Depuis quelques années déjà, j’ai la joie de travailler auprès de jeunes étrangers et des professionnels qui les accompagnent, lorsqu’ils arrivent en France. Les conversations du laboratoire « S’instruire des a-ccompagnés », lors desquelles il est souvent question de l’entrée en langue française de ces jeunes, et mon goût pour l’école, lieu social où chacun a affaire à de nouveaux savoirs en circulation[1], ont probablement été deux sources d’où mon désir de rencontrer des élèves étrangers en classe de français, a pris forme. J’ai eu la chance qu’une professeure d’un collège réponde favorablement à ma proposition de faire place à ce que ses élèves ont à dire, de leurs rencontres avec la langue française. C’est ainsi que des collégiens d’une classe d’accueil[2] ont partagé leurs savoirs en cours d’élaboration et leurs questions, à propos de lalangue et des langues. Puis au fil des échanges, nous leur avons proposé d’inscrire leurs innovations dans un album, issu de leurs productions écrites et graphiques. Une ultime conversation six semaines plus tard avec les élèves de cette classe, fut une occasion de parler de cette expérience que nous avions partagée.
Quelle langue étrange[3] !
Lorsque je parle avec ces collégiens pour la première fois et les invite à nous dire comment ils vivent leur rencontre avec la langue française, ils répondent avec enthousiasme. Azad intervient le premier pour dire que « c’est difficile de parler au futur… au futur proche » dans cette langue. « Les temps c’est compliqué à écrire, à conjuguer et utiliser quand tu parles, parce que tu es habitué à parler au présent. Quand tu commences à parler au futur ou passé, c’est difficile à intégrer ». Les autres élèves de la classe d’accueil sont d’accord avec lui. Younès ajoute que « c’est difficile de passer du présent au futur » dans cette langue qui lui est encore peu connue. Nous épinglons cette question, qui est importante pour ces adolescents, puisqu’elle évoque leur être ici et en devenir.
Noûr témoigne du fait que lorsqu’elle dit « bonjour », plusieurs lettres sont nécessaires pour écrire un son et des lettres écrites ne sont pas prononcées. Adem lui, nous dit qu’« apprendre le français, c’est pas comme en anglais ou en espagnol. En français, on écrit comme ça et on prononce autre chose ». Pour Lisa, « lire aussi, c’est difficile », car « c’est pas le même prononcé que ce qui est écrit ». Ces adolescents se plaignent d’un inconfort, à cause des différences, des non-rapports qu’ils soulignent, dans la langue. Pourtant, il nous semble que ces écarts dont ils témoignent très bien, sont une chance de parler de leurs rencontres avec l’altérité.
Enfin pour Naïm, dont la langue première est l’arabe, ce qui est difficile quand il souhaite parler en français, « c’est de trouver les mots pour parler ». Il nous rappelle à sa façon, une limite constitutive du langage qui convoque le manque, indépendamment d’une familiarisation croissante avec le vocabulaire de la langue française. Nous soulignons que cela est de bon augure pour continuer à converser et donc à cultiver le lien social, quelle que soit la langue dont il fera usage.
« Ça s’explique ! »
Azad qui est né en Arménie, partage une hypothèse : « C’est facile pour ceux qui viennent d’un pays européen parce qu’ils écrivent en latin. ». Younès qui parle plusieurs langues, trouve que « c’est plus facile pour quelqu’un d’apprendre une autre langue, quand cette personne connaît déjà deux ou trois langues. […] Si tu as appris l’espagnol, tu peux apprendre le portugais… et même l’italien. Il y a plein de mots qui se ressemblent. » Tyler partage aussi son expérience : « Je viens d’Ukraine. Si tu parles ukrainien, tu sais parler russe ». Est-ce que ce que vient de dire Tyler fait rencontre pour Lisa, qui remarque que « C’est comme espagnol et català. » ?
Au fil des échanges vifs et instructifs grâce aux questions et aux réponses de chacun et de chacune, des énigmes émergent, notamment lorsque la professeure demande quelle langue leur vient en premier. Noûr a pour langue maternelle l’arabe. Lorsqu’elle vivait en Espagne, sa famille parlait arabe à la maison. À présent qu’ils sont en France, la famille parle en espagnol. Mais avec son frère, elle continue à parler l’arabe.
Azad quant à lui, parle arménien avec sa famille, russe avec ses amis et il parle français quand il est dans le collège. « La première langue qui vient dans mes pensées, c’est le russe… J’ai jamais appris le russe. Ça vient comme ça, je sais pas comment…C’est bizarre, ma langue maternelle c’est l’arménien mais je parle russe ». La professeure remarque que d’autres jeunes parlent russe alors qu’ils sont nés dans un autre pays que la Russie. Mais s’ils parlent russe, c’est parce que « Arménie, Géorgie, Ukraine, Russie, c’est collé » répond un élève. « Ça s’explique ! ».
Promenade entre les langues
Lorsque je leur demande ce qu’évoque pour eux cette langue étrange – puisque non familière – qu’est le français, Lisa y répond volontiers. Elle associe cette langue aux mots « élégant » et « rap », puis à « un bon futur » et « pas de racisme ». Pour Adem, le français est « comme une musique ». Naïm intervient pour dire qu’il se souvient de sa professeure au Maroc quand elle parlait français et aussi, de son père et de sa mère qui ont souhaité venir en France. « On est en France pour comprendre la France » dit-il. Noûr quant à elle, trouve que le français, c’est comme « grands, riches, pas racisme ».
Un élève qui avait déjà écrit au tableau lors de nos échanges, inscrit sous deux mots en arabe « al logha alarabiya », que l’on peut traduire par « la langue arabe ». Pour ce jeune, il semble que ce soit plus facile d’inscrire sa langue maternelle sur cet espace, que d’intervenir dans la temporalité de notre conversation. Est-ce parce que, comme le souligne A. Bentolila, s’adresser à d’autres, engage une « vulnérabilité réciproque »[4] pour chacun des sujets ? Il nous rappelle à ce propos que « nous devons avoir une conscience aigüe et constante » de cette vulnérabilité dans le langage, car « tout discours est un voyage dont le succès est incertain »[5].
Les remarques et les questions des autres élèves, en réponse à ce qu’a écrit cet adolescent, l’invitent à participer aux échanges. C’est ainsi qu’il se saisit d’un autre espace, dans la conversation, pour signifier qu’il aime sa langue maternelle. À ce propos, Ariane Chottin rappelle que la langue maternelle « évoque le terme de Lacan « lalangue » en un seul mot, cette langue au plus près du corps »[6]. C’est pour cette raison qu’il nous semble important de faire hospitalité à chacune des langues de ces adolescents. Ainsi, plusieurs élèves font part des mots de leur langue maternelle qu’ils aiment particulièrement. Pour Wassim, c’est « paix » en arabe. Tina et Noûr préfèrent « musique », respectivement en géorgien et en espagnol. Owen intervient pour dire qu’il aime « beau » en gaëlique. Akin nous parle de « destinée » en yoruba.
Dans le fil des échanges enthousiastes, nous proposons de confectionner un album, pour faire place aux singularités, aux différences, dans une production à plusieurs, dans cette classe. Les élèves ont plaisir à écrire dans leur alphabet les mots qu’ils ont choisis, puis consentent à les écrire traduits en français, répondant ainsi à une demande de leur professeure. Nous explorons les alphabets de chacune des langues en présence. Chacun échange à propos du graphisme des lettres, de la musicalité et du rythme des différents alphabets. Ainsi, Naïm nous dit que sa lettre préférée est le « n arabe », car c’est la première lettre du prénom de son père. Adem offre une lecture de l’alphabet turc, même s’il précise que jusqu’à présent, il est allé dans une école anglaise et que par conséquent, il a davantage écrit en anglais qu’en turc. Alors que Jasmine nous présente l’alphabet géorgien, un autre élève remarque le graphisme d’une lettre qu’il trouve jolie.
Dans une dynamique de réciprocité, nous prenons le temps d’explorer l’alphabet dont nous faisons usage en français. Inès remarque que le « m » est comme « des vagues », alors que Younès y voit « des oiseaux » et parle de « chupa chup » à propos d’une autre lettre. Pour Lisa le « o est comme un soleil », alors qu’Adem y voit « un ballon de foot ». Une des lettres de l’alphabet rappelle à Akin, qui jusqu’à présent était discret, le prénom de son ami, celui de son frère, ainsi qu’un jeu du pays où il est né. C’est ainsi qu’il en vient à parler de la nourriture de son pays, une soupe que lui cuisine sa mère, « avec plein de choses …du riz … ».
Écritures
Lisa, Inès ainsi que d’autres élèves, à partir des mots qu’ils ont choisis, déplient une phrase et parfois un texte. D’autres jeunes, comme Tina et Jasmine dessinent en premier. C’est dans un deuxième temps, prenant appui sur le dessin qu’elles ont tracé, qu’elles trouvent les mots qu’elles souhaitent écrire, parfois en passant d’abord par leur langue maternelle. Ces productions donnent lieu à de nouveaux échanges joyeux et vifs. Chacun intervient pour dire ses idées et fait l’expérience d’être attentif à celles des autres. La professeure aide à faire des choix dans l’agencement des pages de l’album. Un titre est rapidement proposé par Wassim. D’autres élèves énoncent leurs idées. Nous prenons le temps d’une discussion qui s’avère animée. Les argumentations de plusieurs élèves et le consentement des autres, font que ces adolescents choisissent un titre qui leur va, et dans lequel ce qui a été partagé lors de nos conversations, est associé au « rêve » de cette classe. Est-ce une façon pour ces jeunes, de souligner que les conversations et cette promenade entre les langues, ont donné lieu à un autre espace, dans le langage, en eux et entre eux ? Est-ce que ces échanges les ont invités à dire et à entendre quelque chose de leurs désirs ?
« Amour », « futur » et « poésie »
Je reviens dans le collège, quelques semaines plus tard, pour une dernière rencontre. Je suis heureuse de retrouver ces adolescents pour une nouvelle conversation. Le plaisir semble partagé. Je demande aux collégiens ce qui a changé pour eux. Wassim dit que « c’est plus facile ». « Les verbes, c’est facile maintenant », alors qu’avant, il pensait que « c’était trop difficile ». J’interroge : Désormais, quand ils pensent à langue française, quel mot leur vient ? « Tour Eiffel », « Paris », « barrette » ... « Non : baguette ! » dit Younès. Un ami lui a expliqué que « baguette » est le mot le plus important de la langue française, dit-il avec humour. Le mot qui vient à Adem et qu’il dit avec un grand sourire, c’est le nom de sa professeure. « Amour » dit Naïm. « Futur ! » dit Wassim. Le futur fait donc désormais partie de leur vocabulaire en langue française. Il y a cependant un élève pour qui l’entrée en langue est plus difficile. Car Akin, qui a eu plaisir à partager des souvenirs de son pays, dit à présent qu’aucun mot ne lui vient en français. Il n’aime pas parler cette langue. Erik, lui, trouve que la langue française, c’est « trop beau ! ». Wassim intervient. Il a remarqué qu’en France « on dit beaucoup Hop ! Et super ! ». Leur professeure dit souvent « Hop » ; elle en convient. Younès quant à lui, ne comprend pas pourquoi en français, « on dit beaucoup de mots anglais », comme « week-end ».
Je constate avec joie que plusieurs de ces adolescents sont loquaces et qu’ils continuent à partager leurs savoirs et leurs interrogations, comme Wassim qui explique : « n avec la tilde, – [il précise que] c’est comme un “ s ” et tu le tournes – il n’y a pas. Et le « r », qu’est-ce que je déteste ! ». Akin et Wassim semblent suffisamment en confiance pour dire ce qu’ils n’aiment pas, car ceci est également recevable dans cette classe, avec cette professeure. C’est alors que Wassim interroge : « ça veut dire la même chose, tais-toi et tu te casses ? ». Cela provoque des rires. Un élève parle de la différence de signification entre ces deux phrases. Puis nous en venons à jouer des équivoques que l’on peut y trouver. Akin intervient, manifestant à présent un intérêt pour cette langue : « Pourquoi maison et chez moi ? ». Cette fois, c’est la professeure qui explique que « chez moi » ce peut être ailleurs que dans une maison. À ce propos, ne dit-on pas que quelqu’un parle « dans sa langue » ou « dans plusieurs langues », comme c’est le cas pour ces adolescents ?
C’est le moment de conclure, car nous arrivons au terme de cette dernière conversation. Quels ont été les effets de nos échanges ? Qu’est-ce que cette expérience nous a enseigné ? Les réponses fusent : « Des mots ! » dit Younès. « Faire de la poésie » dit Wassim. « Des jolis mots » ; « Travailler en équipe » dit Akin. « Des nouveaux mots » intervient Jasmine. « Un peu de géorgien » dit Erik. « À penser aux mots de la langue » ajoute Adem. Wassim, Akin et d’autres jeunes de cette classe, témoignent d’un parcours. Est-ce que cette promenade entre les langues les a menés vers un désir de savoir et un goût pour d’autres langues ?
Marie-Ève Saraïs
[1] « (…) L’école donne forme institutionnelle à quelque chose qui n’a pas un rapport évident aux institutions, nommément les savoirs. » Milner J-C., De l’école, 1984, p. 16. « On dit aussi qu’il n’y a pas de savoirs. L’affirmation est vraisemblablement absurde : ne pourrait-on définir au contraire toute société comme une circulation de savoirs ? » Ibid, p.18. [2] Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants. [3] Du latin extraneus « étranger ». [4] Bentolila A., Le Verbe contre la barbarie. Apprendre à nos enfants à vivre ensemble, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 167. [5] Ibid, p. 168-169. [6] Chottin A., Meseguer O., « Le pluriel des langues », Créer l’élangues, La Cause du désir, n° 106, Paris, Navarin, 2020, p. 64.
コメント