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Interview Olivier Douville

Olivier Douville est psychanalyste à Paris, membre d'Espace Analytique et membre de l'Association Française des Anthropologues.

 

 

Philippe Lacadée – Cher Olivier, si l’on a souhaité avoir un entretien avec toi, c’est parce que je connais ton travail avec les enfants de la rue en Afrique. J’ai aussi lu ton livre De l’adolescence errante. Variations des non-lieux de nos modernités [1], et ça s’est réactualisé, quand j’ai lu le Sud-Ouest, notre journal local, qui titrait récemment sur le fait qu’il y avait entre deux mille et quatre mille enfants dans la rue, en France. Ce qui me semblait important, c’est que tu dis très bien que ces jeunes errants sont souvent des enfants qui ont été confrontés à une demande d’amour insatisfaite, et qui se sont donc trouvés très tôt confrontés avec le fait que personne ne se soit vraiment occupé de leur corps, comme on serait censé penser qu’on devrait le faire. Parce qu’au fond, tout le monde peut avoir une demande d’amour insatisfaite, mais là, il y a un réel. Est-ce que tu pourrais nous préciser les conséquences cliniques de cette demande d’amour insatisfaite ? Dans ce numéro 2 du journal Le Pari de la Conversation, sur l’amour, il nous paraissait important de parler d’enfants pour lesquels l’amour est, si l’on peut dire, en défaut. Dans ton entretien avec Xavier Emmanuelli [2], tu parles, à la fin, du fait que ces enfants nécessitent un certain accompagnement pour les aider à une construction psychique. Peux-tu nous en parler un peu à partir de ta pratique, en Afrique, et peut-être aussi en France avec ces adolescents errants ?

 

Olivier Douville – C’est très bien de converser entre nous. Ce qui caractérise ce que, par paresse, on appelle la modernité, qui est faite d’actualités disjointes qui ne se recoupent pas généralement, ni ne se recouvrent, c’est un manque de souci pour la génération qui vient, vraiment un manque de souci, un oubli de ce souci même. Peut-être parce que nous vivons une époque trop concernée, à juste titre, jusqu’à un certain point, par le fait de ne pas disparaître. Les grands périls qui existent, toujours là au premier plan, sont l’insécurité, la folie religieuse extrême, qui prend maintenant, et surtout contre les immigrés, la figure d’un islamisme radical, les virus qui se déchaînent, alors qu’on pensait être, à tort, immunisés. Tout cela crée le sentiment que le plus important, c’est de sauver l’existant. C’est un sentiment en lui-même qui n’est pas condamnable, enfin je ne suis pas là pour condamner, ce n’est pas ça, mais la précarité générale et l’absence d’anticipation qui se caractérisent dans des messianismes dangereux font que nous sommes, où que ce soit, sauf peut-être dans quelques sociétés qui n’ont pas la télé ni les hamburgers, difficilement soucieux de la génération qui vient. Ça, c’est une considération très générale.

Je reviens au plus précis de mon implication dans cette question. J’ai pris acte d’une disjonction entre l’être et la demeure. Cette disjonction en elle-même n’est pas gravissime. Il y a des pratiques de la demeure qui, en rien du tout, nécessitent un culte de la maison. Les grands peuples nomades, j’ai eu l’honneur, jeune, maintenant je ne peux plus, de suivre leur trajet, leurs grandes colonies de la route du sel au Tchad, au Niger. Jamais ils n’avaient l’idée qu’être chez eux se réduisait à vivre dans une maison. Ils avaient toujours le souci d’habiter un lieu qu’ils construisaient, en imposant, dans leurs haltes, à l’aléatoire de la géographie, la grâce de la transcendance symbolique. Mais cette disjonction entre l’être et la demeure, aujourd’hui, n’ouvre pas sur la catégorie du lieu mais sur le vertige qui saisit le sujet en non-lieu, ce qui m’a fait travailler sur l’errance.

À partir de quoi ai-je travaillé sur l’errance ? Tout simplement à partir de deux sources. La première de ces sources, vous l’avez entendu, ce fut mon compagnonnage de près de vingt-cinq ans avec mon ami Xavier Emmanuelli. Il s’est alerté, comme beaucoup d’autres, mais sans doute avec une acuité originale et décisive, à cette question des enfants en danger dans la rue. En Afrique, on peut être dans la rue parce que papa, maman, l’oncle, tata… ont un petit commerce dans la rue. On a la maison, mais enfin si on peut dormir dehors, pourquoi pas ? Ce n’est pas un problème. Ce n’est pas parce qu’un enfant est dans la rue qu’il est en danger, il faut aller travailler avec les enfants en danger dans la rue. Cette expérience a commencé à l’été de l’année 2000, et, assez rapidement, chemin faisant, moi qui ai travaillé quarante années à l’hôpital Ville-Évrard, dans le 93, hôpital psychiatrique, comme on dit, je me suis intéressé à l’accès aux soins pour de tels enfants et adolescents errants en Afrique comme en France. C’est quand même la moindre des choses. Mon travail à Ville-Évrard, fut ma seconde source. Je pensais bien que, si on restait assis dans son fauteuil, pas qu’à l’hôpital, mais au CMP, même au CMPP, même à l’hôpital de jour, que sais-je encore, même au club, toutes structures que je ne conteste en rien bien au contraire, elles rendent service, je ne conteste pas leur bien fondé, mais pour les ados, ça coince. Donc il fallait travailler, me semble-t-il, dans la souplesse d’esprit des gens qui bossaient dans leur service. Sans la souplesse d’esprit du Docteur Rita Thomas, celle des collègues dont Karima Bouchama, des infirmiers, rien n’aurait pu le voir le jour. L’idée de départ était de mettre en place un lieu d’accueil dans une barre, dans ces grands ensembles dans lesquels il n’y a plus rien, il n’y a même pas de bar. Un lieu d’accueil qui impliquait un travail de liaison avec les gens du quartier, qui impliquait un travail d’échange de paroles et de présentation du projet. Ça permet de comprendre du reste que, dans ces banlieues qu’on dit sinistrées, sans lien social, le lien social obéit parfois, et souvent même, et de façon féconde, à des arrangements, les mères de famille africaines ont une place prépondérante. Des conseils de famille improvisés, peut-être pas avec la famille de sang mais avec la famille de relations de proximité ont eu lieu ici, des échanges de services se créent... Et puis là, la surprise a été assez forte de voir que certains adolescents frappaient à la porte de notre cabinet de consultation, Le Centre Ado-Neuilly [3], non pas pour rentrer dans ce lieu, mais pour nous attirer dans leur lieu, nous le faire visiter en quelque sorte. D’où mon intérêt pour ce que les jeunes errants, qu’il est difficile de décrire avec une seule appellation, aussi vaste mais aussi vaine, inventent de repérages temporels, de repérages spatiaux. Je me souviens de celui qui était venu frapper à la porte. J’ouvre la porte, il disparaît. Je la réouvre, après qu’il ait frappé, il disparaît. Je la réouvre enfin, et je vois un jeune qui semble être comme absorbé, avalé par le dehors. Et je le suis, et là, il m’explique telle encoche, il y a une bagarre avec les flics, telle encoche machin est mort d’overdose, telle encoche etc. Donc je me suis beaucoup intéressé à ce que je pourrais appeler les parcours d’errance, et alors marque dans marquage.

 

Dominique Grimbert – Ce que ce que vous venez de dire fait un peu référence à ce que j’avais lu dans votre livre, de ce que vous appelez finalement ces lieux qui deviennent des toiles de fond. Vous dites de ces lieux toiles de fond qu’ils « renforcent un statut symbolique d’appartenance », c’est ça ? 

 

OD – Oui, tout à fait. Alors, la question de l’appartenance chez ces jeunes renvoie à la dimension ritologique et mythologique, à savoir que l’appartenance se crée à partir d’un certain nombre de gestes qui laissent des traces, les graphes, les tags. Ce ne sont pas les plus erratiques des jeunes qui se tatouent, ça, c’est déjà la supposition qu’un autre peut lire, auquel on dérobera le message pour se l’approprier en message signifiant la lecture qu’il fait du signe tatoué. Le ritologique, s’indique par le marquage du lieu qui implique, de ce fait, une orientation du corps. Et puis, le ritologique se conjoint au mythologique chez beaucoup d’enfants issus de l’immigration ou issus de parents eux-mêmes issus de l’immigration et qui sont dans des circonstances douloureuses ici, par la fabrication romancée d’un ancêtre, peut-être le grand-père, l’arrière-grand-père. Or, souvent, cet ancêtre, est quelqu’un qui est dans une position marginale, voire subversive, voire dérangeante par rapport à ce que j’appellerais la version officielle du roman familial. Il me revient ici le souvenir d’un jeune que j’ai rencontré, dans ce centre Ado-Neuilly, qui me disait : « J’ai un tatouage dans le dos, je vous le montre ? » Moi, je ne préférais pas trop. Et il me dit : « Mais si je ne montre pas ce tatouage, mais que je le fais dessiner par un copain, je peux venir avec le dessin bien sûr ? » Et je vois, rudimentaire et en même temps avec une énergie peu commune, un balai de signes qui m’évoquent une chorégraphie rudimentaire et impérieuse. Il m’évoque l’écriture arabe. Et je lui dis : « S’il était de l’écriture, qu’est-ce qu’on pourrait lire ? » Il me dit : « c’est Abdel Kader. » Et je lui dis : « Oui, Abdel Kader, c’est important. Vous me tiendrez au courant. » Abdel Kader a laissé des traces écrites qu’on peut lire. Ça l’intéressait. Mais ce Kader, dans une construction qui bouleverse les dates, les chronologies, apparaît être paradoxalement comme celui dont on ne voulait pas dans la famille parce qu’il était descendant de Harki, ce n’était pas possible, c’était la honte, et celui qui, quand même, lui avait donné un peu d’attention et d’amour lorsqu’il était tout petit. Donc voilà ce qu’on voit, se fabriquer une mythologie qui exalte l’ancien temps et qui ravive les blessures de l’enfance. Voilà à peu près. 

 

PL – J’aimerais bien, si tu veux, qu’on revienne justement à ton expérience africaine au Mali et au Sénégal parce que, dans ton entretien avec Xavier Emmanuelli, il dit qu’ils se sont beaucoup appuyés sur, je ne sais pas si c’est un concept, en tout cas cette notion de suradaptation paradoxale, dont, avec humilité, tu dis que ce n’est pas forcément toi qui en es à l’origine. Est-ce que tu pourrais nous expliquer ça et, à la fois, ce que tu appelles une certaine déchéance nécessaire, comme s’il fallait qu’ils aillent jusqu’au point de cette déchéance nécessaire pour, au fond, trouver une sorte de survie.

 

OD – Oui, je peux préciser quelques points évidemment. Quand je dis que je ne suis pas l’auteur, précisons : je l’ai écrit en premier ce mot, mais aurais-je pu l’écrire en restant seul dans mon coin, à méditer comme ça, du haut d’un hôtel phare, méditer sur la misère des gens ? Bien sûr que non. Bon, c’est peut-être une incidence, mais je crois qu’il y a beaucoup de concepts qui sont issus de l’expérience, on rame, on en fait quelque chose. S’il n’y avait pas les autres, on n’aurait pas été fichu de le pondre ce concept. C’est ça que je veux dire.

 

PL – Voilà. 

 

OD –Alors, il s’est construit par étages. Premier étage, c’est un peu notre étonnement, vous l’avez moins, les personnes orientées par la psychanalyse sont un peu moins étonnées par ça, on crée une offre et il n’y a pas de demande. L’offre crée une réponse qui peut ne pas être la demande. La plupart du temps, c’est l’offre qui crée la demande. On arrive avec tout ce qu’il faut : les soins, la nourriture, le temps… On a le temps, c’est-à-dire que ce temps qui est à la fois l’éternisation de l’urgence et de la survie, nous amène à l’événement qu’est le temps de la rencontre. C’est déjà ça qu’on amène, le temps pour voir, et la rencontre, le contact semble conclure très vite ce suspens, remettant pour nous en chantier la temporalité du voir, du comprendre et du conclure. Il y a donc deux temps du voir, le moment où l’on voit comme une masse du groupe d’enfants, on entrevoit les dispositions spatiales de leur groupe épuisé parfois niché dans des habitats de de fortune ; puis du côté des jeunes, le contact surgit soit ce moment où ce sont eux qui vont vers nous qui sommes allés vers eux. Et venant nous voir, une première coupure se fait dans le temps du voir. Il ne s’agit plus du spéculaire du voir/être vu, mais du temps de se donner à voir, d’émerger, cette découpe du temps du voir qui ouvre le troisième temps de la pulsion, celle qui permet de s’accorder à la demande, remet en possibilité l’articulation du voir/comprendre/conclure. Dans un premier temps de contact toutefois, alors qu’on pourrait s’attendre à ce que se réduisent les convictions misérables d’une précarité qui affole, qui affole les équipes, qui affole tout le monde, alors qu’on pourrait s’attendre à ce qu’on soit reçu avec des demandes plus longues que le bras, on est plutôt considéré comme des intrus. Et la seule solution c’est de dire qu’on va revenir, et là, on tient notre parole. On revient en ce lieu, dans une heure, dans deux heures, demain à la même heure. On dit l’heure, et on revient, et il n’y a personne. Mais on est observé, et de fait, il n’y a pas personne, il n’y a personne en face, dans le rendez-vous, mais il y a tout le monde alentour pour observer qu’on a tenu notre parole. Ce qui fait qu’on vient une troisième fois et là, tout le monde est là, on est accepté. Alors ça, c’est le premier temps, à savoir que les mômes qui sont dans une précarité épouvantable, qui sont malades, on va le dire bêtement, n’ont pas de demande. Je pense qu’ils ont une exigence : qu’on ne leur demande pas, et une autre plus impérieuse qui est qu’on ne leur mente pas. À partir de cette exigence, une demande peut être faite, elle sera toujours faite pour un autre. « Est-ce que tu as faim ? – L’autre il a plus faim que moi. ». La saison des pluies en Afrique, à 20°, on a froid, moi pas, mais les gosses oui. « Est-ce que tu as froid ? – L’autre, il a plus froid que moi. » Est-ce que c’est pour autant, je dirais, de l’abnégation ? Est-ce que c’est pour autant une vertu morale qu’on va surévaluer ? Je ne pense pas. Je pense que c’est quelque chose qui revient à nous dire : « Pour que je puisse avoir accès à ce qui me fait mal, encore faut-il que je regarde comment tu t’en occupes avec l’autre ». Là, nous sommes dans quelque chose où ces groupes d’enfants dont on a dit, soit qu’ils avaient une culture du lien, simplement parce qu’ils avaient des habitudes, culture du lien, c’est un peu fort, soit qu’ils étaient comme des nomades les uns à côté des autres, là c’est complètement crétin, ont des relations mimétiques, ont des relations spéculaires. C’est-à-dire qu’au fond, ils ressentent davantage le froid, la faim, la maladie, s’ils l’aperçoivent chez un autre qu’ils nous donnent à soigner. D’où, dans un premier temps, ce mot de suradaptation, ils sont suradaptés à des conditions qui feraient que n’importe quel enfant ordinaire, pour ne pas dire normal, aurait du mal à résister. Simple constat qui pose de façon presque mécanique la question de l’accès aux soins. Puis, vient un autre épisode, qui est que lorsque l’on s’occupe d’un enfant très déprivé, déprivé de la présence bienveillante de l’adulte, tu te rends compte que les seuls adultes qu’il rencontre, ce sont constamment les flics et parfois les soignants. Nous, on peut penser qu’on est dans une position parentale, mais enfin, ça ne suffit pas. Ça ne suffit pas à civiliser les rythmes de l’enfant. Bon alors, évidemment, le premier contact doit être médical parce que l’onchocercose, maladie des yeux, gratitude pour le docteur Mariko, ophtalmologue de premier ordre au Mali, qui nous a aidés : paludisme, neuropalu… Heureusement, des liens de solidarité et de travail constant avec le centre des urgences de l’hôpital Gabriel Touré, blessures, pareil, parfois les urgences. Palu, ça se soigne, mais s’il y a des suspicions de neuropalu, les urgences s’imposent. Alors déjà pour vous dire que, dès qu’on rentre dans une relation avec les enfants, on voit qu’au fond, peut-être au sens de Reich, c’est une carapace qui tombe. C’est vrai aussi pour les filles qui sont comme des nourrissons apeurés dans un corps de bimbo, parce qu’il a fallu aussi bagarrer contre la prostitution infantile et la corruption de certaines forces de l’ordre. Mais on y est à peu près arrivés, dans certains points de Bamako, pas partout. Alors ce discord, en quelques sortes, entre l’image et le réel du corps, il apparaît, on ne peut mieux, lorsque, par exemple, on emmène N. à l’hôpital, puisqu’il y a des risques de neuropalu pour ce môme. Et ça, c’est le deuxième enseignement qui, dès lors qu’on lui demande de quitter le petit bout de territoire sur lequel il exerçait, non sans violence, son emprise se liquéfie complètement. Il est complètement liquéfié, complètement apeuré. Et à l’hôpital, tout en lui régresse, d’où le fait que N., qui se nourrissait de trucs qui ne pouvaient pas rentrer dans le commerce des humains, parce qu’il n’était pas pris dans le signifiant ou dans la symbolisation de la dette, du don, de l’échange, qui mangeait ce qui était tombé par terre, atteint là ce point qu’on peut appeler de déchéance. Quelquefois, avec les gamins, il faut inventer. On ne sait pas trop ce qui vous pousse à inventer, on le sait à rebours. N. ne pouvait pas manger ce qui était pétri par l’attention des soignants, il n’a pu le faire que du moment où je lui ai demandé de me nourrir, où j’ai figuré, c’est vraisemblable, je suis là à l’hôpital, avec mon équipe, où j’ai figuré un point de détresse peut-être plus vif que le sien, pas pour des critères objectifs. Une façon de reconstruction du sujet dans les lois symboliques de la parole humaine a pu s’effectuer. Alors ça implique le troisième temps, dans cette histoire de suradaptation paradoxale. Franchement, le mot lui-même n’a aucun caractère grandiose, loin de là mais, si je l’ai poussé, c’est pour rassurer les équipes, c’est-à-dire pour leur permettre de travailler, pour me rassurer moi aussi sans doute, bien évidemment. Leur dire qu’il est salutaire qu’un enfant régresse pour son propre service. Lacan a écrit sur cette régression symbolique qui restaure au fond les premiers stades de la demande. Et, quand ces premiers stades ont été bafoués, si l’on préfère algébriquement, non mis en place, eh bien, faute, ce n’est pas plus mal d’accueillir le point de régression où, à la fois le sujet peut se faire le débris du monde, et à la fois le noyau de la demande. Voilà ce que grosso modo pour aller trop vite, je voulais dire par cette notion qui m’est venue sous la plume grâce à un travail commun.

 

PL – Oui, c’est ce que tu reprends très bien dans ce que tu dis, et tu viens d’en dire un mot, sur cet enfant dont l’équipe était assez inquiète parce qu’il souffrait, enfin il était atteint d’anorexie mentale, et la simple question que tu lui poses : « Mais tu manges quoi ? » Et il te répond : « Je mange ce qui tombe. » C’est très intéressant, tu en parles dans cette vidéo, comment aller à ce point à la fois de déchet vis-à-vis duquel il ne s’agit pas trop de s’angoisser parce que c’est peut-être toujours à partir de ce point-là que peut surgir quelque chose. Et c’est là où je voulais t’interroger aussi sur ce que tu appelles à la fois l’abandon d’une dignité anthropologique, mais aussi peut être, la nécessité de les aider à élaborer avec eux une sorte de construction psychique, mais à condition qu’on ait dit oui à l’état dans lequel on les trouve, sans trop s’angoisser. C’est bien là ce que tu appelles une déchéance nécessaire avec la possibilité non pas de résilience, concept à la mode, mais plutôt, comme tu le dis, le fait qu’ils trouvent un savoir-faire au moment où justement ils sont amenés à abandonner ce que tu appelles leur dignité anthropologique ? Je crois que tu précises bien que la nécessité est de savoir-y-faire dans le fait de les accompagner, non pas un savoir-faire qui vaudrait pour tous, mais un savoir-y-faire avec le réel auquel chacun a été confronté dans sa singularité, qui nécessite d’en passer par les mots, et d’inventer un lien nouveau ? Or, tu précises que ce sont des enfants qui ont subi une dévalorisation de leur corps mais aussi du corps de l’autre et que la parole ne fait plus médiation, donc ça nécessite une qualité de la présence. Pourrais-tu nous dire un mot sur cette qualité, d’autant que tu fais référence très souvent à l’anthropologie ?

 

OD – Oui, bien sûr. En fait, ils m’ont rendu très optimiste, parce que j’ai vu des récupérations express.

La vérité d’un sujet est très simple : même s’il a besoin d’eau, de nourriture, d’attention, il n’est pas qu’un être de besoin. Il émet des signes. À partir de ces signes, on peut supposer qu’il y a un sujet. On va dire qu’on l’admet comme sujet. Et si ces signes, ou supposition de signes, font en sorte qu’on lui attribue et appose, un peu comme une couverture de survie, d’être des signifiants de la demande, eh bien, ce n’est plus qu’un être de besoin. Il faut les deux états. Que ces signes soient entendus en supposant qu’il y a du sujet, et répondre à cette supposition, en interprétant, ce n’est pas de l’éthologie, n’est-ce pas, en interprétant ces signes comme une demande. Mais s’il n’y a pas d’attention aux signes, on n’accroche pas les supposés signifiants de la demande au corps. C’est aussi bête que ça, c’est bête comme chou mais, à partir de là, on arrive à faire du boulot. Alors l’anorexie mentale, c’est parce que, si vous voulez, l’hôpital africain est très dévoué, il se débrouille comme il peut avec les techniques qu’il a, et il se débrouille bien, et il éprouve le besoin de me dire des choses savantes.  Mais ça, ça a été pulvérisé en moins d’un quart d’heure. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur l’anorexie mentale.

Parenthèse, il y avait une patiente, ça n’a rien à voir peut-être avec mon boulot avec les enfants en danger dans la rue, mais il y avait une patiente, une Cambodgienne, qui ne parlait pas très bien le français, et qui refusait obstinément de manger. Donc elle avait reçu le diagnostic d’anorexie mentale psychotique. Qu’est-ce qui manquait à ça ? Beaucoup de choses. Pourquoi pas à tendance paranoïde et bi-polaire ? Bon… Mais néanmoins, j’arrivais à parler avec elle et, plus je parle avec elle, plus le français lui revient. Après que je lui dis : « Moi, j’ai été au Cambodge à un moment… », elle me raconte des histoires quand même affolantes, des grands-parents morts dans les camps de Pol Pot, une de ses tantes qu’on appelait « une » monstre, pas un monstre, elle se souvient. Je lui dis : « oui, mais vous savez, appeler l’enfant le monstre, parfois, dans votre pays, c’est une façon de dire que les esprits ne vont pas l’enlever. Elle me dit : « oui, peut-être que… » Elle confondait toutes les générations, ce n’était pas le moment de lui demander de dessiner un arbre généalogique et, « peut-être, que si on l’appelait monstre, c’était pour la sauver. – C’est possible. De toute façon, elle vit actuellement. » Elle me dit « je suis anorexique, on m’a dit que j’étais anorexique. » Je lui ai dit : « Écoutez, moi, je ne sais pas si vous êtes anorexique, ce que je sais c’est que, dans votre histoire, dans l’histoire de vos parents, il y a beaucoup de gens qui sont morts de faim. » Bon, un quart d’heure après je vois qu’elle demande un sandwich à la cuisine. Et, à la cuisine, ils ne sont pas cons, ce n’est pas la Commission d’hygiène, ils lui ont fait le sandwich. Donc on peut dire que Douville a réparé, a vaincu une anorexie mentale grave en moins de dix minutes. (Rires) Considérez-moi comme le champion des thérapies brèves. (Rires)

 

DG – En fait, vous avez entendu ce que d’autres n’avaient pour l’instant pas entendu ?

 

OD – Je ne sais pas si j’ai entendu mais en tout cas j’ai été frappé par quelque chose qui n’avait pas frappé les autres. Je lui ai permis de se décoller du monstre. Et le monstre, elle en avait besoin, parce que c’était un signifiant d’exception, mais on paye cher d’être coagulé avec un signifiant d’exception, un signifiant sans aucun sens, qui permet la circulation et la sollicitation des signifiants, ce n’est pas pareil le signifiant d’exception. Il faudrait travailler sur cette question. 

 

PL – Mais ce qu’il y a d’intéressant, c’est que c’est quand même lié à tes expériences, et peut-être aussi à ton expérience d’anthropologue. Il me semble aussi me souvenir que tu parles très souvent des enfants traumatisés ou touchés par la guerre, qui sont vécus comme des enfants sorciers. J’ai trouvé ça très intéressant parce qu’il faut quand même avoir une expérience sur le terrain pour effectivement entendre ce que peut-être, dans le discours commun, les gens qui n’ont pas cette formation n’entendent pas. 

 

OD – Si vous voulez travailler en Afrique ou en Asie, renseignez-vous quand même, sur ce qu’est une famille, sur ce qu’elle inculque, sur ce qu’est le rapport à ce qu’elle inculque. Je ne doute pas que vous sauriez tous les deux. Vous avez l’intelligence de l’humain, et l’enseignez. Ensuite, en Afrique, que ce soit au cœur de la Revue Africaine de la Santé publique que j’ai co-fondée et dont je suis co-rédacteur en chef, heureusement avec des copains, que ce soit autour de Samuel Mandinga au Gabon, que ce soit autour de Joseph Tonda au Tashin Membe au Congo – l’Afrique remue depuis longtemps –, nous traitons de la question qui avait déjà été introduite par Devereux et que certains et certaines de ses successeurs ont refoulé. La question, c’est de savoir comment des traits culturels, en quelque sorte, se détournent de leur fonction de protection de la personne pour devenir une espèce de surmoi féroce, imbécile et grave. 

 

DG – Dans votre livre De l’adolescence errante [4], vous écrivez que parmi les souffrances pouvant amener un jeune à nous alarmer, mais aussi le plus souvent à alarmer d’autres jeunes, l’errance vient au premier plan. Elle impose une attention particulière car, loin de constituer un symptôme à déchiffrer, comme on aurait trop vite tendance à voir ça, l’errance est plutôt à situer comme un défaut d’inscription, plus justement encore, comme l’impossibilité pour le sujet de surmonter ce défaut d’inscription, aussi bien dans son être que dans sa filiation. C’est intéressant pour nos lecteurs de prendre en compte ce que vous dites là. 

 

OD – Oui. Il m’a semblé, quand même, que l’errance ne pouvait pas uniquement se comprendre comme une espèce de dynamique du mouvement et, qu’à certains moments, pour ce que je vois et entends avec un errant, s’esquisse en moi l’impression qu’il est figé dans un décor qui défile à toute allure et au sein duquel il ne pourra pas trouver de point de repère. L’expérience objective de l’errance n’est pas de répondre à l’appel au grand départ qui est en chacun – Baudelaire nous invitant au voyage fut l’irremplaçable aède d’un tel appel – mais l’errant dessine, sans revenir sur ses pas, un trajet féroce dépouillé de toute halte bienheureuse. Délesté de ses amarres fantoches et probantes, sa course s’en va exténuer son expérience du monde en ouvrant, au mieux, à la recherche d’un point qui le fixera. Avec quel bagage part-il si tant est que cette montée de soif de l’ailleurs soit un départ et non une fuite ? Son bagage est extrêmement réduit. Irions-nous glaner dans la littérature des récits de nomadismes juvéniles en écho des quelques prototypes de ce que nous rencontrons sur le terrain ? Peu de romans, de films viennent ensemble décrire dans un itinéraire, les moments où le corps a été touché, apaisé et éveillé par un geste d’amour, une parole d’amour.

On dirait qu’il est très difficile pour un sujet de transférer ce moment. L’exercice de la psychanalyse nous avertit que ce qu’on transfère, ce n’est pas seulement, évidemment, ce qui a été refoulé. Ce qui est transféré, c’est aussi l’attente d’un tissage entre des dons. Et cela vibre à vif chez ces jeunes laissés pour compte dans une très haute solitude. Je dirais que s’entend vraiment l’attente anxieuse et inconditionnelle qu’un acte puisse faire signe vers quelqu’un. Infans, on était dans l’embarras, errants dans le brouillamini des sons, expérimentant cette espèce de motricité disjointe avant cela, qu’avec le miroir, l’autre le plus proche, nous nommant, a permis de nous retrouver en nous séparant du brouhaha de nos primes agitations. Mais avant cette rectification moïque, que la présence de l’autre parlant donne à notre fascination éperdue puis anxieuse à notre reflet, notre monde bruisse de signes, nous ne faisons que cela du signe, bien avant que de nous glisser dans le défilé des signifiants. Un signe perçu provoque chez qui le recueille et le déchiffre avec une impatience bienveillante que nous sommes voués à être des sujets. Exclus du monde de la bienveillance, envahis d’étrangetés, à nouveau des enfants rejetés, des adolescents sans abris, nous font signe en répondant par des actes de présence décisive et brouillonne à notre volonté d’aller vers eux. Et là, il faut faire attention à une imposition qui serait une imposition trop vulgaire de catégories psychiatriques sujettes à discussion. Il en va ainsi du terme de « dissociation ». Ce sont des points. Donc il y a, dans l’errance, un épuisement considérable, des sujets au bout du rouleau, vraiment. L’idée, qui nous guide est de ne pas réduire l’errance à une quête déjà figée par un idéal. Ce n’est pas une quête comme un pèlerinage, ce n’est pas Compostelle. Qu’importe ! ces jeunes sont en train d’essayer de trouver un écho à ce qui a pu être pour eux fondateur, mais qui n’est pas assez relié à d’autres moments fondateurs. C’est pour ça d’ailleurs que, quand on parle de l’errance, on voit à tort l’errance comme un mouvement individuel, un peu comme le jeune gamin qui va partir sur un bateau baleinier et subir la folie du capitaine Achab. Dans mon livre, un brin daté maintenant, il a huit ans, je me suis intéressé à ce qui peut faire la construction d’une paire dans l’errance. C’est un peu long à expliquer, mais un errant n’est jamais seul. Les grandes errances pathologiques, il n’y en a pas tant que ça. Donc, je pense qu’on est très embarrassé avec l’errance parce qu’on voit ça comme une déclaration d’affranchissement de quelqu’un qui surmonte l’allégeance au paysage ancien, au paysage ordinaire, pour aller vers un lieu. Si c’était ça, ce serait très joli, et ce n’est pas ça. Il y a, dans l’errance, une recherche absolument informulable, informulée, de trouver un point qui est marqué par l’exigence, pour ces jeunes à la dérive, de se fixer là où ils se sentent prêts et aptes à vivre un monde où contenir enfin un autre sein duquel ils comptent et consistent en se tenant proches du plus détruit encore, se faisant pour lui un substitut premier, un Autre primordial, et cela c’est souvent oublié. Au fond, les errants sont encombrés par des moments où ils ont ce savoir d’avoir été sporadiquement accueillis dans le monde, mais ces moments sont tant détachés les uns des autres qu’ils cherchent peut-être, dans un épuisement, comme disait Rimbaud, que connaît bien Philippe, le lieu et la formule où ça pourrait à tout le moins se recoudre. 

 

PL – Formidable. On va rester sur cette perspective de couturier. 

 

DG – Merci à vous Olivier Douville.

 

 

 

 

[1] Douville O., De l’adolescence errante. Variations sur les non-lieux de nos modernités, Paris, 2016, Éditions des Alentours, 1ère éd. Plein Feux, en 2007.

[3] Neuilly-sur-Marne (93)

[4] Douville O., De l’adolescence errante. Variations sur les non-lieux de nos modernités, op. cit.




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