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« Interpréter, scander, ponctuer, couper » - Marianne Bourineau

« L’éducateur doit avoir une formation psychanalytique, parce que sans cela, l’objet de sa sollicitude, l’enfant, restera pour lui une énigme inaccessible. Le meilleur moyen d’acquérir une telle formation est que l’éducateur se soumette lui-même à une analyse, qu’il en fasse l’expérience sur sa propre personne », écrit Freud dans sa préface au livre d’Aichhorn, Jeunesse à l’abandon. [1]

Au Cien, l’enseignant orienté par la psychanalyse, qui sait que « le travail éducatif est quelque chose de sui generis, qui ne peut être confondu avec l’expérience psychanalytique et ne peut être remplacé par elle » [2], en tant qu’il a constamment affaire dans sa pratique avec des actes de parole, les emploie à traiter les situations, et parfois les impasses où sont pris certains sujets, enfants ou adolescents, qu’il est amené à rencontrer dans ses classes. Il est à son tour concerné par un « devoir d’interprétation » [3], tel qu’il est à l’œuvre dans l’acte analytique proprement dit, et qui se mesure aux effets produits. C’est à ce titre que les quatre termes mis en avant par les 53e Journées de L’École de la Cause freudienne, « Interpréter, scander, ponctuer, couper », ont fait résonner des souvenirs de situations vécues en classe au cours de ma pratique d’enseignante.



Interpréter


Au cours de mon enseignement, j’ai eu l'occasion de rencontrer Vardan, comme Vardan Petrossian, qu’il admire : « C’est quelqu’un qui a vécu des choses très difficiles à Paris avant de devenir comédien célèbre, comme Gad Elmaleh, quelqu’un qui a donné tout pour apprendre tout. » Vardan, lui aussi, est originaire d’Arménie. Il est violoniste, arrivé en France il y a trois ans. Je le connais depuis l’année précédente, lorsqu’il était arrivé en classe de seconde pour suivre des études musicales au Conservatoire et au lycée, en horaires aménagés. Il parlait déjà à l’époque assez correctement le français, mais le lisait encore avec difficulté, et l’écrivait très mal. Sa présence au lycée était donc un véritable défi, que nous avons relevé ensemble, en accompagnant ses progrès et en adaptant le cours de la façon la plus individualisée possible à ses besoins. Vardan a toujours été très courageux dans son désir d'apprendre, et lorsqu’il arriva en première, il avait vraiment beaucoup progressé.

Par ailleurs, je savais que la vie de Vardan n’était pas facile. Il était dans une famille d’accueil, assez éloignée du lycée, qui ne comprenait pas qu’il avait besoin de beaucoup travailler son violon, et lui imposait à la place des tâches ménagères. À la fin de l’année de seconde, il avait trouvé une nouvelle famille d’accueil, plus accueillante. Mais je n’ai pas d’autres indications sur ses attaches familiales.

J’étais professeur principal de sa classe de première, et au mois de décembre, lorsque arrivèrent les premiers documents à remplir pour l’examen, je m’aperçus que Vardan n’avait pas de titre de séjour. Il m’expliqua qu’il aurait dix-huit ans au mois de juillet, et qu’allait se poser pour lui la question d’une possible reconduite à la frontière. Bien qu’il n’en ait jamais parlé auparavant, cela bien sûr le préoccupait. Je m’intéressai à sa situation, j’en informai l’administration et entrai en contact suivi avec son éducateur.

Quelques semaines plus tard, Vardan est au fond de la classe, il semble ne pas écouter le cours, et discute avec son voisin. Je lui demande de se déplacer au premier rang. Lorsque je continue mon cours, je vois Vardan lancer des boulettes de papier, depuis sa place, vers la poubelle. Je hausse le ton, et il me répond, avec une certaine agressivité plutôt inhabituelle chez lui : « De toutes façons, personne ne cherche à m’aider ». « Personne ? Et c’est à moi que vous dites cela ? »

Oui. C'était bien à moi qu’il adressait à ce moment précis son découragement et sa colère, après tous les efforts de celui qui « a donné tout pour apprendre tout », peut-être inutilement, parce qu’un bout de papier, ça peut être très important, parler de l’identité d’un jeune Arménien venu en France pour réussir, comme ne compter pour rien et aller à la poubelle. Et c’est de tout son être indigne, jeté à la poubelle, qu’il s’adressait ainsi à moi, qui l’avait regardé « du point d’où il pouvait se sentir aimable ». [4]


Scander


Les élèves avec qui je travaille sont des lycéens de centre-ville. Dans une classe de seconde, en début d’année, les boulettes de papier volaient, sans compter les bavardages bruyants, et les textos, furtifs mais fréquents. J’ai vite découvert que cette classe, dont l’ambiance était très particulière, était constituée en grande partie d'élèves qui se connaissaient depuis la sixième, où ils avaient pris leurs marques en groupe et hors de tout contrôle. Les sanctions n’ayant aucune prise, j’avais choisi pour pacifier la classe de jouer de ma présence, dans la mesure où elle pouvait opérer. Ne pas toujours crier pour ramener un niveau sonore convenable, mais jouer sur le ton de la voix, mettre une distance ironique dans mes réprimandes, qui ne manquaient pas de fuser. Circuler dans la classe, et faire exister une connivence avec quelques élèves du groupe de russe, dont certains, intelligents, étaient sensibles à un certain usage de la langue :

Moi : Mais qu’est-ce qui vous fait rire ici ?

Aurélien : C’est Hannah... Elle m’a traité d'alphabète !

Hannah : ANAlphabète !

Moi : Ah, ben voilà : c’est Hannah, et Le Fabète !

L’éclat de rire qui suivit désamorça l’injure, et attesta de l’effet de la scansion.


Ponctuer


À l’internat du lycée, un groupe d’internes a lancé un fumigène dans les couloirs, ce qui a déclenché l’alarme incendie en pleine nuit, avec évacuation de tous les internes. Les locaux sont anciens, et cette action pouvait présenter un danger pour les installations et le bâtiment. Deux des élèves responsables ont été exclus de l’internat une semaine.

Deux mois plus tard, les mêmes élèves se sont glissés dans les cuisines du lycée restées ouvertes vers dix heures du soir pour chaparder des yaourts et des petits Lu. La peine-plancher pour les récidivistes est tombée : une nouvelle semaine d’exclusion pour l’un, une exclusion définitive pour l’autre. L’élève exclu temporairement a été averti qu’une seconde récidive entraînerait une exclusion définitive.

Il semble que la dimension éducative de la sanction ait été complètement ignorée dans les deux cas, pour des élèves qui ne sont pas à proprement parler des délinquants. C’est d’ailleurs ce que j’ai cherché à faire valoir auprès de la direction du lycée, suite à des échanges de mails avec des parents inquiets du tour que prenaient les événements. En effet, en tant que professeur principal de l’un des deux élèves suspendus, je venais proposer une solution qui se présentait en ces termes : « il faut qu’il se mette au travail. ». La réponse de la direction a été la suivante : « Une sanction est une sanction, et oui, il faut qu’il se mette au travail ! »

Nous utilisions ainsi les mêmes mots. Mais ce que je présentais comme une solution se retournait en injonction. Le malentendu aurait été moins grand si nous avions parlé une autre langue, mon supérieur hiérarchique et moi-même. L’anglais, par exemple, est plus précis. Là où l’Autre injonctif m’aurait répondu he must : c’est une obligation, he has to traduit mieux ce que je pensais alors exprimer : la nécessité pour cet élève d’une mise au travail pour faire diversion à son ennui.


Couper


Julien, le jour de la prérentrée, s’est présenté à moi comme détenteur d’un syndrome : « J’ai un syndrome d’Asperger », m’a-t-il déclaré. J’ai eu plus tard l’occasion de m’entretenir avec sa mère en présence de Julien, et nous nous sommes revus à une réunion destinée à mettre en place pour lui un PPS (Projet Personnalisé de Scolarisation) piloté par la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées), afin d’ouvrir ses droits à un tiers-temps pour les épreuves du Baccalauréat, ainsi qu’à l’attribution d’un « matériel pédagogique adapté », en l’occurrence : un ordinateur portable. À chacune de ces rencontres, ce n’est pas de Julien qu’il est question, mais de l’histoire de son diagnostic, marquée par la rencontre avec une association dédiée au syndrome, dont la devise est : « Vivre sans le lien social ». Ce diagnostic a ainsi définitivement donné un nom à la particularité de Julien, qui lui-même semble s’être effacé pour devenir cet « Asperger », dont on ne parle plus qu’en citant les termes du DSM-IV : « incapacité à établir des relations avec les pairs correspondant au niveau du développement », « manque de réciprocité sociale ou émotionnelle », « Caractère restreint, répétitif et stéréotypé, des comportements, des intérêts et des activités »… Difficile, devant ce savoir massif, de faire entendre la nuance, énoncée par Julien lorsque sa mère évoque son « absence totale de relations avec ses pairs » : « Presque totale… ». Un « presque » dont je me fais l’écho à voix plus haute en m’adressant à Julien, dont le visage s’éclaire…




Marianne Bourineau




[1] Freud S., Préface à Aichhorn A., Jeunessse à l’abandon, nouvelle traduction de Fernand Cambon, in Lacadée Ph., La Vraie Vie à l’école, Éditions Michèle, coll. Je est un autre, 2013, p. 205.

[2] Ibid.

[3] Aflalo A., « Le devoir d’interpréter, six remarques », https://www.associationcausefreudienne-mp.com/evenements-de-l-ecole/53e-journees-de-l-ecf-interpreter-scander-ponctuer-couper-18-et-19-novembre

[4] Lacadée Ph., Le Malentendu de l'enfant. Que nous disent les enfants et les adolescents d'aujourd'hui, Paris, Éditions Michèle, coll. Je est un autre, 2010.








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