel en jeu dans la relation d’une femme, en tant que mère, à son enfant.
Là où Jean avait comblé, à son insu, comme produit substitutif, l’appétit du phallus imaginaire de sa mère, cette mère lui adressait le reproche d’être la cause de ses soucis – d’où le fait que, depuis l’annonce de la séparation de ses parents, Jean se soit senti comme un sujet produit en défaut de jouissance.
« Je suis un taxeur »
Cependant, au travail dans la cure, un signifiant particulier vint fixer pour Jean sa relation à l’Autre au point d’en faire un symptôme analytique : « Je me suis rendu compte qu’au lycée on m’appelait le taxeur et c’est vrai, je suis un taxeur ». De ce nom, de cette référence, il construisit un personnage : « C’est plus fort que moi, j’ai de l’argent, je pourrais m’acheter des cigarettes, mais non ! Dès que j’arrive à l’école, je réclame des cigarettes à tout le monde, je taxe l’Autre ». Il me signale à ce propos que lorsqu’un de ses camarades, un matin, lui a répondu : « Non, j’en ai pas », il s’est senti au bord du malaise, pris d’un vertige, comme si l’axe qui le soutenait se détachait et qu’il ne savait plus qui il était.
Le court-circuit qu’il avait établi avec le cannabis, lui permettant de ne plus avoir à en passer par la demande à l’Autre, lui revenait maintenant dans sa parole, dans sa nomination, dans une éthique du bien-dire. La jouissance qui y était fixée pouvait se réintroduire dans la parole mais, surtout, dans son rapport à l’Autre de la parole et du langage par cet énoncé : « Je suis un taxeur, je taxe l’Autre ». Ainsi, Jean, en soumettant l’Autre à une taxe, tentait un certain chiffrage de la jouissance qui pouvait s’inscrire dans sa relation à l’Autre et permettre de renouer avec un type de discours comme mode de lien social.
Face à la rencontre de la jouissance de l’Autre, Jean s’était senti comme un produit en défaut, à ce moment de la cure, cette rencontre qu’il avait court-circuitée réapparaissait : il ne savait pas y faire avec l’Autre, quelque chose clochait, qu’il n’arrivait pas à saisir. C’est ce rapport problématique du sujet avec lui-même que Freud a défini comme un symptôme. Reste alors, si le sujet y consent, à faire du « non » de l’Autre, qui lui vient en réponse à son court-circuit, le « non » du sujet.
Pas d’éthique sans poésie
Le travail sur des questions aussi délicates que la drogue souligne encore combien l’éthique de l’acte analytique n’opère qu’à partir de l’offre qu’il fait à un sujet de venir lui parler. L’analyse fut dans le cas de Jean, un point d’où il put s’entendre dire qui il était, et apercevoir la façon dont son corps vivant se nouait à l’organe hors-corps de la libido.
Rimbaud, qui disait tutoyer son âme, imagina quelqu’un qui disposerait à ce point de son âme, qu’elle exaucerait son vœu : « Et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. » [6]
D’autres s’adressent au psychanalyste pour trouver dans la cure de parole le nœud de leur condition d’être parlant où il leur sera peut-être loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.
Sommes-nous en retard sur le poète ? Faisons ici le pari que, pour certains, l’expérience de la psychanalyse permette de revivre et, au lieu de dormir, de se maintenir éveillés face au réel. C’est ce que nous a transmis Jean, tant il est vrai que le sujet peut devenir pour lui-même une lumière qui lui permette de passer au travers de ce qui obscurcissait sa vie.
Philippe Lacadée
[1] Lacan J., « Clôture aux journées d'études des cartels », 1975, Lettres de l'École freudienne, n° 18, 1976, p. 268.
[2] Freda F.-H., « La toxicomanie : un symptôme moderne », in Analytica, n° 57, Navarin, 1989.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Lacan J., « Deux notes sur l’enfant », Ornicar ?, n° 37, Seuil, Paris, 1986, pp. 13-14.
[6] Rimbaud A., Illuminations, « A une raison », Œuvre-vie, Édition du Centenaire, établie par A. Borer, Arléa, 1991, p. 453.
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