Le public avec lequel je travaille a ceci de particulier qu’il est souvent en délicatesse avec le langage. Pour certains adolescents, parler ne va pas de soi et malgré l’adage largement répandu, cela ne fait pas forcément du bien. Cela constitue un paradoxe dans la mesure où mon principal outil de travail est la parole en tant qu’expérience singulière, qui, se déployant sur fond de routine dans la répétition des ateliers et de la vie institutionnelle, est à respecter et se laisse cependant surprendre par ce qui peut surgir d’inédit. C’est là où en retour peut surgir un effet subjectif dont il s’agit dès lors d’accuser réception. Mais comment l’offrir pour que les exilés du discours puissent s’en saisir ? Quel lieu inventer avec celles et ceux pour qui parler est une épreuve, ceux qui sont dans un refus radical d’en passer par la langue articulée ?
Depuis plusieurs années, mon travail auprès des enfants et des adolescents m’a donné l’occasion de me saisir de leur intérêt pour le numérique, certains intérêts spécifiques liés à ce domaine étant propices au lien transférentiel. Souvent, ces jeunes imposent la présence d’un écran comme préalable aux échanges. Si le flux d’images des jeux vidéo et de YouTube saturent l’espace et imposent rapidement leur diktat, ces images constituent néanmoins un appui important pour ces jeunes, appui dont il s’agit d’user avec tact. L’idée est de se connecter à ce qui branche le sujet afin d’en faire un sujet de conversation, pas sans l’appui d’instruments permettant à chacun de traiter son rapport singulier à l’objet.
Usage conversationnel de la machine
Mike, salarié en ESAT, est un passionné de jeux vidéo de stratégie qui se déroulent en des temps imaginaires ou lors de périodes historiques très précises. Cela lui fait dire qu’il aime l’Histoire et même les mathématiques puisqu’il faut compter les « unités » avant de les envoyer à la bataille. Il arrive au Nom Lieu [1] avec l’idée de faire des vidéos à partir de ses parties, mais nous constatons assez vite que le montage vidéo ne l’intéresse pas tant que ça. Il finit par invoquer mon incompétence pour abandonner son projet. Seul jouer importe et ses parties s’enchaînent dans une répétition infinie. Mais sa solution trouve à s’articuler à l’autre du transfert qui en accuse réception : « Alors ?! On s’y met ? », me lance-t-il avant chacune de ses parties.
Si Mike me laisse une petite place à ses côtés pour commenter et lui poser quelques questions, les parties de jeu deviennent très vite éprouvantes : hurlements, détonations et musique épique génèrent un brouhaha considérable. Il n’y a d’espace ni pour parler ni pour écouter. J’utilise alors un micro comme astuce pour que nos voix soient plus fortes que le brouhaha du jeu. Mike accepte de s’équiper d’un casque et le monitoring me permet de doser la part de nos voix dans la cacophonie ambiante. Un point d’équilibre est trouvé. Enfin… Tandis que je pose des questions pendant qu'il joue, l’œil fixé sur sa partie, il m’affuble vite des signifiants de la déficience : je suis bête, je ne comprends décidément rien. Il dit ça avec une certaine rudesse qui cache mal une certaine sensibilité au rejet. Ma docilité est de mise et c’est à moi de supporter la barre de la division.
Une place – supportable – ayant été faite aux voix de chacun, les échanges se font plus réguliers. Pendant qu’il joue, je fais quelques digressions en lisant à haute voix des fiches Wikipédia à propos des personnages historiques mis en scène. Nous procédons à quelques enregistrements qui me donnent l’occasion d’adopter le ton d’un présentateur d’émission télé. Mon vocabulaire télégénique introduit des coupures ainsi que la perspective d’une adresse à d’autres. Ce qui compte ici, c’est le dialogue qui vient dans le jeu vidéo car, pour Mike, il n’y a pas de dialogue possible sans son écran. Il est le maître de son jeu dans lequel il dispose d’une vue parfaitement omnisciente. Une logique émerge peu à peu : constituer des « unités » sur fond de brouhaha de lalangue.
Au cours de l’année, nous recevons Pierre, un nouveau jeune qui interprète immédiatement notre travail comme étant une émission sur Twitch. [2] Il se propose technicien ce qui lancera la production d’une série d’émissions hebdomadaires. De son côté, Mike ne porte aucun intérêt aux aspects techniques exigés pour une telle entreprise qui nécessite traitement des images, mixage des voix et créations de jingles et autres avatars. Techniquement, images et sons sont traitées via le logiciel OBS [3], lui-même piloté par le Stream Deck [4] de Pierre avant que le flux de données obtenu ne soit transmis sur notre compte Twitch, administré par Pierre qui en assure aussi la modération. Le dispositif technique permettant le Stream produit une diffraction des différentes dimensions du langage avant de les rassembler à nouveau en un flux audio-vidéo porteur de l’énonciation.
Pour Éric Laurent, les machines sont « un mode d’écriture – par exemple, les logiciels de traitement de texte, les logiciels de traitement d’image, les logiciels qui mélangent image et texte – car elles permettent de séparer et d’isoler toutes ces différentes composantes qui sont autant de dimensions du langage. La trace, l’écrit, la voix, l’image, le son, tout cela peut être diffracté et réuni dans des utilisations successives de la machine. » [5]
La possibilité d’être vu et écouté par d’autres via internet opère un changement du côté de Mike : l’offre d'écoute fait naître une adresse et, au fil des émissions, émerge chez le jeune homme un certain goût pour la conversation tout autant qu’une ouverture vers les autres. La rudesse perçue dans son adresse à l’autre commence à lâcher et le voilà qui peut s’autoriser à dire quelque chose de son être. La conversation suivante en témoigne.
Julien : Ok, c’est vrai qu’en fait, si on y réfléchit bien, les gens qui n’ont pas de problème, ils s’ennuient.
Pierre : Oui, la vie est toujours un problème.
Mike : Ils sont seuls aussi, c’est pour ça qu’ils n’ont pas de problème.
Pierre : Ah non, pas forcément. Il y a des gens qui arrivent à ne pas avoir de problèmes du tout, mais en général, ils ne font rien.
Mike : Ben c’est pour ça que j’ai dit : le plus souvent, c’est ceux qui sont seuls.
Pierre : Ah non mais pas forcément. Mais ils ne font juste rien.
Mike : Oui, mais ce que je veux dire : le plus souvent, c’est que ceux qui sont seuls ont moins de problèmes que ceux qui ont des gens.
Julien : Mike a l’air de dire que le problème c’est les autres.
Pierre : Tu dis ça, mais je suis tout seul et j’ai littéralement tous les problèmes du monde.
Mike : Mais oui parce que toi tu vas vers des gens.
Pierre : Non, non, littéralement, je peux avoir des problèmes même tout seul. Mon PC en est un exemple. J’ai eu un problème avec mon PC : il n’y avait personne à côté de moi, y a que moi qui était là et le PC a planté tout seul.
Mike : Je parle pas de problèmes comme ça !
Pierre : Mais voilà, moi ça m’arrive tout le temps ça, c’est ça le truc.
Julien : Ce sont des problèmes techniques.
Mike : Mais des problèmes techniques et social, c’est différent. Je te parle social moi. Pas technique.
Pierre : En général, les problèmes sociaux il faut au minimum deux, hein !
Mike : C’est bien ça que je te dis : moi les problèmes c’est de ceux-là.
Julien : Et donc, vous, ceux-là, vous n’en avez pas vous. Vous êtes plutôt seul vous, c’est ça ? C’est le choix que vous avez fait ?
Mike : Oui voilà.
Julien : Mais c’est pas un peu dur de ne pas avoir d’amis ?
Mike : Si… C’est pas ça… Si c’est pour qu’on te laisse derrière non merci ! Je préfère être seul que d’être laissé par les gens.
Julien : Ça vous est déjà arrivé d’être laissé par les gens ?
Mike : Pratiquement tout le temps. Je me sens seul déjà ...
(Silence)
Pierre : Et je crois que tout le monde est comme ça un petit peu. C’est normal.
Mike : Oui, mais moi je rejette carrément les gens.
Julien : Vous les rejetez ?
Mike : Si tu veux, c’est pas que je veux rejeter les gens, mais c’est que j’arrive pas à rester avec les gens. Avoir un ami, même ça, j’ai du mal à le garder.
Dans l’atelier Stream, l’attention de Mike est prise tout entière par le jeu vidéo lorsque le surgissement d’un énoncé singulier surprend son auditoire. Le Stream sur Twitch fonctionne comme un dispositif de recueil des idées incidentes. [6] Le jeu se met à importer moins que la parole qui se dépose autour. Un savoir surgit dans ce lieu et ce lien du temps de la conversation. Pour peu que l’on prête attention et sérieux à ce qui se joue dans l’univers de Mike, on constate que la pratique de la conversation finit par assécher une partie de la jouissance en jeu au profit d’un plaisir du bien-dire.
La webradio de la Station S.T.S.78
Au cours d’un atelier, Pascal et Sabrina inventent la « webradio de la Station S.T.S.78 ». C’est une manière pour ces deux jeunes majeurs accueillis en IME de donner une forme moderne à l’atelier d’écriture qui leur était initialement proposé. Le micro trône au milieu de la table tandis que chacun des participants se voit remettre un casque. Ce dispositif de captation crée immédiatement un espace de parole différent et un type d’écoute inédit. L’association micro/casque amène chaque participant à rencontrer sa propre voix d’une façon nouvelle. En effet, la transmission osseuse du son de votre voix étant supplantée par l’audio amplifié du casque, votre voix se révèle à vous dans une dimension inédite. On s’entend parler et cela donne rapidement à ce qui se dit un retentissement surprenant. Il y a quelque chose de solennel qui se dégage de cette petite mise en scène, rehaussée par l’ajout, de ma part, d’une petite dose de théâtralité empruntée au style des youtubeurs à la mode. D’autre part, je veille à ce que chacun y mette du sien et puisse, parfois à son insu, dire comment il sait y faire ou pas avec ce qui lui arrive dans l’existence. Il s’agit d’inviter les adolescents à prendre appui sur la langue pour mettre des mots sur leurs sensations immédiates et ce qui les préoccupe. Cela vise à permettre au sujet de « rencontrer une part de lui-même jusqu’ici ignorée, voir ou entendre, non sans surprise, ce qu’avant il donnait à voir ou à entendre sans en saisir l’enjeu, ce qui n’est pas sans conséquence ». [7]
Tout cela se met à faire rendez-vous et, chaque semaine, Pascal et Sabrina se retrouvent pour aborder des sujets qui les préoccupent : le passage à la vie adulte, le monde du travail, le réchauffement climatique, les fakes news et les réseaux sociaux. Parfois, d’autres jeunes sont invités si bien que cette pratique de la conversation tend à faire tache d’huile au sein de l’institution. L’usage du micro et des casques se décline alors selon d’autres modalités pour des prises de paroles jusque-là inédites. Ainsi, certains jeunes expérimentent le doublage de film à l’aide de bandes rythmo [8] glanées sur le net, tandis que d’autres s'essayent à l'ASMR. [9] Les enregistrements, de durées variables, sont parfois postés sur un site internet développé pour l’occasion. Les productions audio-visuelles issues de ces pratiques de traitement de la voix trouvent ainsi un écrin moderne et un lieu d'adresse. Elles se mettent à circuler au sein de l’institution et au-delà.
Se moquer de Moe
Paul est un garçon de douze ans pour qui il est quasiment impossible de rencontrer ses pairs. S’il croise un enfant, il se précipite sur lui pour le pousser très fort. Taiseux, ses énoncés sont rares et s’il s’autorise à prendre la parole, c’est toujours avec une voix hésitante, faible et très lente. Sa mère nous indique : « Un jour on l’a traité de bébé Cadum et ça ne s’est plus arrêté ».
Depuis plusieurs mois, nous visionnons tous les deux les dessins animés de son choix sur un IPad. S’enchaînent des extraits d’épisodes de South Park et des Simpson qui ne me semblent pas prélevés au hasard : il y est toujours question de moquerie. Paul passe en boucle les canulars téléphoniques que fait régulièrement Bart Simpson à Moe, le patron du bar. À chaque fois, Bart demande à Moe de lui passer quelqu’un, mais le nom de cette personne est toujours un jeu de mots (sur le modèle de Monsieur et Madame... ont un fils), ce qui fait passer ce dernier pour un idiot devant ses clients. À la fin du gag, Bart rigole. Moe est moqué.
Après ce travail de visionnage, je propose à Paul un nouvel outil : l’application Koala sur Ipad est un sampler ou échantillonneur qui permet d’enregistrer des sons, de les manipuler et de les déformer. Paul en saisit rapidement le fonctionnement et l’utilise pour enregistrer sons et dialogues de ses dessins animés préférés. Les rires moqueurs, les canulars téléphoniques et les colères de Moe sont passés à la moulinette numérique et finissent en une bouillie incompréhensible. Paul se sert aussi de l’application pour enregistrer nos voix et leur appliquer le même traitement. S’opère ainsi un vidage radical du sens doublé d’un travail d’extraction de l’objet voix qui le persécute. C’est là un travail fondamental de recherche relative à son rapport spécifique à cet objet qui se module, se localise, se fixe dans une écriture (le sample [10]) et trouve à se pacifier au fur et à mesure de son inscription dans un discours, pas sans l’Autre.
Julien Borde
[1] Institution bordelaise fondée en 2017 qui reçoit, au sein d’un espace de coworking, des jeunes entre 15 et 25 ans, psychotiques ou autistes, souvent en exclusion sociale, mais qui ont pour point de départ une accroche avec le numérique, sous toutes ses formes : jeux vidéo, pratiques autour de l’image (vidéo, montage, graphisme, dessin...), du son (MAO), programmation, etc...
[2] C’est une plateforme en ligne de streaming, c’est-à-dire de diffusion d’un flux vidéo ou audio en direct ou en continu, très populaire auprès des jeunes. Lancée en 2011, elle permet à l’utilisateur de diffuser ou de regarder une vidéo en direct mais aussi en différé. Twitch est majoritairement centré sur les jeux vidéo.
[3] OBS Studio est un logiciel libre et open source de capture d'écran et de streaming. Cette plateforme est très appréciée par les youtubeurs et streamers.
[4] Le Stream Deck est un panneau de contrôle programmable. Il permet ainsi de lancer des actions : démarrer le Stream, changer de scènes sur OBS, lancer une musique, régler le son, etc. Ce sont des macros-pad sur lequel vous pouvez programmer ce que vous voulez.
[5] Laurent É., Colloque international « Autisme : numérique et robotique. Quel partenaire privilégié au xxie siècle ? », Rennes 2, le 8 novembre 2019. Disponible sur internet : https://www.lairedu.fr/media/video/entretien/interview-de- myriam-cherel-et-de-eric-laurent/
[6] Mouillac G., « Usages de l’écran au Nom Lieu pour faire symptôme », Courtil en ligne, juin 2023, n° 28 / « SUR LES ÉCRANS ».
[7] Lacadée Ph., « Le paradoxe des amarres de la conversation », Le Pari de la Conversation https://pariconversation.wixsite.com/paridelaconversation/post/paradoxe-amarres-lacadee
[8] En doublage, bande horizontale défilant au bas de l’écran et comportant le texte que doivent prononcer les acteurs faisant les voix des personnages ainsi que les sons qu’ils doivent reproduire.
[9] L’ASMR (de l'anglais autonomous sensory meridian response, que l’on peut traduire par « réponse sensorielle autonome culminante ») est une sensation distincte, agréable, de picotements ou frissons au niveau du crâne, du cuir chevelu ou des zones périphériques du corps, en réponse à un stimulus visuel, auditif, olfactif. L’émergence d’internet a permis de développer sa popularité.
[10] En musique, un sample est un extrait sonore récupéré au sein d'un enregistrement préexistant afin d'être réutilisé musicalement pour fabriquer un nouvel ensemble. L’extrait en question peut provenir de n’importe quel enregistrement sonore (son, voix, bruitage) et, par le biais du collage, devient une boucle utilisable dans la composition d’un morceau.
Comments